ALE, l’art de l’inouï
Il faut écouter ALE, le grand ensemble de Paul jarret. Cette musique inventive, puissante, mystérieuse ne ressemble à celle d’aucun autre big-band connu…
Paul Jarret, guitare, Clément Merienne, harmonium, Fabien Debellefontaine, tuba, Brice Perda, tuba, Jules Boittin, trombone, Achille Alvarado (trompette) Raphaël Schwab (contrebasse) Alexandre Perrot (contrebasse) Fabiana Striffler, (violon), Mathilde Vrech (alto), Éléonore Billy ( Nyckelharpa), Bruno Ducret (violoncelle), Maxence Ravelomanantsoa (saxophone ténor), Jean-Brice Godet (clarinette basse), Pavillon de la Sirène, 24 mai 2024
Pour rendre compte de la musique produite dans le Pavillon de la Sirène (remis à neuf pour de nouvelles aventures), nous avons choisi de donner la parole au compositeur, Paul Jarret (du collectif Pegazz et l’Helicon) un des musiciens les plus originaux de la scène actuelle, qui pour la première fois compose pour un grand ensemble. Paul Jarret a accepté de jouer le jeu et de nous donner un certain nombre de clés musicales et compositionnelles de ses œuvres, un peu comme un magicien partageant les secrets de ses meilleurs tours. L’expérience est assez fascinante, car elle permet de comprendre ce qu’il y a dans la tête d’un compositeur d’aujourd’hui, nourri de jazz mais aussi de toutes les autres musiques (les influences citées vont de Radiohead aux minimalistes en passant par Ligeti).
En entrant dans la salle, on note la disposition en cercle des quatorze musiciens, et l’absence de sonorisation. La sensualité sonore de cette musique totalement acoustique se déploie à faible volume, dans une atmosphère un peu chambriste, inattendue pour un grand ensemble, se perçoit d’emblée.
Le premier morceau s’intitule In G. Une ambiance recueillie s’installe, grâce au son effilé et ténu de l’altiste qui ouvre ce morceau. Sa ligne mélodique très pure prend de l’ampleur, avant d’être progressivement recouverte par une suite d’accords dans le grave. Je note sur mon calepin : « Un beau paysage lacustre dont l’eau se retire et laisse voir monstres marins et objets en ferraille ». Quand je discute avec Paul Jarret, après le concert, sur la genèse de cette composition, il mentionne l’influence de Terry Riley, célèbre compositeur minimaliste et répétitif, auteur d’un In C, morceau référence de ce style-là. Paul Jarret s’en est donc inspiré en changeant la tonalité (en sol pas en do). «Le motif est repris par groupes d’instruments mais décalé d’un temps, ensuite ça tourne en boucle jusqu’au solo de clarinette… C’est un matériau finalement simple, assez tonal » résume t’il.
Le deuxième morceau , Oscillations, est complètement différent dans son approche. Je note sur mon calepin « la même note mûrit comme un fruit avant de tomber ». L’auditeur est frappé par une ambiance mystérieuse, presque solennelle, qui aboutit à un solo de guitare mélodique de Paul Jarret qui donne une impression, après ce qui l’a précédé, d’une grande fraîcheur. Là encore, Paul Jarret accepte d’entrer dans le détail de son processus de composition : « Le morceau repose sur une note tenue, chaque instrument rentre sur un unisson strict, cette note est tenue assez longtemps ce qui crée des micro-oscillations entre les différents instruments. J’aime créer des contraintes assez strictes qui vont être ensuite inévitablement mises en échec, car nous ne sommes pas des machines. Cela fait ressortir l’imperfection des choses organiques, qui nous caractérise en tant qu’humains… ». Ensuite, il y a « un grand crescendo, puis une alternance de triades folks qui mutent vers un cluster dissonant, je me suis un peu inspiré de Ligeti pour ça, puis un solo d’harmonium, puis un passage avec des triades qui bougent un peu qui arrive sur le passage très folk à la guitare… ».
