Jazz live
Publié le 5 Août 2012

Avignon: Dhafer Youssef

Avant dernier concert du Tremplin Jazz d’Avignon, le chanteur-oudiste tunisien Dhafer Youssef et ses musiciens ont soulevé l’enthousiasme du public avignonnais et suscité l’intérêt et la réserve du chroniqueur de Jazz Magazine. Ce soir, c’est Elisabeth Kontomanou qui chantera au Cloître des Carmes en duo avec le pianiste Gustav Karlström et le public d’Avignon aurait tort de la bouder.

 

Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 4 août 2012.

Dhafer Youssef (chant, oud), Kirstjan Randalu (piano), Chris Jennings (contrebasse), Chander Sardjoe (batterie).

 

Retour. Le Palais des Papes s’éloigne dans une vilaine brume d’août prometteuse de canicule et d’orages. Elle ne restitue du profil du Mont Ventoux qu’un léger pastel bleuté glissant derrière les Dentelles de Montmirail qui gardent encore quelque netteté. Hier, au pied des Dentelles, à Séguret (où je m’arrêtais dormir à l’Auberge de jeunesse lorsque je sillonnais la région à vélo et où l’aubergiste servait un gouleyant vin de la commune), Alain Jean-Marie, Gilles Naturel et Philippe Soirat donnait un concert. Je viens de les croiser sur le quai d’Avignon, chargés, comme il se doit, de bouteilles de ce vin de Séguret inscrit depuis 1966 à l’appellation des Côtes du Rhône Villages et alors que je commence la rédaction de ce compte rendu, j’aperçois encore Gilles Naturel arrimer sa contrebasse le long des portes bagages à l’entrée du wagon, tracas de la vie d’artiste, envers des grâces ellingtoniennes et des fulgurances bop.

 

Réserve. Hier, à Avignon, ce fut une autre musique qui nous fut jouée. Je n’avais jamais écouté attentivement Dhafer Youssef autrement que distraitement et c’est la raison pour laquelle je décidai de prolonger mon séjour avignonnais. J’ai pris beaucoup de plaisir à entendre plus longuement et plus attentivement cette voix exceptionnelle, cette musique enjouée et passionnée, ce groupe soudé et ces musiciens aguerris. Mais à l’heure où le public avignonnais ovationnait éperdument le groupe de Dhafer Youssef, je restai sur ma réserve, une réserve partagée au bar, after hours, par plus de spectateurs qu’il n’y paraissait.

 

D’abord, le son. Jacques Aboucaya le disait sur ce blog il y a quelques semaines et le redit aujourd’hui même de Marciac, il est  mal vu de se plaindre tout haut de la puissance exagérée des sonorisations et de la place prise par la basse dans le mix des sonorisateurs (mais les fabriquants de de bouchons d’oreille se frottent les mains). Que certaines musiques reposent sur ce type d’amplification et s’écoute à travers ce genre de préservatif, soit. Mais que cette tendance devienne la règle, c’est à dénoncer sans relâche. Hier, au regard de ces nouveaux standards, on ne peut pas dire que c’était “trop fort”, ni comparer le réglage des basses à celui d’une rave party. Mais si l’on songe à ce que devrait être une voix comme celle de Dhafer Youssef dans un acoustique de pierres comme le Cloître des Carmes, on se dit que les ingénieurs du son n’ont plus d’oreille que pour leurs vu-mètres et ne savent pas voir ni écouter les lieux où ils travaillent, pas même leurs artistes. Car la contrebasse de Chris Jennings méritait un tout autre son que celui entendu hier, au moins plus lisible. Mais les artistes eux-mêmes se donnent-ils toujours les moyens de la qualité en manière de sonorisation ? Ne sont-ils pas, par ailleurs, tentés par la puissance et la brillance des effets dont ils savent le pouvoir immédiat qu’ils ont sur le public. Autre standard de l’écoute aujourd’hui dont les séductions doivent être immédiates. Ainsi, comprend-on bien que Dhafer Youssef compte sur la réverb pour embellir sa voix. Mais croit-il son public à ce point sourd qu’il ne sache pas l’entendre sans cet artifice, certes d’une grande utilité, mais dans certaines limites ? N’y aurait-il pas plus de magie à entendre sa voix résonner de manière plus naturelle, plus distante, plus en accord avec le lieu (« il s’agit de foi » nous précise Dhafer Youssef à propose d’un morceau, mais il oublie qu’il est dans un cloître et non dans un stade), notamment lorsqu’il projette ses fabuleux falsetto (qui pour le coup étaient d’une puissance excessive pour les tympans, alors même que je m’étais prudemment installé au dernier rang, loin des enceintes latérales auprès desquelles quelques oreilles ont dû souffrir quelques dégâts). Ceci n’est pas une condamnation sans réserve du recours à l’amplification et à ses effets, mais de grâce, messieurs les sonorisateurs, n’oubliez pas que vous ne sonorisez pas pour les derniers rangs où vous êtes vous-mêmes installés, pensez qu’il y a des premiers rangs et des places latérales, respectez la distance et les lieux, respectez aussi les murmures de la musique qui sont fait pour qu’on leur tende l’oreille et non qu’ils viennent s’y appliquer comme une clameur, et pensez que, s’il est dans la nature du sonorisateur de finir avec un sonotone, votre public a d’autres maux liés à d’autres métiers qui lui suffisent bien. « T’es vieux dans ta tête », m’avait un jour hurlé un sonorisateur que j’accusais de “tuer” un concert. Il était jeune, sûrement encore très jeune “dans sa tête”, mais déjà très vieux dans ses oreilles usées par le métier avant l’âge.

