Bo Van der Werf / Stéphane Payen : Ici la Terre ! - Jazz Magazine
Jazz live
Publié le 15 Déc 2025

Bo Van der Werf / Stéphane Payen : Ici la Terre !

Les deux saxophonistes se sont entourés de deux voix (Tamara Walcott et Lynn Casiers) et d’un dispositif électro-acoustique mêlant piano (Benoît Delbecq) et contrebasse (Sarah Murcia) à divers sources électroniques pour nous faire entendre ce que la Terre en souffrance aimerait nous dire. Ça s’intitule Earth Talk.

Né d’une résidence au Petit Faucheux de Tours où il sera donné le 13 mars prochain, ce programme été créé à Strabourg en novembre dernier dans le cadre du festival Jazzdor, soutenu par le Triton qui l’accueillait ce samedi 13 novembre. Un projet ambitieux comme le sont tous ceux conduits par l’un et l’autre de ces maîtres d’œuvre, Bo Van der Werf (saxophone baryton) et Stéphane Payen (saxophone alto), ce dernier ayant fait appel à Tamara Walcott, l’une des voix puissantes de son précédent programme  “Baldwin in Transit”.

L’électronique s’invite d’abord dans quelque alpage où l’on croit entendre des toupins (ces cloches à vache d’acier forgé au son mat et puissant qui les distingue des clarines). C’est Benoît Delbecq qui en est responsable et qui multipliera ses interventions sur différents claviers dont le piano acoustique, constamment affairé à la programmation des uns et à la “préparation” de l’autre. Passant elle aussi de la contrebasse au clavier électronique, Sarah Murcia participera de ces ambiances, entre le champêtre et le tellurique, complétées par les effets “bidouillés” par Lynn Cassiers. Les deux saxophonistes et maîtres d’œuvre tissent ces trames sonores de lignes aux entrelacs inexorables, passant de l’improvisation solo au contrepoint écrit ou libre, ponctué de tutti tout aussi furtifs. Soit une sorte de trame continue de variations enchevêtrées dans un climat crépusculaire où l’orage menace sans survenir.

Ce qui survient ce sont les voix. Celle de Lynn Cassiers bruitiste plus que signifiante en ce qu’elle est filtrée et modulée par son dispositif électronique et qu’elle est multilingue, avec un large usage du néerlandais que l’oreille francophone tend à assimiler au sonore plus qu’au langage articulé. Sonore, bruitiste et musicale, instrument soliste comme en front line avec celle de Tamara Walcott. Celle-ci s’impose : impériale par la netteté de sa prise de parole, de sa diction, de son placement sur la trame instrumentale, par la projection de son discours solennel et ardent.

Et cependant, faisant honte ici à mon incompréhension de l’anglais parlé, je ne sais pas vraiment de quoi ça parle, me laissant porter par la qualité sonore de la diction sans chercher à en comprendre le sens exact, au point que je ne sois plus sûr d’y avoir entendu quelques passages en français (et que j’oublie ce mentionner ici la participation vocale de Sarah Murcia). Il n’est pas rare que dans le domaine du chanté, du lyrique, le sens, l’exactitude sémantique fasse défaut à l’auditeur sans que l’œuvre en pâtisse de manière fondamentale. Mais, mis à part le fait que le discours orchestral m’a semblé timide par son manque de relief (hors de la performance des deux voix) et de continuité (du fait de réglages encore un peu tâtonnants d’un “numéro” à l’autre qui, me semble-t-il, dans l’idéal, gagneraient à ne faire qu’une sorte de “poème symphonique” d’un seul tenant, ou alors divisé en mouvements bien marqués), ce programme mériterait pour faire mouche auprès du public d’un dispositif ambitieux, aussi sobre soit-il, en matière d’éclairage, de scénographie, sous-titrage et présentation écrite ou orale, au moins sous forme d’une note d’intention ou d’un “livret”, fût-il elliptique, imprimé et distribué au public de la soirée, et non relégué au programme de la saison, voire d’un prologue (non une présentation improvisée par l’un des musiciens présents, mais un vrai texte récité, proclamé, avec la solennité du théâtre antique par quelque choryphée). Des moyens – techniques, en termes de personnel, de temps disponible rémunéré, que ne se refuse pas l’opéra, la musique classique ou contemporaine, mais généralement inaccessible au monde du jazz. Le sujet – et le travail musical et conceptuel que lui ont accordé Payen, Van der Werf et leurs complices – le mérite, et mieux que de les paraphraser, je me suis autorisé à reprendre ci-dessous le texte d’intention publié par le Petit Faucheux. Franck Bergerot (remerciements à Maxim François pour les photos)

« Le projet EARTH TALK s’articule autour de plusieurs émissaires polyglottes comprenant des musiciens, chanteurs, compositeurs et diseurs.

Le livret sera écrit par Tamara Walcott, les textes trilingues se réfèrant à la recherche scientifique et s’affilient aux archives sonores de bio-acousticiens. Ils s’inspirent aussi de l’histoire de la poésie européenne des romantiques du XIXe siècle et des pratiques de « deep listening ».

Des torrents, des grondements, des choses (d) étonnantes, terrifiantes au point d’être d’une beauté troublante. Nécessité de chaos ou de calme. Sturm und Drang. Tempête et passion.

Des mondes de contrastes, des mondes qui babillent et déclament. Il se trame en dessous des surfaces quelque chose qui mériterait notre écoute, si seulement on savait écouter, de aarde sprak. Si on s’arrêtait un instant pour se demander ce que dirait la terre si elle pouvait parler ? Si on soupçonnait que le mythe de la tour de Babel et de la mécompréhension des langues concernaient toutes les espèces sur la planète ? Et non seulement les tribus d’humains ? Fût-il un temps autrefois où on savait mieux écouter et comprendre, de aarde sprak ?

Ce projet est une tentative d’éloignement de l’anthropomorphisme habituel ou de l’attribution de sons et d’émotions dites humaines à la géophysique ou la biologie de la Terre. Elle parle déjà : les plaques tectoniques, le vent, les phénomènes infrasonores, les tréfonds marins…. » Écoutons.

Comme disait Birago Diop : »Écoute plus souvent / Les Choses que les Êtres / La Voix du Feu s’entend, / Entends la Voix de l’Eau. / Écoute dans le Vent / Le Buisson en sanglots … »