Jazz live
Publié le 24 Août 2025

Jazz Campus en Clunisois, le dernier round : vendredi 22 Août

Jazz Campus en Clunisois, le dernier round : vendredi 22 Août

Le festival et les stages de Jazz Campus en Clunisois se tenaient cette année du 16 au 23 août, une semaine intense pour les derniers feux de l’été. Il était prévu d’arriver pour cette journée chargée du vendredi, l’après midi étant consacrée à la restitution des ateliers animés par six vaillants musiciens qui partagent leur conception musicale, de l’improvisation la plus libre à la relecture de répertoires. Rituel clunisien et aboutissement après cinq jours de travail soutenu. Répéter encore qu’ici la programmation du festival de Didier Levallet parmi les plus anciens, quarante-huit ans cette année favorise des concerts impressionnants et des stages de très haute tenue avec des enseignants concernés par la transmission de la musique et les approches diverses pour « faire de la musique ensemble ».

Le public est fidèle à Cluny, y compris pour les stages très vite complets comme celui d’Andy Emler par exemple, très suivi sur l’improvisation… Sans oublier le concert festif de l’atelier de fanfare d’Etienne Roche et Michel Deltruc, un rituel inmanquable très joyeux.

Las ! Mon arrivée à Cluny ne se fera qu’après une journée-marathon à entrer et sortir de l’A7 paralysée par les retours de cet avant-dernier week end aoûtien. Si j’ai pu me payer le gaufre de remonter la rive droite du Rhône en admirant ainsi les vignobles étagés sur des côteaux plus qu’abrupts qui justifient l’appellation de Côtes du Rhône septentrionales ( Aoc Condrieu, Côtes Rôties, St Joseph)-petit avant-goût des retrouvailles avec le Pouilly Fuissé de la Roche de Solutré, l’arrivée pour le concert au Théâtre de Cluny est pour le moins précipitée.

Je retrouve la pianiste Coréenne Francesca Han entendue à Arles à Jazz au Méjan il y a deux ans. J’avais écrit un article qui me semblait pourtant définitif avec  par exemple Elle nous saisit au départ par une fragilité apparente, vite démentie, une douceur qui peut s’avérer violente, une sûreté d’exécution quel que soit le registre.

Aussi je me suis demandée ce que j’allais bien pouvoir rajouter de pertinent à ce programme qui mixe plusieurs albums dont le magnifique Exude enregistré avec le trompettiste Ralph Alessi, un duo raffiné et subtil qui pratique un jazz de chambre mettant en valeur la qualité du son et du silence. Plutôt enclins à des confidences mélancoliques, ils se livraient tous deux à une sorte de récital, tout un art de pièces vives, libres, délicatement impressionnistes. Mais ce soir il s’agit d’un solo : peut-on parler d’une certaine propension de la pianiste à subvertir les formes des standards même, à les tordre à sa volonté ? Toujours sous tension sans que cela n’entraîne de rigidités douloureuses, elle interprète et surtout improvise. Une exploration très personnelle, une écriture dense qui prend des libertés avec par exemple le traditionnel « Arirang » ou mieux le thème d’« A bout de souffle » de Martial Solal. Sans parler du dernier rappel « Body and Soul » plus que revisité. L’expérience du live est décidément surprenante et chaque concert est autre : je n’ai pas reconnu beaucoup de titres ni cet « Arirang » que chante sa compatriote Youn Sun Nah de façon plus classique ni le « Count Yourself, hommage à Coltrane et son mythique « Count Down ». Car c’est la manière de jouer qui fait la jazzwoman, jouer comme l’on est, ce que l’on est et mettre sur la table ses tripes à chaque fois comme si c’était la dernière.

Dans un jeu incessant de recul et d’affrontement avec le public, comme tiraillée entre la crainte de révéler ses « tourments » intérieurs et une urgence cathartique de se mettre à nu. Quelque chose qui s’apparente à une violence désirante, qui rend la scène magnétique. Une volonté claire, vigoureuse la fait sortir de son calme apparent. Elle a su se détacher de toutes les influences pianistiques de Bill Evans à Martial Solal pour imposer sa dramaturgie propre, habitée d’une sorte de frénésie de jouer, entre emportement et hallucination ! Pas une pièce qui ne mêle élégance mélodique, toute classique et rigueur rythmique, mélancolie douce et « chaud obscur » d’ un jazz sans fioriture qui touche à l’essentiel. Une véritable dramaturgie de la musique, pas seulement dans l’architecture du solo, mais aussi dans l’art de mener des ruptures franches et surprenantes. Insolite, toujours imprévisible dans ses intonations, elle invente ses pensées dans ce jazz instrumental à fleur de touche, de peau. Francesca Han joue un corps à corps sans merci avec son instrument fondamental. Se laissant dériver au fil de la mélodie et du courant qui surgit. Une mise à l’épreuve à chaque nouveau concert. Etre musicienne ou rien d’autre. D’une force exceptionnelle, sa musique fait oublier les faux semblants, les belles mélodies, vérités romanesques ou mensonges romantiques, en revenir au coeur qui bat, au corps qui s’abandonne avec fièvre et impulsivité. Des audaces qu’elle échafaude, déroutante de prime abord. Au détour d’un passage plus lent, une acalmie surgit après l’orage qui s’est déversé sur le clavier, creusant des zébrures intimes entre élan et apaisement. Du caractère et du cran pour une pianiste assurément singulière.