 

Une musique à numéros. La voix Dhafer Youssef est prodigieuse. Le chanteur semble d’ailleurs l’économiser, ne l’utilisant que pour de brefs préludes, commençant dans de poignants mélismes graves pour se terminer à l’aigu dans des transes vertigineuses. On peut imaginer que cette façon de projeter dans l’aigu exige quelque ménagement. Mais ce qui surprend, c’est le peu d’étendue de son “répertoire”. Car c’est toujours un peu le même prélude qui est repris, toujours saisissant, mais avec le même vocabulaire très restreint. Certes, cette restriction du vocabulaire, est une donnée de bien des traditions populaires qu’il faut rapporter à d’autres paramètres d’appréciation sauf à verser dans l’eurocentrisme, voire dans le jazzcentrisme… mais qui est contredite par les moult grands chanteurs solistes issus des grandes traditions des pays d’Islam, du Maroc au Pakistan. J’en dirais de même de sa pratique de l’oud, brillante, enjouée, pourvoyeuse d’une multitude de thèmes aux profils métriques variés qu’il enchaîne ou dont il juxtapose des reconfigurations rythmiques et mélodiques qu’il fait tourner en boucle jusqu’à l’hypnose. Mais là encore, faute de développer autrement que par la juxtaposition, se creuse vite un hiatus entre une musique somme tout très écrite et la réplique improvisée de ses interlocuteurs qui deviennent des faire valoir ou des alibis. Et l’on tombe dans le “syndrome Take Five” : « c’est super ton thème, dit Paul Desmond, mais moi je ne sais pas quoi jouer là-dessus. Joe Morello n’a qu’à se démerder. » Et ça devient un solo de batterie, sur le thème mis en boucle. Certes, Chandler Sardjoe n’est pas Joe Morello. Sa maîtrise des vocabulaires rythmiques du continent africain en fait l’interlocuteur idéal de ces riffs que lui adresse Dhafer Youssef, mais le schéma est un peu récurrent et l’entraîne à tomber dans des penchants démonstratifs. Morceau après morceau, les riffs de oud se juxtaposent comme des numéros, jusqu’à l’ultime, le numéro de batterie. Ils font certes le bonheur du public. Du temps du big band, déjà, le public adorait les solos de batterie au
risque de ne pas savoir écouter le reste.


Trois plus un. Le reste, c’est Chris Jennings et Kristjan Randalu. J’ai apprécié la contrebasse de Chris Jennings très tôt, du temps où il fréquentait le Concoures de la Défense, mais je ne l’avais pas entendu depuis longtemps et je ne le savais pas capable d’une compétence ni telle conviction ainsi adaptées à ce type de réplique. Et c’est dans cette relation triangulaire qu’il faut entendre le groupe et que j’ai pris le plus de plaisir à son écoute. Rien que pour ça, je ne regrette pas ma soirée. Quant à Kristjan Randalu qui assure la lourde de tâche de remplacer Tigran Hamasyan (je dis ça de ouï-dire, je n’ai jamais entendu le groupe avec Hamasyan), il ne m’a pas convaincu. Mais je n’en dirai pas plus, déformé que je suis peut-être par certaines préférences… je ne suis en tout cas pas certain de la nécessité ici du piano, sinon à apporter de la variété dans les tendances les plus “novely” de cette musique “à numéros”.


Retour, encore. Dialogues et controverses “after hours” autour du bar. Parmi les fans de Dhafer Youssef, quelques déçus, qui ne l’ont pas senti à l’aise et, du coup, très distant de son public. Un problème de sono semble en être la cause et je me suis étonné à plusieurs reprises de voir l’artiste interpeller, de gestes las et de regards contrits, son ingénieur de façade pour régler des problèmes qui relèvent en principe de l’ingénieur chargé des retours de scène. C’est qu’il n’avait pas voulu faire confiance à ce dernier fourni par l’équipe de Gaëtan Ortega, le responsable son du Tremplin, et avait préféré s’en remettre à son ingénieur personnel en façade, selon un dispositif inhabituel qui n’a pas bien fonctionné. Si j’en crois les commentaires de Gaëtan Ortega, il en a résulté, pour l’artiste un si vilain son du oud qu’il a demander à ce que soit coupé son retour et n’a plus joué qu’avec le son de façade ce qui n’est pas, certes, la situation la plus confortable.


Les tracas de la vie. Eh, oui, rien n’est simple et la vie est pleine de tracas. On veut communier avec son public, l’amener à la transe, et l’on trébuche sur un “bain de pieds” (1). Tenez, hier, prenant une après-midi de répit dans les rues d’Avignon, je décidai de m’offrir un moment d’extase estivale et je me payai une glace, une vraie, deux boules, dans un cornet. C’était oublier, l’heure, 15 heures, la chaleur d’Avignon à son pic… en moins de temps qu’il n’en faut pour ranger son porte-monnaie et déguster la première lapée, je retrouvai la quasi totalité de mon extase fondue, gouttant de l’angle de mon coude sur mes sandales, devenue un grotesque bain de pieds à la crème glacée. Au moins, à l’heure où je termine ce papier, la contrebasse de Gilles Naturel, à l’autre bout du wagon, semble toujours solidement arrimée et Paris approche, sous un ciel de pluie, mais sans retard sur l’horaire prévu.

Franck Bergerot

(1) Surnom donné aux haut-parleurs de retour posés au pied des musiciens.

