Jazz live
Publié le 13 Oct 2025

Andy Emler aux grandes orgues de Saint-Louis

Andy Emler qui apprit la technique du clavier, la lecture musicale et l’improvisation avec l’organiste Marie-Louise Böellman se produisait ce 12 octobre en l’église Saint-Louis de Vincennes sur l’orgue qui y fut installé en 2017 par le facteur Louis Lecorre.

On connaît – pour ne nous en tenir qu’à l’œuvre phonographique d’Andy Emler – l’album avec orgue “Pause” enregistré en 2009 à Royaumont (avec la participation de Laurent Blondiau, Laurent Dehors, Guillaume Orti, Claude Tchamitchian et Éric Échampard, un album qui ne connut pas le retentissement qu’il méritait) ; on se souvient encore de “Journey Around the Truth”, duo avec David Liebman de février 2018 sur l’orgue Gerhard Grenzig de l’Auditorium de la Maison de la Radio. Hier, c’est seul qu’Andy Emler était annoncé à l’église Saint-Louis de Vincennes, moyennant deux surprises.

Place à l’improvisation mais selon un programme précis, imprimé et distribué au public, promettant une mise en bouche avec la “reprise”, évidemment totalement réimaginée sur le tas, de Dehors dans les nuages autrefois conçu comme duo avec les clarinettes de Laurent Dehors (voir “Pause”) et, en guise de Final improvisé, un kaléidoscope de « clins d’œil aux multiples influences du concertiste, de J.S. Bach à Ravel, de Miles Davis à Police, en passant par Stravinsky ou Peter Gabriel ». On sait Andy Emler friand de ces fèves musicales dissimulées dans la galette de ses programmes et on a pris l’habitude d’en avoir avalé un grand nombre, heureusement aisément soluble, sans s’en être aperçu, ou même d’en avoir sucé quelques-unes sans parvenir à les identifier comme l’amateur de bon vin perçoit des arômes qu’il ne sait nommer sans l’aide de l’œnologue averti, tant elles surviennent hors contexte (arômes de fruits rouges ou secs, de vanille, voire de foin, de cuir, ou de pétrole !). Et dans son Hommage aux Beatles le kaléidoscopte tourna si vite et la succession des citations fut si rapide, se chevauchant parfois l’une l’autre, que le temps de faire défiler les titres dans mon psautier mental, deux nouveaux titres étaient déjà passés, à quoi s’ajoutait le dépaysement vers le domaine liturgique de ces rengaines mille fois fredonnées.

Architecture “byzantine” de 1912, arcs à angle droit en béton armé sous une lanterne octogonale, construction interrompue par la guerre, achèvement en 1924, Glorification de Saint-Louis (rendant la justice sous son chêne) peinte par Maurice Denis sur le mur de l’abside et qui nous gardera sous son regard tout au long de ce récital profane; acoustique grandiose qui rendra inaudible un mot d’accueil prononcé par un maître de cérémonie accueillant, mais qui se prête à la solennité de l’orgue et à ses sonorités sans attaque franche, comme venues du fonds des âges et des confins de l’univers. On n’ose applaudir jusqu’au retour devant l’autel du maître de cérémonie qui nous y invite avant que deux personnes circulent parmi les rangs pour recueillir l’aumône des fidèles – car nous sommes bien de fidèles de la musique d’Andy Emler, peut-être les derniers. Le concert peut alors reprendre, désormais applaudi ou non selon les titres, selon leur pouvoir d’intimidation.

Deux autres reprises – The Postlude Blues (« trois temps en G total, Sol fondamental sur lequel tout est permis (l’utilisation des 12 sons) » créé en 2018 avec David Liebman ainsi que For Ballaké Sissoko (du nom du griot avec lequel Emler aime à dialoguer orgue et kora) – des impromptus, des improvisations libres, sur des boucles et volutes évoquant Terry Riley, sur de figures imposées ou sur programme, dont un “à la manière de” Joe Zawinul, « le fondateur de Weather Report.» Cet hommage se trouvera d’emblée décentré par l’irruption initiale et imprévue d’un saxophone dont les suraigus trahissent rapidement l’identité sopranino tout en évoquant la figure de l’autre météorologue-fondateur, Wayne Shorter. « Christophe… » : le patronyme se perd dans l’écho du prénom, mais on aura reconnu, sonnant sous la voute, la voix d’Andy Emler et deviné le nom de Monino, tous deux dissimulés derrière nous sur la tribune.

Tandis que Transisounds déplie tout la richesse timbrale de l’orgue (« Composition instantanée sur des sonorités “extramusicales” ») et l’étendue de sa géographie avec de fascinants glissements stéréophoniques (me reviennent alors à l’esprit les deux pistes qu’en une nuit de 1987, Emler avait improvisé, pour les rediffuser de part et d’autre du Jardin alpin du Jardin des plantes à Paris, en un sidérant dialogue entre des “fragmentes de paradis” et des visions sataniques, à l’occasion du vernissage de l’exposition du bestiaire métallique du plasticien Jean-François Flamand). Quelques vocalises de la chanteuse Claire Nouet, apparue soudain face à l’assistance, viennent alors apporter une profondeur de champ (de chant) aux hauts reliefs sonores venus de la tribune.

Ainsi, le MegaOctet et le trio Eté d’Andy Emler étant, semble-t-il, au chômage, son nouvel orchestre de clarinettes largement ignoré, la fonction de musicien intervenant dans les écoles ayant été supprimée, les interventions dans les campings promues par Madame Rachida Dati ne correspondant pas exactement aux exigences de la musique d’Andy Emler (élitiste, excluante comme chacun sait), il reste à ce dernier à jouer au chapeau, comme hier, dans les églises dotées d’un orgue. Il y en par bonheur encore beaucoup de fort beaux dignes de sa visite. Le verra-t-on un jour à l’harmonium ou à l’orgue de barbarie au pied de Montmartre ? Franck Bergerot