Jazz live
Publié le 18 Juin 2023

Andy Emler, quand il jouait de la clarinette

Et non d’une mais de huit clarinettes, le who’s who de la “clarinette improvisée” française réuni autour du trio d’Andy Emler. C’était hier, au Triton, et le batteur Franck Vaillant assis à côté de moi grognait de plaisir. Et il n’était pas le seul.

Huit clarinettes avec de gauche à droite (vu de la salle, donc du côté jardin au côté cour) : Élodie Pasquier, Nicolas Fargeix, Florent Pujuila, Emmanuelle Brunat, Catherine Delaunay, Thomas Savy et Laurent Dehors. Ah, j’en oublie un, à l’extrême gauche, Louis Sclavis, 70 ans, le vétéran, qui probablement pour la totalité des sept autres a été sinon un modèle, du moins un exemple à un moment ou l’autre de leurs existences musicales. (Laurent Dehors va me tirer les oreilles, il l’a déjà fait à ce sujet il y a une trentaine d’années !) Elles sont là sur scène comme amalgamées par une gaîté, pour ne pas dire une euphorie collective, comme les participants à une réunion de collectionneurs d’automobiles anciennes. Permettez-moi de poursuivre au féminin de clarinette qui m’évitera les encombrements de la langue inclusive digne de la Place de l’Étoile en fin de journée. Au risque de cet autre écueil qui consisterait à faire de la clarinette un instrument “genré”, ce qu’il est encore aujourd’hui par la force des choses, en étant l’un des instruments du jazz où il n’est pas trop difficile de recruter au féminin. Comme quoi, si discrimination positive il faut, c’est dans les premières classes musicales qu’il faudrait l’exercer, en imposant des quotas de genres dans les classes instrumentales et pas en jouant de la carotte et du bâton au guichet des subventions et des programmateurs de festivals.

Une palette de clarinettes

Et elles sont là nos clarinettes, avec leurs variantes de la soprano en si bémol (voire mi bémol que je ne pouvais constater de mon fond de salle), à la clarinette contrebasse réservée à Laurent Dehors, en passant par le cor de basset auquel nous a accoutumés Catherine Delaunay. Leurs imaginaires en partage, chacune ses dominantes parmi Mozart, Brahms, Stravinsky, Bigard, Goodman, Giufre, Dolphy, Portal, les traditions balkaniques, klezmer, albanaises, bretonnes et d’autres encore où la clarinette n’est qu’un lointain ancêtre encore rudimentaire. Et toutes jubilent, rient et s’échangeront tout au long du concert sourires, clins d’œil, coups de coude, apartés et fou-rires.

Comme Ellington le disait de ses musiciens, Andy semblent les avoir recrutées en sachant tout d’elles, « jusqu’à leur façon de jouer au poker ». En tout cas, il dispose là d’une palette de personnalités affirmées, selon des contrastes très atténués par rapport à la répartition des timbres au sein du MegaOctet. Mais contrastes dont il joue judicieusement dans ces unissons ou homophonies qui sonnent comme un gros accordéon de concert ou un orgue, ces miroitements d’effets de canon, de hoquet  tintinnabulants comme des carillons, obtenant même de ces “mélodies de timbres” que les compositeurs contemporains ont appris à tirer d’orchestrations beaucoup plus diversifiées.

Un camaïeu orchestral

Andy Emler compose ici  comme il sait le faire, mais en abordant, à travers ce camaïeu orchestral, de nouveaux rivages sonores, plus aérés, moins chargés, qui ne tiennent pas qu’à l’absence de François Verly : il s’agit moins d’un MegaOnztet que du trio ETE (Emler / Tchamitchian / Échampard) et son octuor de clarinettes. Avec dans la première pièce, un très beau (contentons-nous de cet adjectif) moment de jazz en trio où Emler fait mentir cette réputation à laquelle il a lui-même contribué de n’être pas un vrai pianiste (par modestie ou pour s’excuser de n’être pas dans la veine “evanhancoréenne”). Plus loin, on jouira, sans nécessairement comprendre pourquoi, de ce halo mystérieux s’élevant derrière et au-dessus des clarinettes par des effets d’harmoniques sur les cordes.

Je n’en dirai pas plus, à court d’arguments, ayant vécu ce concert en parfait jouisseur, et vous renvoie à la diffusion de ce concert samedi prochain 24 juin à 19h sur les ondes de France Musique d’où la voix d’Yvan Amar et son travail pour le Jazz Club disparaîtront à la rentrée, invité qu’il est à prendre sa retraite. Entre-temps, ceux des Parisiens qui n’aime pas salir leurs semelles en s’aventurant au-delà du périphérique autrement qu’en TGV ou par les lignes franciliennes desservant les aéroports, retrouveront le trio Emler/Tchamitchian/Echampard au Sunside, ce mardi 20 juin à 21h30.