Difficile de la prendre en photo même de près car elle se dissimule derrière son instrument, se redresse, salue et disparaît très vite en tournant les talons alors qu’elle parle et présente ses titres d’une voix douce, sobrement, au sortir d’un songe qui l’a emportée très loin.

Je ne sais comment le jazz est entré dans son univers, elle qui a le maintien, l’élégance d’une concertiste qui navigue entre jazz et classique. Francesca Han s’est frottée depuis longtemps à diverses cultures qui irriguent son inspiration. Je ne peux m’empêcher de comparer alors son parcours de jeune Coréenne partie faire ses études musicales aux États-Unis… revenue pour repartir au Japon (double exil)… avant de s’arrêter dans le sud de la France à Salon en 2019,  à la lumière du film bouleversant et pourtant sans pathos de Céline Song Past Times (2023) qui présente certaines similitudes dans le parcours d’une artiste entre deux mondes. Maîtrisant tous ces apports, Francesca Han sait mettre en valeur le son et ses couleurs mais aussi le silence. Ainsi en est-il du premier thème«Little White Stone», mais aussi de ce « Chrysanthemum » for Kibuchi ( l’un des maîtres japonais) issu d’Exude mais aussi le « November Cotton Flower» de Marion Brown (1979 ) réuni sans que cela ne s’entende vraiment au « Musichien »du pianiste free François Tusques, chef de bande des années soixante-dix, créateur d’ “ateliers de jazz populaire” à la recherche de musiques de danse, festives avec une fonction sociale, ancrées dans leur région basque, bretonne ou corse

Et pour clore ce concert unique, elle choisit librement dans son vaste répertoire le Think of one de Thelonius Monk en respectant le rythme saccadé et sautillant du maître : plus désarticulée et expressive, son jeu a une qualité précieuse, une plasticité  propre. Elle revisite de façon déroutante en rappel le thème solalien, petite ritournelle s’il en est, du film de Godard, retenant parfois son geste, entre suspension, retrait ou au contraire emportement concertiste. Est en question le jeu entre écriture et improvisation, comment finir reste toujours délicat, ne pas laisser passer le moment. On a entendu ce soir tout un art de pièces vives et libres, un récital fougueux, imaginatif.

On attend désormais avec impatience le prochain album au titre mystérieux et très « marseillais »  WAKAN  Being Dantès (!) en trio avec Fred Pasqua et Pierre Fenichel.

 

Lisa Cat Berro Good Days and Bad Days (2ème partie)

Vendredi 22 août, Théâtre 21h00.

Remarquée pour sa participation active au sein du Rhoda Scott Lady Quartet, Lisa Cat-Berro se lance avec ce deuxième album conçu avec les fidèles musiciens de son quartet Julien Omé (Guitare), Stéphane Decolly (Basse électrique) et Nicolas Larmignat (batterie). Le son du groupe rejoint le folk et la pop des seventies dans des compositions de la chanteuse qui se met à donner de la voix. Une voix claire et fraîche qui passe bien en anglais sur des ballades au lyrisme certain prônant la renaissance avec  « Les fleurs de Sakura », une certaine résilience avec le titre éponyme «Good Days Bad Days», « Fifty Four » soit le nombre de touches du Fender). Sur d’autres titres, la voix est soutenue par des effets de choeur formé par le guitariste et la chanteuse supplémentaire Karine Séraphin (« Water Girl », « Changing Time », « Reincarnation  sur lequel résonne la voix de Krishnamurti, icône indienne des années 60 qui apprenait comment penser (« Is there any survival after death? »). Douceur et confiance dans ce tissage des thèmes chers à la saxophoniste qui s’égrènent au cours des jours, au fil de la vie qu’il faut savoir accepter comme elle vient. Une vie  racontée en chansons douces amères et quelque part consolatrices. Des chansons pourquoi pas ? On se raccroche au thème de l’édito de Didier Levallet  Donner de la voix. Une place particulière était réservée cette année aux instrumentistes vocaux de Minvieille reprenant le grand Charles (Trenet) à l’incroyable Andreas Scherer ( mon regret  le plus vif d’avoir raté ce maître).

Quant à se glisser dans la veine folk à la suite de Crosby? Stills, Nash avec la reprise d’ « Helpless » dans le merveilleux Déja Vu sans oublier The Loner,  notre cherNeil Young et son inoubliable « Old man » de l’inoubliable et culte Harvest (pochette mythique)  quatrième album solo du Canadien en 1972  me laisse perplexe pour le moins. Elle ne s’est pas attaquée à la Lady de Laurel Canyon, Joni Mitchell, muse et compagne de David Crosby et même du plus timide Graham Nash ( l’Anglais du groupe), la poétesse qui a composé des tubes comme « Chelsea morning » et le formidable « Both sides now » devenu standard jazz surtout quand elle fut adoubée par Mingus. Non que je ne comprenne l’engouement pour ces « protest songs » singers,  aux harmonies vocales surréelles qui ont bercé mon adolescence mais c’est se livrer à un jeu  pour le moins risqué et inégal. Une soirée des plus contrastées qui s’achève ainsi. Mais Didier Levallet a le chic d’une programmation qui fait place à la plus épatante diversité.

A suivre avec le trio ETE pour le moins attendu.

Sophie Chambon