Hymn est le morceau suivant, j’avais noté sur mon calepin ce remarquable motif énoncé à l’harmonium qui est à la fois enfantin et mystérieux, et qui revient de différentes manières pendant tout le morceau. Paul Jarret, une fois encore, donne quelques clés : « Le motif joué à l’harmonium est un motif de 14 notes qui est répété en boucle. C’est un motif d’une gamme mineure naturelle. Je pense qu’il paraît mystérieux car il est éclaté sur deux octaves, ce ne sont pas des intervalles conjoints, donc ce n’est pas facilement chantable… ». Parallèlement, il y a un double solo de contrebasse (Raphael Schwab et Alexandre Perrot se font face et improvisent) et un thème choral au nyckelharpa : « C’est un instrument que j’adore, en français on traduit par « vielle à touches ». Il est caractéristique de certaines musiques traditionnelles suédoises. Hors de Suède, il est peu connu, peu utilisé, et jamais dans un grand orchestre. Evidemment, mes origines suédoises ne sont pas pour rien dans cette fascination… ».
Après Hymn c’est Anthem, qui frappe par l’aspect très mélodique du thème (« C’est presque un hymne d’église, il y a un côté liturgique qui est absolument voulu, et qui est harmonisé avec des triades »). Ensuite, le groupe finit par une composition intitulée Fa et do dièse mineur. Le morceau est original, avec ce radio cassette à l’ancienne au milieu des musiciens qui énonce une ponctuation de métronome enveloppée d’un effet de souffle. Le principe de composition est dévoilé par Paul Jarret : « J’ai scindé l’orchestre en deux, une moitié qui joue un accord autour de la note Fa, et l’autre autour de do dièse mineur. Et dans chaque groupe, des sous-groupes. Chacun a un tempo différent. J’ai enregistré le métronome sur une assette car j’aime bien l’effet de souffle, le côté fragile et imparfait que cela produit… Le groupe des fa et des do dièse alternent puis se mélangent, cela se termine par les deux tempos en même temps, ce qui crée un 13 pour 16 : il y a 16 pulsations pour le groupe des Fa, 13 pulsations pour le groupe des Do dièse mineur, qui se différencient par des sons plus aigus ou plus graves… ».
Le dernier morceau, Moln (« le nuage » en suédois) commence par deux phrases que l’orchestre doit jouer de manière aléatoire. « Le but est de créer un brouillard, un brouillard en si mineur, une inspiration que j’ai trouvée dans un morceau de Radiohead. Au dessous de cette texture contrebasse et alto font un riff de six notes qui ensuite est repris par le nyckelharpa et le violon. Peu à peu le brouillard disparaît, et apparaissent des nuages. Ce que j’appelle « nuages » sont des petites mélodies avec des clusters et des dissonances, où interviennent tous les instruments graves, tuba, violoncelle, contrebasse. J’ai créé cinq nuages. C’est le violoncelliste Bruno Ducret, par un signe de main , qui choisit quel nuage le groupe joue. Et à la fin, le brouillard en si mineur revient… ».
En écoutant les explications de Paul Jarret, on comprend mieux l’originalité de cette musique conceptuelle, pensée et réfléchie, mais aussi portée par une sensualité du son. Paul Jarret semble avoir beaucoup réfléchi au son de son orchestre, à l’instrumentation, mais aussi à la disposition des musiciens. Il explique cette formation en cercle : « Je voulais jouer en acoustique, sans aucune sonorisation, ce qui implique une certaine proximité entre les musiciens. J’ai même réfléchi à la place de chaque instrument dans ce cercle, pour que la musique puisse circuler de manière sonore et visuelle, il faut que certains musiciens puissent se voir à des moments clés. la conséquence de cette disposition est que les auditeurs ne perçoivent pas tout à fait la même musique selon les endroits où ils sont situés… ».
La musique de ALE, il ne faut pas le cacher, implique une écoute attentive et concentrée. Mais l’auditeur en est mille fois récompensé. Il parcourt des paysages sonores inouïs, traversés d’élans lyriques brefs mais intenses avec souvent une couleur folk qui reste la marque de Paul Jarret. Le voyage vaut la peine.
Texte JF Mondot
Dessins AC Alvoet (autres dessins, peintures, gravures à découvrir sur son site www.annie-claire.com)