Guitar conversation (suite)

Mon retour d’une banlieue à l’autre par Paris me laissa le temps de poursuivre ma lecture de Guitar Conversation de Noël Akchoté avec Philippe Robert (Lenka Lente / lenkalente.com, 224 p. et plus), songeant que, depuis mon départ à la retraite en 2019, le principal regret de mes années d’activité professionnelle resteront mes deux heures de transports en commun quotidiennes, deux heures de lecture active à laquelle je dois en bonne partie l’état actuel de ma connaissance du jazz. Combien d’heures de métro aurait-il fallu à Noël Akchoté pour acquérir les connaissances que révèle cette Guitar Conversation, s’il avait vécu du salariat ? Probablement de quoi travailler bien au-delà de 64 ans. Ma lecture se poursuit avec le même mélange de fascination et d’agacement que ressenti hier, notamment à travers redites, clichés et approximations qui relèvent de sa vocation d’improvisateur, mais que nous aurait évité une véritable écriture de ce livre.

L’avalanche de noms relève parfois de la réunion de philatélistes. Le nombre fascine. On note, avec une vague culpabilité, qu’il est trop tard et que ce qu’il nous reste à vivre ne nous suffira pas à couvrir ce domaine de connaissance qui est le sien, de Gesualdo à Sonny Sharrock, de Clarence White à John Abercrombie et de Dick Dale à Keith Rowe, etc. On voit bien ce qui l’autorise à invoquer Hildegarde de Bingen à propos de John Coltrane, à rapprocher Jim Hall de Derek Bailey (que, nous apprend-il, Pat Metheny rêva de réunir en studio) ; et l’on ne s’étonne pas d’apprendre cette impassibilité avec laquelle Lee Konitz répondit à l’invitation de Bailey et son collectif londonien Company.

Les Art ménagers

On aime la façon dont il parle de la guitare électrique comme d’un ustensile relevant plus des arts ménagers que de la lutherie et de son caractère « noble », voire « sacré » ;  et l’on acquiesce à cette idée que la guitare – telle qu’elle se vendait au tournant du 19e sur catalogue dans les campagnes à américaines au même titre que la hache, la bassinoire et l’horloge – est un instrument à part, qui relie une même famille autour de problématiques tout à fait singulières de tirant, de cordes, d’accordages, de picking, de médiators, etc. Jusqu’à la désacralisation de la guitare électrique par les ingénieurs de l’élecro-acoustique : « La guitare électrique, on peut la frapper, la jeter, la brûler, la tordre, l’écraser, ou s’en servir pour jouer Jeux interdits. ».

Mais on se met à douter lorsqu’il affirme des choses dans des domaines que l’on croit connaître du genre « Charlie Christian a libéré les pionniers de la guitare jazz de l’emprise de Reinhardt, en sortant l’instrument de la section rythmique. » Problème de transcription de ce qui n’est jamais qu’une interview ? Moment de fatigue où l’on cède à la tentation d’avoir réponse à tout, quitte à répondre sans réfléchir ? Il y a en tout cas dans cette formulation une curieuse conception de la chronologie. Lorsque son interlocuteur évoque Sonny Sharrock qui ramènerait à Slim Gaillard, il prend soin de ne pas le contredire avant d’y revenir par un long détour qui ressemble à une forme de politesse. Mais est-ce emporté dans ce flot de paroles qu’il décrète « Arto Lindsay, la suite naturelle de Freddie Green » Bigre ! De la part de quelqu’un qui dit s’être constitué une intégrale Freddie Green et avoir étudié toute la guitare jazz avec méthode, on aimerait en savoir plus. Déclare-t-il ça en référence à ces formidables syncopes auxquelles le roi de la métronomie à quatre temps se livre de façon totalement inattendue, quelques mesures durant  dans I Ain’t Got Nobody, Every Tub et  Shout And Feel It chez Count Basie le 18 août 1938 au Famous Door (“The Savory Collection”, Mosaic) ? À moins qu’il ne nous parle plus probablement du voicing de ses accords ? Mais tout ça est dit un peu vite.

Paul Brousseau au New Morning

Je poursuivrai très probablement cette stimulante lecture demain soir, 19 juin, sur le chemin et au retour du concert du pianiste Paul Brousseau au New Morning, personnage singulier que l’on découvrit en 2003 dans le grand ensemble Le Sens de la marche de Marc Ducret, puis aux côté de Louis Sclavis dans « L’Imparfait des langues », puis de l’Orchestre national de jazz de Daniel Yvinec, mais aussi auprès du compositeur et performeur “contemporain” Jacques Rebotier. Avec un profil plus proche (osons nous aussi les raccourcis spécieux) de celui de Noël Akchoté que du parcours de Baptiste Trotignon, on l’entendra au piano, en duo avec son vieux compagnon saxophoniste Matthieu Metzger, entouré d’un quatuor à cordes emmené par Bruno Ducret, et un programme de standards en compagnie du contrebassiste Christophe Wallemme et du batteur Ramon Lopez. Franck Bergerot