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Avant dernier concert du Tremplin Jazz d’Avignon, le chanteur-oudiste tunisien Dhafer Youssef et ses musiciens ont soulevé l’enthousiasme du public avignonnais et suscité l’intérêt et la réserve du chroniqueur de Jazz Magazine. Ce soir, c’est Elisabeth Kontomanou qui chantera au Cloître des Carmes en duo avec le pianiste Gustav Karlström et le public d’Avignon aurait tort de la bouder.

 

Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 4 août 2012.

Dhafer Youssef (chant, oud), Kirstjan Randalu (piano), Chris Jennings (contrebasse), Chander Sardjoe (batterie).

 

Retour. Le Palais des Papes s’éloigne dans une vilaine brume d’août prometteuse de canicule et d’orages. Elle ne restitue du profil du Mont Ventoux qu’un léger pastel bleuté glissant derrière les Dentelles de Montmirail qui gardent encore quelque netteté. Hier, au pied des Dentelles, à Séguret (où je m’arrêtais dormir à l’Auberge de jeunesse lorsque je sillonnais la région à vélo et où l’aubergiste servait un gouleyant vin de la commune), Alain Jean-Marie, Gilles Naturel et Philippe Soirat donnait un concert. Je viens de les croiser sur le quai d’Avignon, chargés, comme il se doit, de bouteilles de ce vin de Séguret inscrit depuis 1966 à l’appellation des Côtes du Rhône Villages et alors que je commence la rédaction de ce compte rendu, j’aperçois encore Gilles Naturel arrimer sa contrebasse le long des portes bagages à l’entrée du wagon, tracas de la vie d’artiste, envers des grâces ellingtoniennes et des fulgurances bop.

 

Réserve. Hier, à Avignon, ce fut une autre musique qui nous fut jouée. Je n’avais jamais écouté attentivement Dhafer Youssef autrement que distraitement et c’est la raison pour laquelle je décidai de prolonger mon séjour avignonnais. J’ai pris beaucoup de plaisir à entendre plus longuement et plus attentivement cette voix exceptionnelle, cette musique enjouée et passionnée, ce groupe soudé et ces musiciens aguerris. Mais à l’heure où le public avignonnais ovationnait éperdument le groupe de Dhafer Youssef, je restai sur ma réserve, une réserve partagée au bar, after hours, par plus de spectateurs qu’il n’y paraissait.

 

D’abord, le son. Jacques Aboucaya le disait sur ce blog il y a quelques semaines et le redit aujourd’hui même de Marciac, il est  mal vu de se plaindre tout haut de la puissance exagérée des sonorisations et de la place prise par la basse dans le mix des sonorisateurs (mais les fabriquants de de bouchons d’oreille se frottent les mains). Que certaines musiques reposent sur ce type d’amplification et s’écoute à travers ce genre de préservatif, soit. Mais que cette tendance devienne la règle, c’est à dénoncer sans relâche. Hier, au regard de ces nouveaux standards, on ne peut pas dire que c’était “trop fort”, ni comparer le réglage des basses à celui d’une rave party. Mais si l’on songe à ce que devrait être une voix comme celle de Dhafer Youssef dans un acoustique de pierres comme le Cloître des Carmes, on se dit que les ingénieurs du son n’ont plus d’oreille que pour leurs vu-mètres et ne savent pas voir ni écouter les lieux où ils travaillent, pas même leurs artistes. Car la contrebasse de Chris Jennings méritait un tout autre son que celui entendu hier, au moins plus lisible. Mais les artistes eux-mêmes se donnent-ils toujours les moyens de la qualité en manière de sonorisation ? Ne sont-ils pas, par ailleurs, tentés par la puissance et la brillance des effets dont ils savent le pouvoir immédiat qu’ils ont sur le public. Autre standard de l’écoute aujourd’hui dont les séductions doivent être immédiates. Ainsi, comprend-on bien que Dhafer Youssef compte sur la réverb pour embellir sa voix. Mais croit-il son public à ce point sourd qu’il ne sache pas l’entendre sans cet artifice, certes d’une grande utilité, mais dans certaines limites ? N’y aurait-il pas plus de magie à entendre sa voix résonner de manière plus naturelle, plus distante, plus en accord avec le lieu (« il s’agit de foi » nous précise Dhafer Youssef à propose d’un morceau, mais il oublie qu’il est dans un cloître et non dans un stade), notamment lorsqu’il projette ses fabuleux falsetto (qui pour le coup étaient d’une puissance excessive pour les tympans, alors même que je m’étais prudemment installé au dernier rang, loin des enceintes latérales auprès desquelles quelques oreilles ont dû souffrir quelques dégâts). Ceci n’est pas une condamnation sans réserve du recours à l’amplification et à ses effets, mais de grâce, messieurs les sonorisateurs, n’oubliez pas que vous ne sonorisez pas pour les derniers rangs où vous êtes vous-mêmes installés, pensez qu’il y a des premiers rangs et des places latérales, respectez la distance et les lieux, respectez aussi les murmures de la musique qui sont fait pour qu’on leur tende l’oreille et non qu’ils viennent s’y appliquer comme une clameur, et pensez que, s’il est dans la nature du sonorisateur de finir avec un sonotone, votre public a d’autres maux liés à d’autres métiers qui lui suffisent bien. « T’es vieux dans ta tête », m’avait un jour hurlé un sonorisateur que j’accusais de “tuer” un concert. Il était jeune, sûrement encore très jeune “dans sa tête”, mais déjà très vieux dans ses oreilles usées par le métier avant l’âge.

