Jazz live
Publié le 10 Avr 2020

À l’affiche du 10 avril : Miles Davis au Fillmore West

Coronavirus oblige, voici ces pages réduites au silence qui a gagné les salles de concert. Mais un avril sans concert… En l’année 1970, ce 10 avril, nous aurions pu être au Fillmore West, à San Francisco, pour le concert du sextette de Miles Davis qui y fut enregistré.

L’hiver 1969-1970 aura constitué un tournant pour Miles Davis. Après une année marquée par la présence de Joe Zawinul (“In A Silent Way” en février, “Bitches Brew” en août, les séances éparpillées de novembre-janvier), le trompettiste veut s’orienter vers une musique plus funk et tente d’infléchir le jeu de Jack Johnson dans cette direction en lui faisant écouter le batteur Buddy Miles. Le 7 avril, il a donné rendez-vous à ce dernier en studio, avec un nouveau bassiste emprunté à Stevie Wonder, Michael Henderson. Contrairement au batteur remplacé par Billy Cobham, ce dernier répondra à l’invitation de Miles. Ce qui donnera la fameuse séance “Jack Johnson”.


Mais pour l’heure, le groupe de scène reste le quintette, celui que l’on a surnommé le “Lost Quintet” parce qu’il n’a jamais enregistré en tant que tel en studio. Soit Wayne Shorter, Chick Corea, Dave Holland et Jack DeJohnette. Un quintette qui est devenu sextette avec l’ajout d’Airto Moreira et son vrac de percussions. Wayne Shorter donne ses derniers concerts avec Miles les 6 et 7 mars au Fillmore East, anciennement Village Theater rebaptisé en 1968 par le producteur Bill Graham pour faire pendant au Fillmore de San Francisco à l’affiche duquel, tout au long de l’année 1967, il a fait se côtoyer jazz et rock. Miles s’y trouve programmé en première partie de deux groupes phares du rock californien, Crazy Horse de Neil Young et le Steve Miller Band. Le trompettiste n’est pas indifférent à la nouvelle scène. Lui qui, lorsqu’il se produisait au Newport Jazz Festival, se montrait habituellement indifférent aux autres prestations, est apparu très attentif au programme de juillet 1969 qui s’est considérablement ouvert, et par seulement à Sly & the Family Stone, mais également au rock blanc de Jeff Beck à Led Zeppelin. Mais de là à lui faire partager la scène avec ces “jeune enfoirés mal coiffés qui ne connaissent pas la musique”, il faudra toute la force de persuasion de Clive Davis, le patron de Columbia.

Au retour du Monterey Pop Festival de 1967, ce dernier s’est appliqué à éliminer les jazz stars de son catalogue (notamment Dave Brubeck et Thelonious Monk), en les remplaçant par des “rock bands plus jazz horns”, tels Chicago, Blood Sweat & Tears, Electric Flag…  Seul Miles a trouvé grâce à ses yeux, mais l’homme d’affaire veut convaincre le trompettiste de quitter le circuit des clubs et des festivals de jazz pour ceux du rock… Et il y parvient, car du 9 au 12 avril, le sextette se produit au Fillmore West de San Francisco. Il ne s’agit pas du Fillmore Auditorium où le quartette de Charles Lloyd avait conquis la jeunesse californienne du flower power au même programme que le Butterfield Blues Band en janvier 1967, mais du Caroussel Ballroom, plus à l’ouest dans la ville, ainsi renommé par Bill Graham lorsqu’il délocalisa ses activités pour cette salle de plus grande capacité.

Dans sa biographie Bill Graham présente une vie rock’n’roll (Le Mot et le reste, 2011), le producteur raconte : « Mon idée était de faire connaître aux fans du Grateful Dead [groupe phare de l’acid rock de San Francisco auquel était également associé ce soir-là un jeune groupe écossais Stone the Crows] une musique un peu différente. Miles a d’abord été très réticent. Une visite chez Miles, c’était un peu comme rencontrer le Dalaï Lama. Pour un rendez-vous avec lui, il fallait compter une bonne quinzaine d’années. “Tourne deux fois à gauche, entre dans la cabine téléphonique, appelle ce numéro, je te donnerai l’adresse” – c’était un peu dans ce style. D’abord, on te disait “peut-être qu’il sera là” ; puis “c’est impossible”, et enfin “avec un peu de chances, tu le verras.” J’ai fini par obtenir un rendez-vous avec lui dans l’appartement où il habitait à l’époque à Harlem à l’angle de la 127ème rue et de Lenox Avenue [ce devait être pendant les travaux de réaménagement de son immeuble de la 77e rue]. J’ai expliqué à Miles que j’avais commencé à écoute sa musique bien avant le rockn’n’roll ; que ma culture musicale, c’était Miguelito Valdez, Celia Cruz, Tito Puente et Dizzy Gillespie. Puis je lui ai parlé des disques que j’aurais emmenés sur une île déserte : en premier “Sketches of Spain” ; en second le Bolero de Ravel. Il a été impressionné que je choisisse ces disques-là. Ensuite, on a parlé de ce que lui aurait choisi en troisième. Il m’a dit qu’il avait certaines craintes par rapport au public. Woody Herman avec joué au premier Fillmore avec les Who, et j’étais sur le point de faire venir Buddy Rich avec Ten Years After. Miles a fini par accepter de venir avec son groupe. […] Ce qui m’a fait le plus fait plaisir, c’est qu’un grand nombre de fans du Dead ont vraiment aimé Miles. Certains ont même dansé sur sa musique. Le grand moment de la soirée, pour moi, ça été de voir John Walker [son associé] en haut des marches, distribuant des tracts annonçant les concerts de la semaine suivante. Deux types sont passés devant moi. Ils avaient les yeux grands comme ça, complètement exaltés, et l’un des deux s’est tourné vers son copain et lui a dit : “Hé, mec… Miles… ça le fait non ?” La façon dont il avait dit ça, c’était une façon de dire “toi et moi, on le connaît, mais on est très peu.” Comme s’il parlait d’Omar Khayyam, ou s’il venait de découvrir Le Prophète de Khalil Gibran. Miles l’avait touché. »


