Baptiste Boiron, le visiteur du soir
Hier, le saxophoniste Baptiste Boiron, du village voisin, s’est arrêté chez moi à l’heure du dîner. Écoutes, projets, partages, produits locaux.
Allo ? Je connais cette voix. C’est Baptiste. Je rentre de Lorient où j’ai déposé ma tendre et chère au train. Je m’arrêterais bien chez toi en rentrant sur Melrand – Arrive!
Le frigo est très peu garni, je quitte la maison demain. Une soupe un peu claire pour liquider un trop plein de poireaux acheté au marché de producteur du mercredi à Melrand et un trop peu de pommes de terre allians me restant d’un ancien marché des producteurs du vendredi soir à Bubry. Un reste de lentilles corail devrait l’épaissir avantageusement. Pas de pain – mon allergie oblige – mais un gros radis rose que nous tartinerons d’une boîte de rillettes au piment d’espelette de la Poule Mouillée, fournisseur de volailles du Double-Plouc, boutique en ligne des producteurs locaux chez qui on peut retirer ses commandes tous les vendredi-soirs à Saint-Yves, à 200 mètres de la maison, et d’où j’ai également acquis un Guenelec et petit rondin frais de l’éleveur de brebis Paul Padovani. Baptiste m’a annoncé sa compote dont il a le secret (pommes de ses voisins ou du Verger du Plessis, un petit mélange d’épices et indubitablement un peu de beurre, on est en Bretagne). Le vin sera un rouge qu’un producteur breton débutant m’a vendu ainsi que quelques autres crus de ses vignes, discutables à part un chenin tout à fait exceptionnel, et cette dernière bouteille de rouge d’une robustesse paysanne très séduisante. C’est mon dernier flacon et depuis je ne l’ai plus revu. A-t-il déjà fait faillite ? L’œuvre picturale d’un artiste également local permet seule de distinguer ses vins les uns des autres mais la fiche que je m’étais faite s’est perdue.
Ce soir, c’est Baptiste qui a des choses à me faire écouter. L’éventail de nos écoutes est fort large. Depuis que je le connais, ç’aura été d’I Got Rhythm de Don Byas en duo avec Slam Stewart (1945, et la fameuse progressions par quintes from Ab to C) au concerto pour saxophone de Peter Eötövs (écriture orchestrale renversante !) en passant par quelque sonneur breton (ça ne manque pas par ici et Baptiste lui-même, depuis qu’il s’est installé à Melrand, s’est mis à la bombarde avec la ferme intention de se présenter au Trophée Pierre Bédard qui se tient chaque mois quatrième dimanche de juin ici-même à Saint-Yves).
Ce soir, c’est Baptiste qui dégaine. Après avoir retiré de la platine les dernières sonates de Beethoven par Yves Nat, il lance… J’ai le dos tourné, appliqué à débiter des rondelles de radis. J’essaie de deviner. C’est du Ellington ou plutôt Billy Strayhorn, pour l’écriture tout du moins. Le contexte m’égare… Come Sunday me souffle Baptiste avant que la moulinette des titres ne se soit arrêtée sur le bon titre. Bien sûr ! Où avais-je la tête ! Mais par qui ? Soprano-piano. Liebman-Beirach ? Liebman aurait déjà eu de ses impatiences. Lacy ? Pas suffisamment hiératique. Des Américains ? Non. Jean-Charles Richard ? Non. Très beau, sobre, délié, juste, profondeur harmonique (le critique a le vocabulaire qu’il peut).
Je donne ma langue au chat. Ça vient de sortir et je l’ai vu passer. François Jeanneau, 90 ans, frais comme un gardon ! Avec son cher – l’incroyable – Emil Spanyi, qui débarqua en 1996, tout Oscar Peterson dans les doigts et une curiosité culturelle sans fonds, de sa Hongrie natale (Budapest, 1968), plus précisément du Conservatoire Belá Bartok, de l’Académie Franz Liszt, élève d’Harald Neuwirth à l’Université de musique et des arts de Graz en Autriche, pour s’inscrire au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSDP) et s’en remettre à la maïeutique particulière à François Jeanneau et ses complices : Jean-François Jenny-Clark et Daniel Humair. Génération Christophe Monniot avec lequel il monte Ozone et commence à développer l’éventail de son talent.