 

Une musique à numéros. La voix Dhafer Youssef est prodigieuse. Le chanteur semble d’ailleurs l’économiser, ne l’utilisant que pour de brefs préludes, commençant dans de poignants mélismes graves pour se terminer à l’aigu dans des transes vertigineuses. On peut imaginer que cette façon de projeter dans l’aigu exige quelque ménagement. Mais ce qui surprend, c’est le peu d’étendue de son “répertoire”. Car c’est toujours un peu le même prélude qui est repris, toujours saisissant, mais avec le même vocabulaire très restreint. Certes, cette restriction du vocabulaire, est une donnée de bien des traditions populaires qu’il faut rapporter à d’autres paramètres d’appréciation sauf à verser dans l’eurocentrisme, voire dans le jazzcentrisme… mais qui est contredite par les moult grands chanteurs solistes issus des grandes traditions des pays d’Islam, du Maroc au Pakistan. J’en dirais de même de sa pratique de l’oud, brillante, enjouée, pourvoyeuse d’une multitude de thèmes aux profils métriques variés qu’il enchaîne ou dont il juxtapose des reconfigurations rythmiques et mélodiques qu’il fait tourner en boucle jusqu’à l’hypnose. Mais là encore, faute de développer autrement que par la juxtaposition, se creuse vite un hiatus entre une musique somme tout très écrite et la réplique improvisée de ses interlocuteurs qui deviennent des faire valoir ou des alibis. Et l’on tombe dans le “syndrome Take Five” : « c’est super ton thème, dit Paul Desmond, mais moi je ne sais pas quoi jouer là-dessus. Joe Morello n’a qu’à se démerder. » Et ça devient un solo de batterie, sur le thème mis en boucle. Certes, Chandler Sardjoe n’est pas Joe Morello. Sa maîtrise des vocabulaires rythmiques du continent africain en fait l’interlocuteur idéal de ces riffs que lui adresse Dhafer Youssef, mais le schéma est un peu récurrent et l’entraîne à tomber dans des penchants démonstratifs. Morceau après morceau, les riffs de oud se juxtaposent comme des numéros, jusqu’à l’ultime, le numéro de batterie. Ils font certes le bonheur du public. Du temps du big band, déjà, le public adorait les solos de batterie au
risque de ne pas savoir écouter le reste.


Trois plus un. Le reste, c’est Chris Jennings et Kristjan Randalu. J’ai apprécié la contrebasse de Chris Jennings très tôt, du temps où il fréquentait le Concoures de la Défense, mais je ne l’avais pas entendu depuis longtemps et je ne le savais pas capable d’une compétence ni telle conviction ainsi adaptées à ce type de réplique. Et c’est dans cette relation triangulaire qu’il faut entendre le groupe et que j’ai pris le plus de plaisir à son écoute. Rien que pour ça, je ne regrette pas ma soirée. Quant à Kristjan Randalu qui assure la lourde de tâche de remplacer Tigran Hamasyan (je dis ça de ouï-dire, je n’ai jamais entendu le groupe avec Hamasyan), il ne m’a pas convaincu. Mais je n’en dirai pas plus, déformé que je suis peut-être par certaines préférences… je ne suis en tout cas pas certain de la nécessité ici du piano, sinon à apporter de la variété dans les tendances les plus “novely” de cette musique “à numéros”.


Retour, encore. Dialogues et controverses “after hours” autour du bar. Parmi les fans de Dhafer Youssef, quelques déçus, qui ne l’ont pas senti à l’aise et, du coup, très distant de son public. Un problème de sono semble en être la cause et je me suis étonné à plusieurs reprises de voir l’artiste interpeller, de gestes las et de regards contrits, son ingénieur de façade pour régler des problèmes qui relèvent en principe de l’ingénieur chargé des retours de scène. C’est qu’il n’avait pas voulu faire confiance à ce dernier fourni par l’équipe de Gaëtan Ortega, le responsable son du Tremplin, et avait préféré s’en remettre à son ingénieur personnel en façade, selon un dispositif inhabituel qui n’a pas bien fonctionné. Si j’en crois les commentaires de Gaëtan Ortega, il en a résulté, pour l’artiste un si vilain son du oud qu’il a demander à ce que soit coupé son retour et n’a plus joué qu’avec le son de façade ce qui n’est pas, certes, la situation la plus confortable.


Les tracas de la vie. Eh, oui, rien n’est simple et la vie est pleine de tracas. On veut communier avec son public, l’amener à la transe, et l’on trébuche sur un “bain de pieds” (1). Tenez, hier, prenant une après-midi de répit dans les rues d’Avignon, je décidai de m’offrir un moment d’extase estivale et je me payai une glace, une vraie, deux boules, dans un cornet. C’était oublier, l’heure, 15 heures, la chaleur d’Avignon à son pic… en moins de temps qu’il n’en faut pour ranger son porte-monnaie et déguster la première lapée, je retrouvai la quasi totalité de mon extase fondue, gouttant de l’angle de mon coude sur mes sandales, devenue un grotesque bain de pieds à la crème glacée. Au moins, à l’heure où je termine ce papier, la contrebasse de Gilles Naturel, à l’autre bout du wagon, semble toujours solidement arrimée et Paris approche, sous un ciel de pluie, mais sans retard sur l’horaire prévu.

