Jazz live
Publié le 11 Nov 2018

Branford Marsalis, Guillaume Saint-James et l’Orchestre symphonique de Bretagne célèbrent les Hellfighters et la Black Bohemia

C’est un difficile défi qu’a brillamment relevé le saxophoniste-compositeur Guillaume Saint-James en répondant à la commande par l’Orchestre Symphonique de Bretagne d’une œuvre concertante pour Branford Marsalis, rendant hommage aux soldats afro-américains et à leurs musiques à l’occasion du Centenaire de l’Armistice de 1918.

Ces dernières années, différentes publications ont tiré de l’oubli les Hellfighters, leur orchestre et le chef de celui-ci, James Reese “Jim” Europe. Histoire à tiroirs multiples : militaire, sociétal, musical.

Militaire, c’est l’histoire d’un régiment, le 15ème d’infanterie de la Garde Nationale de New York, premier régiment noir engagé, sous le nom de 369ème dans les tranchées où ses combattants gagnent le surnom d’“Hellfighters” et où ils séjournent 191 jours  d’avril à la mi-août 1918 (seconde Bataille de La Marne) et du 10 septembre au 7 octobre (la grande offensive décisive de l’Argonne). Sur les 2000 hommes débarqués à Brest le 1er janvier 1918, il n’en reste que 700 pour traverser le Rhin le 17 novembre, premier régiment allié à le faire, régiment le plus décoré du corps expéditionnaire américain avec 170 citations individuelles en plus de la croix de guerre décernée à l’ensemble du régiment.

Sociétale, c’est une histoire née du désir de la communauté afro-américaine – et particulièrement l’intelligentsia noire new-yorkaise, connue sous le nom de “Black Bohemia”, d’où surgit le 15ème de New York –, de défendre son pays à l’étranger les armes à la main dans l’espoir d’acquérir une citoyenneté à part entière chez elle. Une histoire qui prend racine avec les premiers régiments noirs de la guerre de Sécession, et qu’illustre la constitution des 92ème et 93ème “colored” divisions (les Hellfighters appartenant à cette dernière), plus un multitude d’unités de soldats assignés à des tâches de débardeurs, d’aménagement des ports de débarquement, d’approvisionnement, de bûcherons… l’Etat major américain ayant tout fait pour tenir les Afro-américains à l’écart des combats, puis à l’écart des populations françaises non ségrégationnistes et reconnaissantes de leurs exploits, enfin à l’écart des honneurs rendues aux forces alliées. Leur retour en uniforme en 1919 fut la cause d’un retour en force du  Ku Klux Klan et d’une recrudescence des lynchages.

Musicale, c’est un volet de l’Histoire du jazz généralement oublié, celui d’un ragtime orchestral qui nous paraît un siècle plus tard un peu daté, hérité du minstrel show, des folklores des îles britanniques, des musiques et danses de salon européennes et des syncope du frailin’ banjo (seul instrument africain ayant survécu à la déportation sur le Continent nord-américain), et dont l’élite musicale new-yorkaise rassemblée en 1910 au sein du Clef Club dirigé par Jim Europe aurait voulu faire sa musique classique. En effet, ses compositeurs (notamment Jim Europe, mais aussi Will Wodery, Tim Brymn et leur mentor Will Marion Cook) rêvaient de constituer un National Negro Symphony Orchestra, où le tambour et les cordes pincées (plectrum banjos, mandolines, guitares et guitares harpes) côtoieraient les cordes frottés du symphonique. Or au même moment, les musiciens néo-orléanais diffusaient une autre parole, celle de l’improvisation collective et d’une décontraction rythmique qui en décideraient autrement de l’avenir de la musique afro-américaine. Aussi, les musiques syncopées, à la syncope encore un peu raide et déconnectée de l’esprit du blues, par lesquels les orchestres des unités noires (celui des Hellfighters dirigé par Jim Europe en tête) surprirent et enchantèrent les populations françaises, étaient-elles déjà des musiques du passé, un an après que l’Original Dixieland Jazz Band ait confié à la cire la première trace enregistrée de la polyphonie néo-orléanaise. Mais ces musiques new-yorkaises de la Black Bohemia participèrent de l’émulation d’où émergerait le jazz age au sortir de la guerre : en effet, les orchestre militaires noirs de 1918 comptaient dans leurs rangs de futurs pupitres du big band de Fletcher Henderson ; Duke Ellington présenterait Will Vodery et Will Marion Cook comme ses mentors ; à l’écoute du Southern Syncopated Orchestra, grosse machine new-yorkaise avec cordes et chœurs présentée en 1919 à Londres par Will Marion Cook, qu’Ernest Ansermet reçevrait la révélation du blues en la personne de l’immense Sidney Bechet …