Il le déploie ici pour son ancien professeur dont il est devenu le complice, usant du piano mais aussi de ces claviers dont on dit qu’il est collectionneur, ici un Fender Rhodes et un (ou des) synthétiseurs, qu’on ne remarque qu’après coup tant il en use avec à propos et un goût extrême sur ce magnifique programme ellingtonien ; Day Dream, A Flower Is a Lonesome Thing, Lush Life, Take the A Train, l’ultime U.M.M.G. (l’Upper Manhattan Medical Group où l’alter ego de Duke finit se jours et composa ses dernières partitions). Le disque de Jeanneau et Spanyi paru chez Parallel s’intitule Straight Horn, le surnom du soprano et clin d’œil à Steve Lacy qui après avoir s’intitulé “Soprano Sax” son premier disque (l’irruption de ce saxophone dans le jazz moderne n’était pas un moindre événement en 1957) avait titré son troisième “Straight Horn” (1960, le deuxième en 1958 ayant rendu hommage à son maître de musique, Thelonious Monk sous le titre “Reflections”)

La soupe aux poireaux étant engloutie, il est temps de passer aux fromages (toujours sans pain, mais j’ai dégoté pour Baptiste quelques galettes de maïs soufflé) et à l’autre disque mystère. Piano solo. Magnifique, mon vocabulaire, le vin aidant, me fait défaut. Je donne rapidement ma langue au chat. “Shadow Plays” en concert à Vienne, 2021 (ECM). C’est le grand Craig Taborn dont je ne connaissais que son premier solo “Avenging Angel”, plus concis, plus franc.

Le flow du “live” exigera une réécoute ultérieure, d’autant plus que le vin a délié nos langues et que l’on n’écoute plus vraiment. Baptiste a tant de projets. Cet été, il amènera son quintette “Les Joies Multiples” au festival de Malguénac, et quel quintette ! Médéric Collignon, Hélène Labarrière – ceux-là vous les connaissez déjà ! –, le pianiste Matthieu Naulleau (vous devriez le connaître, c’est un sacré client !) et le batteur Antonin Volson (l’un des secrets musicaux hélas les mieux gardés de Bretagne Centre). Il aimerait relancer son trio “Là” né en plein Covid, avec Frédéric Gastard et Bruno Chevillon, mais les deux gaillards sont loins et du genre déjà très demandés.

L’an passé, Baptiste a présenté au printemps dernier Un Tour dans les Terres, suite composée pour l’orgue baroque au tempérament inégal de la chapelle de Quelven, s’est livré à une petite tournée morbihanaise en duo avec Médéric Collignon, a monté un programme entre tradition bretonne et échos contemporains avec la grand chanteuse Marthe Vassallo et a présenté et interprété lui-même la partition de son quintette pour saxophone alto, violoncelle, piano et percussions en hommage au peintre Tal-Coat.
Enfin, il clôturera Jazz Miniatures de Port-Louis le 1er février avec le Taraf de Kleg à la même affiche que Papanosh, festival qui s’ouvrira le 30 avec le duo de la guitariste Cristelle Séry et du clarinettiste Étienne Cabaret et accueillera le lendemain le duo Matthieu Donarier / Gilles Coronado. Et dire que je serai retenu à Paris ! Franck Bergerot
NB: La photo d’ouverture est de Nathalie Hureau (monteuse cinéma, désormais autrice de récits photographiques), tirée des “Scènettes 3/5” du colletif KF serré allongé. Intitulée “Le Maître et l’adepte”: en dépit des trente ans d’âge qui nous séparent Baptiste et moi et vu la nature de nos échanges, je serai bien en peine de dire lequel est le maître et lequel est l’adepte.