À cette époque là, sur scène Miles ne faisait pourtant pas de cadeau à son public. C’est ce dont témoigne le double tiré de la soirée du 10 avril par Teo Macero en 1973 pour Sony Japon sous le titre “Black Beauty”, sans coupe apparente, mais avec notamment des effets de déplacements de la trompette de gauche à droite, parfois comme si deux trompettistes se répondaient l’un à l’autre. Les standards ont disparu du répertoire à l’exception du générique The Theme dont Miles usait en fin de set depuis les années 1950 et dont il ne reste qu’une interjection mélodique évocative, et I Fall in Love too Easily en fugitive introduction à Sanctuary de Wayne Shorter. De ce dernier, reste encore Masqualero. It’s About that Time emprunté à “In a Silent Way” se départit de sa tranquillité originale. Les deux riffs qui se succèdent sur sa deuxième moitié de la face B de “Jack Johnson” (et que l’on connaîtra plus tard sous le titre de Wilie Nelson) basculent sur Miles Runs the Voodoo Down adopté dès le printemps 1969, qui semblait avoir trouvé sa juste expression lors des sessions “Bitches Brew”, mais qui se trouve à nouveau soumis à tous les dérèglements. Du même album, on entendra encore le thème titre et Spanish Key.

Dès les premières notes sursaturées du Fender-Rhodes sur Directions soumis aux effets de destructuration timbrale du ring modulator, on plonge dans une jungle sonore sur des tempos trépidants qui s’embrasent, se désagrègent jusqu’à de brèves pauses permettant le lancement de nouveaux grooves déjà prêts à l’explosion. Face à l’intensité expressive de Miles, quoiqu’il arrive, Steve Grossman qui a pris la place de Wayne Shorter, exclusivement au soprano, a l’air, sur la marche pharaonique de Bitches Brew, d’un moustique s’excitant sur le cuir d’un pachyderme. Le pauvre ! Lui qui rêvait de jouer avec Miles Davis, mais celui de 1958 !

Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas là le plus grand “live” de Miles Davis, mais on comprend l’effet qu’il put produire au public de Grateful Dead et, en ces temps de confinement et d’ennui devant d’interminables séries télévisées, ce n’est pas perdre son temps que d’aller y rechercher les quelques pépites qu’il y a toujours à glaner dans la musique de Miles. Enfin, comme le dit Chick Corea dans les liner notes de la belle édition de Columbia Legacy de 1997 : « Vous pouvez l’aimer ou ne pas l’aimer. Vous pouvez en aimer certains aspects ou n’en rien retirer. Vous pouvez être soufflé et véritablement inspiré ou, encore une fois, pas du tout. […] L’orchestre que vous entendez était alors très actif sur scène et tourna plusieurs années durant*. Il était en constante transition, cherchant constamment un point d’ancrage dont nous savions tacitement qu’il ne surviendrait jamais. Et il ne survint jamais ! Mais Miles était toujours le capitaine, le navigateur en chef. On demanda un jour à Charlie Parker ce qu’il pensait des récompenses qui lui étaient décernées à lui et à Dizzy Gillespie, et il dit : ”nous aimons laisser parler la musique par elle-même.” Miles aimait cette façon d’entendre sa musique. Laissons la musique parler pour Miles et pour son groupe. »

Mais on pourrait tout aussi bien laisser Phil Lesh, le bassiste de Grateful Dead conclure: « Tandis que j’écoutais appuyé contre les amplis, bouche bée, je me disais: “Que faire? Comment sera-t-il possible de jouer après ça? On devrait juste rentrer à la maison et essayer d’assimiler cet incroyable truc!” C’était notre première expérience de la nouvelle direction prise par Miles. “Bitches Brew” venait juste de sortir, mais je n’en avais encore rien entendu. D’une certaine façon, c’était semblable à ce que nous essayions de faire lors de jam free, mais avec tellement plus grande densité d’idées et apparemment contrôlé d’une poigne d’acier, même dans les moments les plus périlleux. De nous tous, seul Jerry [Garcia, le guitariste soliste du groupe] a eu le cran d’aller voir Miles avec qui il a eu une chaleureuse conversation. Et Miles fut agréablement surpris de savoir que nous connaissions et aimions sa musique. »
Franck Bergerot

*En fait, quelques mois en quintette en 1969, plus quelques semaines en 1970 avant que Gary Bartz ne vienne remplacer Grossman et que Keith Jarrett ne vienne s’ajouter à Corea avant de s’y substituer, lorsqu’au même moment Michael Henderson remplaça Holland.