Mais revenons à notre soirée du 10 novembre dans la très belle nouvelle salle de concert du Couvent des Jacobins (esthétique architecturale, proportions, acoustique), où le programme Black Bohemia sera repris cette après-midi 11 novembre à 16h et le 17 au Quartz de Brest.

L’Orchestre symphonique de Bretagne dirigé par Grant Llewellyn + Branford Marsalis (ts, ss), Katja Krüger (voc), Elisa Bellanger (p), Jérôme Seguin (b), Guillaume Dommartin (dm).

Première partie consacrée à des œuvres d’inégal intérêt mais qui prennent leur sens en ce jour de célébration. The Banks of Green Willow fut inspiré en 1913 par le folklore de son pays au compositeur anglais Georges Butterworth, tué en 1916 sur la Somme. Composée par Haydn Wood sur des paroles de Frederic Weatherly et publiée en 1916, la chanson Roses of Picardy est un incontournable de ce genre de célébration et l’on se souvient de la belle version qu’en donna Bill Carrothers sur son album “Armistice 1918”. C’est son interprète, Katja Krüger qui chantera également le Tout Fout l’camp immortalisé par Damia, lira le récit désenchanté Quatre semaines dans les tranchées du violoniste Fritz Kreisler, enchainera sur Lili Marleen, évocation d’une guerre à suivre où la chanson fut chantée de part et d’autre des fronts, et rappel que le texte en fut écrit en 1915 par le soldat allemand Hans Leip. Mettant en valeur le nouveau premier violon de l’orchestre de Fabien Boudot, Liebesleid de Kreisler clôturait en toute légèreté une première partie dont le moment fort fut la version orchestrale de Les Ames d’enfants composée d’abord pour piano et six petites mains d’enfants, celles des trois filles du compositeur-officier de marine breton Jean Cras, d’après quelques idées musicales jetées sur le papier entre deux tours de veille sur la passerelle de son torpilleur en mission dans l’Adriatique. Une œuvre qui par la profondeur de ses miroitements mit en valeur le niveau auquel l’OSB est parvenu, sous l’impulsion de son administrateur Marc Feldman,  avec le soutien d’un mécennat enthousiaste et dynamique, et le talent de son chef Grant Llewellyn qui  a rendu de cette partition une vision merveilleusement détaillée par une direction tout en puissance et délicatesse.

La seconde partie était une commande passée à un jazzman-saxophoniste-compositeur que l’OSB connaît déjà bien, Guillaume Saint-James (projet “Brothers in Arts” avec Chris Brubeck pour le soixante-dixième anniversaire du débarquement en 2014, Megapolis la même année qui se vit décerner un Choc par Jazz Magazine, le concerto pour accordéon avec Didier Ithursarry Sketches of Seven en 2017). La commande : un hommage à Jim Europe sous la forme d’une pièce concertante pour Branford Marsalis avec lequel Grant Llewellyn a l’habitude de collaborer à la tête de l’autre orchestre qu’il dirige en parallèle, le North Carolina Symphony Orchestra. Le saxophoniste entretient en effet des liens étroits avec cette formation américaine pour laquelle il a interprété des pièces concertantes classiques, tel le concerto de saxophone de Glazounov, ou l’American Spectrum de sa plume qui implique son propre quartette. Exigence de cohérence esthétique, respect pour l’œuvre intouchable d’un héros de la communauté afro-américaine, désir d’apparaître au sein d’un orchestre symphonique avec le statut d’interprète classique ou simple coquetterie ? L’accueil de la proposition par Branford fut réservé et s’accompagna de la volonté de ne jouer que de la musique écrite. Frustrant pour le compositeur et néanmoins saxophoniste Guillaume Saint James qui rêvait d’entendre l’un des plus grands saxophonistes de ces trois dernières décennies laisser libre cours à son imagination sur des compositions qu’il lui aurait destinées ou qu’ils auraient signées ensemble.