Franck Bergerot

(1) Surnom donné aux haut-parleurs de retour posés au pied des musiciens.

|

Avant dernier concert du Tremplin Jazz d’Avignon, le chanteur-oudiste tunisien Dhafer Youssef et ses musiciens ont soulevé l’enthousiasme du public avignonnais et suscité l’intérêt et la réserve du chroniqueur de Jazz Magazine. Ce soir, c’est Elisabeth Kontomanou qui chantera au Cloître des Carmes en duo avec le pianiste Gustav Karlström et le public d’Avignon aurait tort de la bouder.

 

Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 4 août 2012.

Dhafer Youssef (chant, oud), Kirstjan Randalu (piano), Chris Jennings (contrebasse), Chander Sardjoe (batterie).

 

Retour. Le Palais des Papes s’éloigne dans une vilaine brume d’août prometteuse de canicule et d’orages. Elle ne restitue du profil du Mont Ventoux qu’un léger pastel bleuté glissant derrière les Dentelles de Montmirail qui gardent encore quelque netteté. Hier, au pied des Dentelles, à Séguret (où je m’arrêtais dormir à l’Auberge de jeunesse lorsque je sillonnais la région à vélo et où l’aubergiste servait un gouleyant vin de la commune), Alain Jean-Marie, Gilles Naturel et Philippe Soirat donnait un concert. Je viens de les croiser sur le quai d’Avignon, chargés, comme il se doit, de bouteilles de ce vin de Séguret inscrit depuis 1966 à l’appellation des Côtes du Rhône Villages et alors que je commence la rédaction de ce compte rendu, j’aperçois encore Gilles Naturel arrimer sa contrebasse le long des portes bagages à l’entrée du wagon, tracas de la vie d’artiste, envers des grâces ellingtoniennes et des fulgurances bop.

 

Réserve. Hier, à Avignon, ce fut une autre musique qui nous fut jouée. Je n’avais jamais écouté attentivement Dhafer Youssef autrement que distraitement et c’est la raison pour laquelle je décidai de prolonger mon séjour avignonnais. J’ai pris beaucoup de plaisir à entendre plus longuement et plus attentivement cette voix exceptionnelle, cette musique enjouée et passionnée, ce groupe soudé et ces musiciens aguerris. Mais à l’heure où le public avignonnais ovationnait éperdument le groupe de Dhafer Youssef, je restai sur ma réserve, une réserve partagée au bar, after hours, par plus de spectateurs qu’il n’y paraissait.

 

D’abord, le son. Jacques Aboucaya le disait sur ce blog il y a quelques semaines et le redit aujourd’hui même de Marciac, il est  mal vu de se plaindre tout haut de la puissance exagérée des sonorisations et de la place prise par la basse dans le mix des sonorisateurs (mais les fabriquants de de bouchons d’oreille se frottent les mains). Que certaines musiques reposent sur ce type d’amplification et s’écoute à travers ce genre de préservatif, soit. Mais que cette tendance devienne la règle, c’est à dénoncer sans relâche. Hier, au regard de ces nouveaux standards, on ne peut pas dire que c’était “trop fort”, ni comparer le réglage des basses à celui d’une rave party. Mais si l’on songe à ce que devrait être une voix comme celle de Dhafer Youssef dans un acoustique de pierres comme le Cloître des Carmes, on se dit que les ingénieurs du son n’ont plus d’oreille que pour leurs vu-mètres et ne savent pas voir ni écouter les lieux où ils travaillent, pas même leurs artistes. Car la contrebasse de Chris Jennings méritait un tout autre son que celui entendu hier, au moins plus lisible. Mais les artistes eux-mêmes se donnent-ils toujours les moyens de la qualité en manière de sonorisation ? Ne sont-ils pas, par ailleurs, tentés par la puissance et la brillance des effets dont ils savent le pouvoir immédiat qu’ils ont sur le public. Autre standard de l’écoute aujourd’hui dont les séductions doivent être immédiates. Ainsi, comprend-on bien que Dhafer Youssef compte sur la réverb pour embellir sa voix. Mais croit-il son public à ce point sourd qu’il ne sache pas l’entendre sans cet artifice, certes d’une grande utilité, mais dans certaines limites ? N’y aurait-il pas plus de magie à entendre sa voix résonner de manière plus naturelle, plus distante, plus en accord avec le lieu (« il s’agit de foi » nous précise Dhafer Youssef à propose d’un morceau, mais il oublie qu’il est dans un cloître et non dans un stade), notamment lorsqu’il projette ses fabuleux falsetto (qui pour le coup étaient d’une puissance excessive pour les tympans, alors même que je m’étais prudemment installé au dernier rang, loin des enceintes latérales auprès desquelles quelques oreilles ont dû souffrir quelques dégâts). Ceci n’est pas une condamnation sans réserve du recours à l’amplification et à ses effets, mais de grâce, messieurs les sonorisateurs, n’oubliez pas que vous ne sonorisez pas pour les derniers rangs où vous êtes vous-mêmes installés, pensez qu’il y a des premiers rangs et des places latérales, respectez la distance et les lieux, respectez aussi les murmures de la musique qui sont fait pour qu’on leur tende l’oreille et non qu’ils viennent s’y appliquer comme une clameur, et pensez que, s’il est dans la nature du sonorisateur de finir avec un sonotone, votre public a d’autres maux liés à d’autres métiers qui lui suffisent bien. « T’es vieux dans ta tête », m’avait un jour hurlé un sonorisateur que j’accusais de “tuer” un concert. Il était jeune, sûrement encore très jeune “dans sa tête”, mais déjà très vieux dans ses oreilles usées par le métier avant l’âge.

