Belgian Jazz Meeting 2015, un cru classé !

Bruges (Belgique, Flandres) abrite un club de jazz illustre nommé « De Werf ». En 2005, on y organisait le premier « Flemish Jazz Meeting », et trois éditions plus tard (la périodicité est irrégulière) l’événement est devenu le « Belgium Jazz Meeting », étape logique dans l’effort poursuivi par tous d’unifier la scène jazz des deux parties de la Belgique. Après une édition à Liège en 2013, la manifestation est revenue à sa terre d’origine, Bruges. Et comme symbole de tout ce travail, la présence dimanche matin des deux ministres de la culture, le flamand et celui (celle en l’occurrence) de langue française. Au terme d’une sélection drastique, pas moins de 16 groupes étaient soumis à l’appréciation de très nombreux programmateurs et directeurs de scènes venus du monde entier. Dans leur travail de sélection, le membres du jury ont tenu compte manifestement de l’élargissement actuel du mot « jazz », et ont donc accueilli tous les modes contemporains de cette musique. Trois jours intenses, avec des groupes et des propositions d’inégales dimensions, au coeur d’une cité qui a su se parer de ses habits d’un automne mouillé, comme pour nous faire oublier les beautés dont nous avons été privés – mais on ne peut tout avoir ! Quant à l’organisation, elle aura été parfaite comme toujours, avec ce qui convient de sourires et de dégustations, sur fond de bénévolat exemplaire. Les flamandes ne font pas que danser, elles chantent également…

Donc au « De Werf », on démarre le vendredi soir avec le LABtrio, soit : Bram De Looze (p), Anneleen Boehme (b), Lander Gyselinck (dm). Trente minutes (c’est le temps accordé à chacun) d’une musique qui sait trouver des espaces, cheminer du silence à l’explosion, se laisser prendre à une belle dynamique, dont le batteur est le centre, particulièrement performant, entre pulsation et couleur. D’entrée, la barre est placée assez haut. Suivent les membres du JF Foliez’s Playground, soit le leader Jean-François Foliez à la clarinette, Casimir Liberski au piano, Janos Bruneel à la contrebasse et Xavier Rogé à la batterie. La musique que défend le clarinettiste va de thèmes presque « zorniens » (en tous cas Klezmer) à des pièces qui évoquent plus classiquement le jazz cher à Buddy De Franco. Il est à noter que l’utilisation qu’il fait de la clarinette en sib (exclusivement) renvoie à un son pur et clair, sans les effets de souffle qu’on aime tant de nos jours depuis Jimmy Giuffre. Belle palette donc, et utilisation de l’ensemble du spectre. Très bon soutien du pianiste, et (m’a-t’il semblé) une mise en avant de la batterie un peu excessive. Mais déjà le septet d’Eve Beuvens (p, comp) est sur scène : Laurent Blondiau (tp, bugle), qu’on va entendre plusieurs fois dans la soirée, Grégoire Tirtiaux au saxophone alto, Sylvain Debaisieux au ténor, Benjamin Sauzereau à la guitare, Manolo Cabras à la contrebasse et Lionel Beuvens à la batterie. Belle écriture, beaux arrangements, superbes interventions de Blondiau au bugle, mais l’on reste sur une certaine réserve. Sans doute faudrait-il à de tels projets le temps de leur construction complète, des répétitions, et que les musiciens se libèrent des partitions. En seconde partie de soirée, deux groupes : le « projet » de Philippe Laloy (as, b-fl) autour de la musique des « Pink Floyd » (« Kind Of Pink »), avec l’excellent Emmanuel Baily (guitare) et le pictural Arne Van Dongen (b). J’ai déjà rendu compte de la musique de ce trio, lors de ses prestations en Avignon pendant ‘été 2014. Voir ici : http://www.jazzmagazine.com/index.php/le-jazz-live/788-tetes-de-jazz-ii-qkind-of-pinkq-letrangerqreminiscencesq-theo-ceccaldi-trio. J’ajouterai seulement que leur prestation de samedi n’aura pas permis d’apprécier la tendresse qui finit par se dégager de cette musique, qui chante – quand on veut bien s’y laisser aller – comme au plus beaux jours… Quant au big band qu’on nous avait réservé pour la fin, il en a conquis beaucoup par ses raffinements d’écriture, sa masse, la qualité des solistes : voici leurs noms, vous les retrouverez sur un double CD produit par le label « De Werf » (MikMâäk): Bart Maris, Jean-Paul Estiévenart, Laurent Blondiau (tp), Niels Van Heertum, Pascal Rousseau, Michel Massot (tubas, tb), Bo Van Der Werf, Grégoire Tirtiaux, Guillaume Orti, Jeroen Van Herzeele (saxophones), Quentin Manfroy, Pierre Bernard (fl), Yan Lecollaire (cl), Fabian Fiorini (p), Claude Tchamitchian (b), João Lobo (dm). Compositions de Tchamitchian, Orti, Massot, Fiorini, Lecollaire, Bernard, Blondiau et même… Andy Emler !

Samedi matin, on retrouve l’inventif Bart Maris (tp, pocket-tp) et ses installations de magnétophones, avec lesquels il dialogue pendant les intermèdes entre les concerts. Installation drôle et judicieuse, dialogues pleins de sève. On se retrouve dans les belles salles du Concertgebouw, on peut y rencontrer les agents d’artistes, les musiciens aux-mêmes, les responsables de labels. Mais le salon de musique de chambre nous attend pour la suite des prestations ! Avec, pour commencer, un duo assez proche de l’esthétique qu’on nomme aujourd’hui « musique improvisée », dans une atmosphère recueillie, lyrique, à la fois tendue et marquée d’une certaine douceur. Ils ont nom Rawfishboys et sont Joachim Badenhorst (cl, b-cl) et Brice Soniano (b), ce dernier responsable aussi de parties de chant diphonique. C’est Nathalie Loriers (p) qui suit, en trio avec Tineke Postma (as, ss) et Philippe Aerts (b). Et là, le choc ! On connaît bien Nathalie Loriers chez nous, depuis de nombreuses années, on aime sa manière ouverte, sensible, poétique, sans les « pianismes » qui nous irritent si souvent chez d’autres, mais cette fois elle va marquer même les plus rétifs ! Avec ce nouveau trio (déjà écouté l’an dernier au « Flemish Jazz Festival », exactement dans la même salle) elle a trouvé un équilibre et surtout une manière de dialogue très excitants. Et si Philippe Aerts sait en même temps se faire écouter et se mettre au service des deux « dames », la saxophoniste venue des Pays-Bas montre une virtuosité, et surtout une intelligence hors du commun. Je n’en veux comme preuve que (trente minutes pour tout le monde !) la version de Lennie Knows (dédié à Lennie Tristano) qu’ils nous ont balancé sans prévenir, mais cette preuve vaut pour des centaines de lignes. Jamais entendu une identification à la façon que Lee Konitz, Warne Marsh et autres avaient d’improviser aussi réussie, aussi époustouflante surtout. Dans le son, dans la rapidité, dans la façon dont les notes se bousculent sans jamais déborder, sans la moindre tache ! Vertigineux ! Jusqu’à plus de souffle ! Incroyable Tineke Postma ! A faire entendre d’urgence partout !!! Disque tout neuf, indispensable, dont la chronique est parue des l’édition papier de « Jazz Magazine » de février, sous la plume de Thierry Quénum : toujours le label « De Werf », sous le titre général très beau de « Le Peuple des Silencieux ». (Live at Gaume Jazz Festival).