Peut-être cette réserve fut-elle opportune et c’est un Branford Marsalis en fort bonne disposition qui se présenta sur scène hier soir. Peut-être avait-il dans un premier temps  senti l’inadéquation entre son saxophone, tel qu’il en joue en position d’improvisateur de jazz, et la musique de Jim Europe, un art relevant plus du ragtime et de la musique écrite que du véritable jazz. Et peut-être sut-il ainsi tirer Saint-James de l’un des pièges qui lui étaient tendus, celui d’une sorte de contresens historique.

L’autre piège qu’eut à déjouer Saint-James – mais ça n’était pas une première – est un risque partagé par l’OSB. En effet, en faisant le pari de l’ouverture au grand public et à une plus grande diversité, diversité qui tend aujourd’hui à désigner ce que l’on appelait autrefois les variétés musicales, l’orchestre entérine le désintérêt que l’on voit progressivement s’imposer pour cette forme d’ouverture que constitue la création autrefois dite “contemporaine” aujourd’hui dite “clivante” jusque dans les plus hautes sphères culturelles. Quand à l’adoption par un orchestre, au nom de la diversité, de musiques qui lui sont étrangères, c’est un exercice qui mérite toutes les précautions, car il n’y pas de pire ennemi de la diversité que la “symphonisation” à tout crin, grande moulinette à dissoudre toutes les singularités. C’est précisément ce piège que Saint-James a su éviter, mieux qu’il ne l’avait fait avec Chris Brubeck dans “Brothers in Arts”, en bonne entente avec ses interlocuteurs, un Branford Marsalis finalement séduit par l’œuvre qu’il rejouera Outre-Atlantique (quelques dates sont déjà arrêtées) et Grant Llewellyn dont la direction rythmiquement très précise et dynamique est de nature à déjouer la menace du kitsch.

Par un fervent travail d’érudition sur la vie de Jim Europe, la Black Bohemia et l’épopée des Hellfighters, Saint-James a su renoncer au jazz, sinon pour faire allusion à sa venue prochaine, relire les grandes partitions qui sont attachées aux musiques de l’époque, tantôt les datant, tantôt les actualisant, soulignant leur pittoresque ou le gommant, les truffant de citations trop brèves pour être systématiquement identifiées mais suffisamment claires pour faire vibrer instantanément les cordes sympathiques de la mémoire, y rattachant quelques lectures de lettres et témoignages comme on aurait inclus quelques cartons dans un film muet, l’ensemble de l’œuvre ayant les qualités visuelles d’un grand récit cinématographique.