 

Une musique à numéros. La voix Dhafer Youssef est prodigieuse. Le chanteur semble d’ailleurs l’économiser, ne l’utilisant que pour de brefs préludes, commençant dans de poignants mélismes graves pour se terminer à l’aigu dans des transes vertigineuses. On peut imaginer que cette façon de projeter dans l’aigu exige quelque ménagement. Mais ce qui surprend, c’est le peu d’étendue de son “répertoire”. Car c’est toujours un peu le même prélude qui est repris, toujours saisissant, mais avec le même vocabulaire très restreint. Certes, cette restriction du vocabulaire, est une donnée de bien des traditions populaires qu’il faut rapporter à d’autres paramètres d’appréciation sauf à verser dans l’eurocentrisme, voire dans le jazzcentrisme… mais qui est contredite par les moult grands chanteurs solistes issus des grandes traditions des pays d’Islam, du Maroc au Pakistan. J’en dirais de même de sa pratique de l’oud, brillante, enjouée, pourvoyeuse d’une multitude de thèmes aux profils métriques variés qu’il enchaîne ou dont il juxtapose des reconfigurations rythmiques et mélodiques qu’il fait tourner en boucle jusqu’à l’hypnose. Mais là encore, faute de développer autrement que par la juxtaposition, se creuse vite un hiatus entre une musique somme tout très écrite et la réplique improvisée de ses interlocuteurs qui deviennent des faire valoir ou des alibis. Et l’on tombe dans le “syndrome Take Five” : « c’est super ton thème, dit Paul Desmond, mais moi je ne sais pas quoi jouer là-dessus. Joe Morello n’a qu’à se démerder. » Et ça devient un solo de batterie, sur le thème mis en boucle. Certes, Chandler Sardjoe n’est pas Joe Morello. Sa maîtrise des vocabulaires rythmiques du continent africain en fait l’interlocuteur idéal de ces riffs que lui adresse Dhafer Youssef, mais le schéma est un peu récurrent et l’entraîne à tomber dans des penchants démonstratifs. Morceau après morceau, les riffs de oud se juxtaposent comme des numéros, jusqu’à l’ultime, le numéro de batterie. Ils font certes le bonheur du public. Du temps du big band, déjà, le public adorait les solos de batterie au
risque de ne pas savoir écouter le reste.


Trois plus un. Le reste, c’est Chris Jennings et Kristjan Randalu. J’ai apprécié la contrebasse de Chris Jennings très tôt, du temps où il fréquentait le Concoures de la Défense, mais je ne l’avais pas entendu depuis longtemps et je ne le savais pas capable d’une compétence ni telle conviction ainsi adaptées à ce type de réplique. Et c’est dans cette relation triangulaire qu’il faut entendre le groupe et que j’ai pris le plus de plaisir à son écoute. Rien que pour ça, je ne regrette pas ma soirée. Quant à Kristjan Randalu qui assure la lourde de tâche de remplacer Tigran Hamasyan (je dis ça de ouï-dire, je n’ai jamais entendu le groupe avec Hamasyan), il ne m’a pas convaincu. Mais je n’en dirai pas plus, déformé que je suis peut-être par certaines préférences… je ne suis en tout cas pas certain de la nécessité ici du piano, sinon à apporter de la variété dans les tendances les plus “novely” de cette musique “à numéros”.


Retour, encore. Dialogues et controverses “after hours” autour du bar. Parmi les fans de Dhafer Youssef, quelques déçus, qui ne l’ont pas senti à l’aise et, du coup, très distant de son public. Un problème de sono semble en être la cause et je me suis étonné à plusieurs reprises de voir l’artiste interpeller, de gestes las et de regards contrits, son ingénieur de façade pour régler des problèmes qui relèvent en principe de l’ingénieur chargé des retours de scène. C’est qu’il n’avait pas voulu faire confiance à ce dernier fourni par l’équipe de Gaëtan Ortega, le responsable son du Tremplin, et avait préféré s’en remettre à son ingénieur personnel en façade, selon un dispositif inhabituel qui n’a pas bien fonctionné. Si j’en crois les commentaires de Gaëtan Ortega, il en a résulté, pour l’artiste un si vilain son du oud qu’il a demander à ce que soit coupé son retour et n’a plus joué qu’avec le son de façade ce qui n’est pas, certes, la situation la plus confortable.


Les tracas de la vie. Eh, oui, rien n’est simple et la vie est pleine de tracas. On veut communier avec son public, l’amener à la transe, et l’on trébuche sur un “bain de pieds” (1). Tenez, hier, prenant une après-midi de répit dans les rues d’Avignon, je décidai de m’offrir un moment d’extase estivale et je me payai une glace, une vraie, deux boules, dans un cornet. C’était oublier, l’heure, 15 heures, la chaleur d’Avignon à son pic… en moins de temps qu’il n’en faut pour ranger son porte-monnaie et déguster la première lapée, je retrouvai la quasi totalité de mon extase fondue, gouttant de l’angle de mon coude sur mes sandales, devenue un grotesque bain de pieds à la crème glacée. Au moins, à l’heure où je termine ce papier, la contrebasse de Gilles Naturel, à l’autre bout du wagon, semble toujours solidement arrimée et Paris approche, sous un ciel de pluie, mais sans retard sur l’horaire prévu.

