Jazz live
Publié le 26 Sep 2018

Barre Phillips et Julyen Hamilton inaugurent les 6èmes Emouvantes à Marseille

Ouverture du festival 6ème Les Emouvantes à Marseille par une préface de son fondateur, le contrebassiste Claude Tchamitchian (également fondateur du label phonographique Emouvance) et un duo, celui du contrebassiste Barre Phillips et du chorégraphe et danseur Julyen Hamilton.

Illustration: Home Sweet Home © X. Deher (Fictionnal Cover)

« Tout ce qui nous entoure est mouvement », écrit Claude Tchamitchian, étendant cette notion de mouvement à la dynamique des sons, du geste musical, du muscle poétique et des émotions, pour thématiser le programme qu’il a imaginé. Avec pour premier argument le duo du contrebassiste Barre Phillips et du danseur-chorégraphe Julyen Hamilton.

Je me souviens de la première fois que je vis et entendis Barre Phillips. J’en recherche régulièrement la date exacte, pour la retrouver et la perdre aussitôt. Disons que c’était entre 1969 et 1971 (j’avais 16-18 ans) à la Salle Gémier, annexe du TNP où j’étais venu écouter The Trio, peut-être autant attiré par le pantalon à carreaux de John Surman qu’il portait sur la photo imprimée dans Bref, le programme du TNP, que par la taille impressionnante de son saxophone baryton. Mais c’est le trio lui-même, sa musique, qui firent de ce qui était mon second concert de jazz “Mon Premier”. Celui où je me sentis chez moi. Barre Phillips notamment m’avait pris par la main.

J’étais encore néophyte dans la connaissance de cette musique et ne savait rien de l’histoire de la contrebasse, mais je l’associais à quelque chose de rigide, d’inélégant, d’embarrassant pour ces musiciens qui devaient rester debout tout le concert parallèlement (quoiqu’au prix d’une évidente scoliose) à leur gros meuble de vieux bois ciré, qu’ils jouaient d’un ou deux doigts en bas et de gestes assez grossiers en haut (il est vrai que l’on disait de certains qu’ils jouaient la main gauche “ouvert-fermé”, voire avec des moufles), le tout pour en tirer de rébarbatifs pom-pom-pom-pom. Or, Barre Phillips, c’était tout le contraire de ça : cette capacité de monter à l’aigu, tirer l’archet avec l’agilité d’un violoniste (lorsque d’autres qui s’y essayaient avaient l’air de scier du bois), de dessiner des vraies lignes mélodiques, de “souffler” de prodigieuses nappes de son, avec des harmoniques comme des verres de cristal… Mais surtout, la position du corps me révélait un autre instrument qu’il étreignait, embrassait, cajolait… abandonnant la stature et le costume-cravate de chef du protocole, pour la souplesse et le juste-au-corps du danseur, et faisant de son armoire normande la partenaire légère et dynamique d’un merveilleux pas de deux.

Aussi parmi mes premiers quinze vinyles pouvait-on trouver l’intégrale de Barre Phillips disponible en France (les disques du Trio, de Michel Portal, celui du trio de Siegfried Kessler au Gill’s Club, le duo avec Dave Holland sur ECM et le solo “Journal Violone”… ) Et longtemps, je n’ai su apprécier l’instrument qu’à cette aune. Ce qui était certes me priver d’autres plaisirs. J’apprendrais plus tard à aimer les grands praticiens de la basse de tempo, de Pops Foster à Wilbur Ware et à apprécier en connaisseurs la profondeur du son, la qualité du time, le choix des notes…). Et la grâce très individualisée dans le bras-dessus bras-dessous que chacun partage avec l’encombrante “grand-mère”.

Il y a longtemps que je n’avais plus entendu Barre Phillips en concert, mais – sans même me référer à ses collaborations avec Carolyn Carlson, à peine plus récentes que cette “première” quasi cinquantenaire –, rien ne m’étonne dans cette rencontre avec l’art chorégraphique à laquelle j’assistais hier soir avec émotion, rencontre qui n’est pas une première, mais la énième d’une relation de 20 ans. Ils entrent en scène et dansent déjà. Barre Phillips, 84 ans, visage de vieil indien, n’a certes pas la stature d’un galopin, mais Julyen Hamilton si. Tantôt mime, le geste l’emmène, il part à sa poursuite, se laisse entrainer par lui dans une gesticulation faunesque répondant à un vaste vocabulaire, autour du contrebassiste qui se déplace lui aussi de temps à autre, mais de manière plus économe, car il a fort à faire avec sa contrebasse sur laquelle il a gardé, approfondi, le métier et la poétique mélodique, rythmiques et timbrale qui m’avaient cueilli autrefois. Les deux improvisateurs s’observent, se suivent, se précèdent, s’interpellent et se répondent chacun dans son langage, selon un contrepoint interactif fascinant, flottant entre le dramatique et le drolatique, hésitant parfois à en finir… Ils s’interrogent du regard, joignent le geste au regard, ou Phillips répondant aux interrogations du corps de son compère en plaçant des points d’interrogation sur ses fins de phrases rythmiques ou mélodiques. Mais Julyen Hamilton trouve dans ce dialogue, que le public hésite à applaudir, matière à repartir de plus belle… Et Barre Phillips, qui aurait bien mis là un point final, repart à sa suite. On y aurait passé la nuit. • Franck Bergerot