De ce point de vue, le grand moment, aura été cette Marseillaise dont on sait qu’elle fut jouée par l’orchestre de Jim Europe à la descente de bateau des Hellfighters à Brest le 1er janvier 1918, mais avec des accents rythmiques tel que les spectateurs français de ce débarquement mirent quelque temps à reconnaître l’hymne nationale et se demandèrent s’il fallait ou non se découvrir. Cette Marseillaise, Saint-James la déploie joyeuse, dansante, ragged comme l’on disait des premiers musiciens qui commencèrent à jouer d’oreille à La Nouvelle-Orléans et à inventer de nouveaux profils aux mélodies qu’ils interprétaient (raggin’ the tune). Mais quelque chose d’acide, d’abrasif y provoque un effondrement progressif, Saint-James nous entrainant des premiers triomphes de l’orchestre de Jim Europe, le 12 février au Théâtre Graslin de Nantes, puis le mois suivant à Aix-les-Bains, au camp de casernement et d’entraînement de Givry-en-Argonne où les Hellfighters apprirent à manier fusils, grenades, baïonnettes et masques à gaz au son lointain et menaçant des échanges d’artillerie, avant de découvrir l’enfer des tranchées et du no man’s land, de la boue et des barbelés, des tirs de mitrailleuses et d’artillerie lourde, l’odeur du sang et de la chair explosée, des gaz sournois qui rodaient constamment… Nous y étions, tremblant de peur avec les Hellfighters. Musique que l’on aurait peut-être dit “clivante” si on l’avait découvert hors de ce contexte. Quoique ! La magie du concert, une acoustique comme celle des Jacobins et la grâce d’un chef et de son orchestre ne suffit-elle pas à donner tout son sens à l’abstraction musicale ?

Et Branford Marsalis ? Pour qui était venu pour l’entendre lui, c’était très déconcertant. Peut-être un peu couvert par l’orchestre, mais naturellement discret, plus souvent dans des rôles de contrepoint ou de commentaires que dans de véritables premiers plans, avec une sonorité à la Marcel Mule (père de l’école française de saxophone classique), des phrasés inattendus quoique complètement écrits et qui auraient pu sortir des saxophones de Mark Turner ou Warne Marsh. Une abnégation sidérante jusqu’à ce moment du concert où Guillaume James a fait entrer le blues…

Et le voici seul au saxophone soprano dont on connaît la splendide sonorité qu’il peut en tirer, courbant et dépliant notes et blues notes, flottant sur les barres de mesure, enfin improvisateur, mais sur ce qui s’apparente d’abord presque plus à l’art du holler (ces cris des travailleurs des plantations adressés à leurs collègues ou à leurs animaux de trait) qu’à celui du blues classique dont la forme académique finit par s’imposer. L’avenir du jazz s’ouvre enfin et je ne peux m’empêcher de penser – même si le timbre est très différent – à Sidney Bechet jouant le blues, tel que le découvrit Ernest Ansermet en 1919 à Londres, au sein du Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook, et qui lui inspirèrent dans la Revue de la Suisse romande ces mots prémonitoires : « c’est peut-être la grande route où tout le monde s’engouffrera demain. » 

Rappel : Branford Marsalis rejoint seul l’orchestre resté sagement en place. Conciliabule chuchoté avec le contrebassiste Jérôme Seguin et le batteur Guillaume Dommartin. Le saxophoniste demande Petite Fleur sans parvenir à se faire comprendre. Jérôme Seguin lance une grille de blues… miracle de la jam session.

Ce matin, tandis que je rejoignait la gare de Rennes au lever du jour, sur les arbres de l’avenue Jean Janvier, des milliers d’étourneaux perchés célébraient à leur façon le Centenaire de l’Armistice 11 novembre dans un ramage assourdissant, plutôt moqueurs, leurs chiures en témoignant, à l’heure où tant de chefs d’Etat d’une monde en morceaux s’apprêtaient à se retrouver autour de la tombe du soldat inconnu, pour beaucoup en toute inimitié. Je pensais moins aux Oiseaux d’Hitchcock, qu’aux carnets de guerre de l’ornithologue Jacques Delamain (« Un 75 allemand tombe à une cinquantaine de mètres du bureau. Un Merle chante dans le lointain… »), au livre de David Maalouf que je viens de terminer, L’infinie patience des oiseaux, où le héros tient aussi son carnet de notes : « Mercredi : des alouettes, chantant haut dans les airs et se laissant tomber en spirale, pas du tout effrayées par le bruit de la fusillade… » Et me revient encore la chanson de Damia chantée hier.  Franck Bergerot

Et là-haut les oiseaux
Qui nous voient tout petit, si petits
Tournent, tournent sur nous
Et crient: Au fou! au fou!