Franck Bergerot

(1) Surnom donné aux haut-parleurs de retour posés au pied des musiciens.

|

Avant dernier concert du Tremplin Jazz d’Avignon, le chanteur-oudiste tunisien Dhafer Youssef et ses musiciens ont soulevé l’enthousiasme du public avignonnais et suscité l’intérêt et la réserve du chroniqueur de Jazz Magazine. Ce soir, c’est Elisabeth Kontomanou qui chantera au Cloître des Carmes en duo avec le pianiste Gustav Karlström et le public d’Avignon aurait tort de la bouder.

 

Cloître des Carmes, Tremplin jazz d’Avignon (84), le 4 août 2012.

Dhafer Youssef (chant, oud), Kirstjan Randalu (piano), Chris Jennings (contrebasse), Chander Sardjoe (batterie).

 

Retour. Le Palais des Papes s’éloigne dans une vilaine brume d’août prometteuse de canicule et d’orages. Elle ne restitue du profil du Mont Ventoux qu’un léger pastel bleuté glissant derrière les Dentelles de Montmirail qui gardent encore quelque netteté. Hier, au pied des Dentelles, à Séguret (où je m’arrêtais dormir à l’Auberge de jeunesse lorsque je sillonnais la région à vélo et où l’aubergiste servait un gouleyant vin de la commune), Alain Jean-Marie, Gilles Naturel et Philippe Soirat donnait un concert. Je viens de les croiser sur le quai d’Avignon, chargés, comme il se doit, de bouteilles de ce vin de Séguret inscrit depuis 1966 à l’appellation des Côtes du Rhône Villages et alors que je commence la rédaction de ce compte rendu, j’aperçois encore Gilles Naturel arrimer sa contrebasse le long des portes bagages à l’entrée du wagon, tracas de la vie d’artiste, envers des grâces ellingtoniennes et des fulgurances bop.

 

Réserve. Hier, à Avignon, ce fut une autre musique qui nous fut jouée. Je n’avais jamais écouté attentivement Dhafer Youssef autrement que distraitement et c’est la raison pour laquelle je décidai de prolonger mon séjour avignonnais. J’ai pris beaucoup de plaisir à entendre plus longuement et plus attentivement cette voix exceptionnelle, cette musique enjouée et passionnée, ce groupe soudé et ces musiciens aguerris. Mais à l’heure où le public avignonnais ovationnait éperdument le groupe de Dhafer Youssef, je restai sur ma réserve, une réserve partagée au bar, after hours, par plus de spectateurs qu’il n’y paraissait.

 

D’abord, le son. Jacques Aboucaya le disait sur ce blog il y a quelques semaines et le redit aujourd’hui même de Marciac, il est  mal vu de se plaindre tout haut de la puissance exagérée des sonorisations et de la place prise par la basse dans le mix des sonorisateurs (mais les fabriquants de de bouchons d’oreille se frottent les mains). Que certaines musiques reposent sur ce type d’amplification et s’écoute à travers ce genre de préservatif, soit. Mais que cette tendance devienne la règle, c’est à dénoncer sans relâche. Hier, au regard de ces nouveaux standards, on ne peut pas dire que c’était “trop fort”, ni comparer le réglage des basses à celui d’une rave party. Mais si l’on songe à ce que devrait être une voix comme celle de Dhafer Youssef dans un acoustique de pierres comme le Cloître des Carmes, on se dit que les ingénieurs du son n’ont plus d’oreille que pour leurs vu-mètres et ne savent pas voir ni écouter les lieux où ils travaillent, pas même leurs artistes. Car la contrebasse de Chris Jennings méritait un tout autre son que celui entendu hier, au moins plus lisible. Mais les artistes eux-mêmes se donnent-ils toujours les moyens de la qualité en manière de sonorisation ? Ne sont-ils pas, par ailleurs, tentés par la puissance et la brillance des effets dont ils savent le pouvoir immédiat qu’ils ont sur le public. Autre standard de l’écoute aujourd’hui dont les séductions doivent être immédiates. Ainsi, comprend-on bien que Dhafer Youssef compte sur la réverb pour embellir sa voix. Mais croit-il son public à ce point sourd qu’il ne sache pas l’entendre sans cet artifice, certes d’une grande utilité, mais dans certaines limites ? N’y aurait-il pas plus de magie à entendre sa voix résonner de manière plus naturelle, plus distante, plus en accord avec le lieu (« il s’agit de foi » nous précise Dhafer Youssef à propose d’un morceau, mais il oublie qu’il est dans un cloître et non dans un stade), notamment lorsqu’il projette ses fabuleux falsetto (qui pour le coup étaient d’une puissance excessive pour les tympans, alors même que je m’étais prudemment installé au dernier rang, loin des enceintes latérales auprès desquelles quelques oreilles ont dû souffrir quelques dégâts). Ceci n’est pas une condamnation sans réserve du recours à l’amplification et à ses effets, mais de grâce, messieurs les sonorisateurs, n’oubliez pas que vous ne sonorisez pas pour les derniers rangs où vous êtes vous-mêmes installés, pensez qu’il y a des premiers rangs et des places latérales, respectez la distance et les lieux, respectez aussi les murmures de la musique qui sont fait pour qu’on leur tende l’oreille et non qu’ils viennent s’y appliquer comme une clameur, et pensez que, s’il est dans la nature du sonorisateur de finir avec un sonotone, votre public a d’autres maux liés à d’autres métiers qui lui suffisent bien. « T’es vieux dans ta tête », m’avait un jour hurlé un sonorisateur que j’accusais de “tuer” un concert. Il était jeune, sûrement encore très jeune “dans sa tête”, mais déjà très vieux dans ses oreilles usées par le métier avant l’âge.

 

Une musique à numéros. La voix Dhafer Youssef est prodigieuse. Le chanteur semble d’ailleurs l’économiser, ne l’utilisant que pour de brefs préludes, commençant dans de poignants mélismes graves pour se terminer à l’aigu dans des transes vertigineuses. On peut imaginer que cette façon de projeter dans l’aigu exige quelque ménagement. Mais ce qui surprend, c’est le peu d’étendue de son “répertoire”. Car c’est toujours un peu le même prélude qui est repris, toujours saisissant, mais avec le même vocabulaire très restreint. Certes, cette restriction du vocabulaire, est une donnée de bien des traditions populaires qu’il faut rapporter à d’autres paramètres d’appréciation sauf à verser dans l’eurocentrisme, voire dans le jazzcentrisme… mais qui est contredite par les moult grands chanteurs solistes issus des grandes traditions des pays d’Islam, du Maroc au Pakistan. J’en dirais de même de sa pratique de l’oud, brillante, enjouée, pourvoyeuse d’une multitude de thèmes aux profils métriques variés qu’il enchaîne ou dont il juxtapose des reconfigurations rythmiques et mélodiques qu’il fait tourner en boucle jusqu’à l’hypnose. Mais là encore, faute de développer autrement que par la juxtaposition, se creuse vite un hiatus entre une musique somme tout très écrite et la réplique improvisée de ses interlocuteurs qui deviennent des faire valoir ou des alibis. Et l’on tombe dans le “syndrome Take Five” : « c’est super ton thème, dit Paul Desmond, mais moi je ne sais pas quoi jouer là-dessus. Joe Morello n’a qu’à se démerder. » Et ça devient un solo de batterie, sur le thème mis en boucle. Certes, Chandler Sardjoe n’est pas Joe Morello. Sa maîtrise des vocabulaires rythmiques du continent africain en fait l’interlocuteur idéal de ces riffs que lui adresse Dhafer Youssef, mais le schéma est un peu récurrent et l’entraîne à tomber dans des penchants démonstratifs. Morceau après morceau, les riffs de oud se juxtaposent comme des numéros, jusqu’à l’ultime, le numéro de batterie. Ils font certes le bonheur du public. Du temps du big band, déjà, le public adorait les solos de batterie au
risque de ne pas savoir écouter le reste.


Trois plus un. Le reste, c’est Chris Jennings et Kristjan Randalu. J’ai apprécié la contrebasse de Chris Jennings très tôt, du temps où il fréquentait le Concoures de la Défense, mais je ne l’avais pas entendu depuis longtemps et je ne le savais pas capable d’une compétence ni telle conviction ainsi adaptées à ce type de réplique. Et c’est dans cette relation triangulaire qu’il faut entendre le groupe et que j’ai pris le plus de plaisir à son écoute. Rien que pour ça, je ne regrette pas ma soirée. Quant à Kristjan Randalu qui assure la lourde de tâche de remplacer Tigran Hamasyan (je dis ça de ouï-dire, je n’ai jamais entendu le groupe avec Hamasyan), il ne m’a pas convaincu. Mais je n’en dirai pas plus, déformé que je suis peut-être par certaines préférences… je ne suis en tout cas pas certain de la nécessité ici du piano, sinon à apporter de la variété dans les tendances les plus “novely” de cette musique “à numéros”.


Retour, encore. Dialogues et controverses “after hours” autour du bar. Parmi les fans de Dhafer Youssef, quelques déçus, qui ne l’ont pas senti à l’aise et, du coup, très distant de son public. Un problème de sono semble en être la cause et je me suis étonné à plusieurs reprises de voir l’artiste interpeller, de gestes las et de regards contrits, son ingénieur de façade pour régler des problèmes qui relèvent en principe de l’ingénieur chargé des retours de scène. C’est qu’il n’avait pas voulu faire confiance à ce dernier fourni par l’équipe de Gaëtan Ortega, le responsable son du Tremplin, et avait préféré s’en remettre à son ingénieur personnel en façade, selon un dispositif inhabituel qui n’a pas bien fonctionné. Si j’en crois les commentaires de Gaëtan Ortega, il en a résulté, pour l’artiste un si vilain son du oud qu’il a demander à ce que soit coupé son retour et n’a plus joué qu’avec le son de façade ce qui n’est pas, certes, la situation la plus confortable.


Les tracas de la vie. Eh, oui, rien n’est simple et la vie est pleine de tracas. On veut communier avec son public, l’amener à la transe, et l’on trébuche sur un “bain de pieds” (1). Tenez, hier, prenant une après-midi de répit dans les rues d’Avignon, je décidai de m’offrir un moment d’extase estivale et je me payai une glace, une vraie, deux boules, dans un cornet. C’était oublier, l’heure, 15 heures, la chaleur d’Avignon à son pic… en moins de temps qu’il n’en faut pour ranger son porte-monnaie et déguster la première lapée, je retrouvai la quasi totalité de mon extase fondue, gouttant de l’angle de mon coude sur mes sandales, devenue un grotesque bain de pieds à la crème glacée. Au moins, à l’heure où je termine ce papier, la contrebasse de Gilles Naturel, à l’autre bout du wagon, semble toujours solidement arrimée et Paris approche, sous un ciel de pluie, mais sans retard sur l’horaire prévu.

Franck Bergerot

(1) Surnom donné aux haut-parleurs de retour posés au pied des musiciens.