Jazz live
Publié le 1 Avr 2023

Céline Bonacina et Laurent Dehors, un duo irrésistible au Petit Duc aixois.

Après le Sonar à St Etienne, jeudi soir et avant Convergences à la Ciotat, Céline Bonacina et Laurent Dehors se produisaient au Petit Duc d’Aix en Provence hier soir. Un duo irrésistible repéré par le tandem toujours inspiré des programmateurs Myriam et Gérard...

Après le Sonar à St Etienne jeudi soir et avant Convergences à la Ciotat, Céline Bonacina et Laurent Dehors se produisaient au Petit Duc d’Aix en Provence hier soir!

Un duo de deux soufflants, saxophonistes de surcroît, avouez que ce n’est pas banal mais quand il s’agit de Laurent Dehors et de Céline Bonacina, on a droit à un spectacle époustouflant dont je ne suis pas encore tout à fait remise. Sans vouloir paraître blasée, qualificatif chic que nous ont chipé les Anglo saxons, il y avait longtemps que je n’avais été aussi surprise. Ce duo est une révélation. Remarquable et enthousiasmant! Pourtant leur alliance est plausible, presque naturelle tant ils combinent à eux deux de multiples possibilités instrumentales.

Pour Laurent, on le savait déjà, il est polyanchiste mais Céline, si elle est connue au sax baryton, joue également de l’alto et du soprano et elle nous fera profiter de quelques surprises provenant de son séjour à la Réunion au Conservatoire National de Région de 1998 à 2005. Avec cette paire exceptionnelle, les divers instruments trouvent leur place tout naturellement, et cette nouvelle expérience élargit encore un horizon musical déjà immense.

Céline est à l’origine de ce duo qui tourne à présent malgré l’absence d’enregistrement. Après une première rencontre  lors d’une carte blanche, en 2021 au Mans, à l’Europa Jazz Festival et son Régional tour, elle réinvita Laurent pour une intervention pédagogique et des concerts au Conservatoire d’Alençon où elle enseigne actuellement. C’était sans compter le Covid qui s’invita fort malencontreusement. Terriblement frustrés d’avoir à abandonner le projet, ils décidèrent de créer un duo, modulant la teneur et la couleur de leur association. Déjà admirative de la fougue, de la « folie » de Laurent , de ce qui émane de sa musique, Céline comprit en improvisant avec lui que ça fonctionnait bien musicalement. C’est la force de leur alliance créative due au talent et aux sensibilités propres que de générer surprise et émotion, humour et fantaisie.

Voilà deux univers a priori dissemblables, pourtant sur scène, ils donnent la pleine mesure de leur alchimie regroupant leurs influences et unifiant leur style singulier pluriel : partager en restant dans l’ouverture, dit-elle. Un jazz mélodique porté par des rythmes vifs scelle cette entente inattendue, devenue cordiale. Chacun apporte son style et profite du retour de l’autre,  et la musique qui en résulte dans sa diversité et sa pertinence rend hautement improbable tout sentiment d’uniformité. Une musique écrite tout en restant tournée vers l’improvisation où l’on apprend à saisir le temps comme il vient, dans l’instant, en se jouant d’ artefacts toujours possibles. Comme chacun a sa vision de leader et de compositeur, chaque pièce assez courte mais intense condense à elle seule un univers narratif . Le duo présente un répertoire co-écrit enchaînant une suite de 14 compositions originales, presqu’à égalité, Laurent en apportant huit et Céline six, si j’ai bien compté et suivi l’alternance des pupitres. Audace et jubilation dans “leur” jazz d’un très grand sérieux dans un espace de liberté totale. Et cela engendre une énergie jubilatoire. “De l’humour mais pas que” dirait Laurent et on s’en rend compte immédiatement. Avec une vitalité impressionnante, ils forment un duo explosif mais très concentré.

Dans  ce spectacle total, il faut  être très attentif pour suivre ce qui se passe entre eux sur scène.   Céline demeure impassible en apparence, stoïque devant le ballet chorégraphique de Laurent qui virevolte en permanence, en changeant, adaptant, fixant ses multiples instruments, en particulier le soufflet de sa cornemuse, interrompant même une compo, car il doit changer d’anche et en particulier l’ajuster en la mouillant.

Il donnera aussi un petit cours d’organologie, toujours en souriant, sur le timbre des instruments, le mode d’émission, le type d’ embouchure, anche simple ou double,  le rôle du pavillon, la forme du tuyau…

Céline Bonacina joue du baryton : venue du bop, elle a vite participé à des big bands. Dès son premier album sorti en 2005 Vue d’en Haut, depuis le Maido de la Réunion, elle a trouvé une couleur qui se retrouve dans tous ses projets ultérieurs ou participations en sidewoman comme dans le triomphal Lady All Stars de Rhoda Scott où elle tient deux fonctions,  joue la basse qui soutient l’orgue mais aussi tient son rôle dans la section des saxophones.

Elle a un univers propre pour chacun de ses saxophones et écrit beaucoup de compositions originales comme des tranches de vie. Au baryton elle tient à se différencier du son “velu”, grave, attendu et cherche au contraire un son plus rêveur voire fin, avec des sonorités aiguës. On ressent ses influences de John Surman à Bobby Mc Ferrin dans les reverbs, delays, boucles jusqu’à la transe.

Le rythme est sa porte d’entrée : sur “Angel”, elle commence d’ailleurs au kayembe, percussion idiophone réunionnaise pour jouer sega et maloya. C’est un hochet allongé en forme de radeau, un shaker allongé avec des grains qu’il faut donc remuer, secouer dans un mouvement qui part du bassin! 

Son intro précède un solo particulièrement mélodieux de Laurent à la clarinette avant qu’elle ne repasse au baryton, le kayembe continuant à égrener sa petite mélopée dans le looper. Sur “Earth’s Breath”, un chant écolo avec bruits de clé en intro, Céline chante et sa voix s’entend alors dans le baryton. Une voix  sans paroles comme un instrument supplémentaire pour célébrer ce chant de la terre. Dans “Open the door”, elle assure une intro rythmique avec des slaps au baryton avant l’entrée de Laurent à la clarinette basse, puis celle du looper qui produit une autre variété d’effets.

Tous deux imitent “Les oiseaux” tout simplement avec leur instrument respectif, Céline au soprano cette fois, Laurent à la clarinette, en jouant du bec : pépiements, petits sons stridents, sans oublier les bandes enregistrées dans le looper.

Continuant à ajouter des sons, sur “Les petits escaliers” des bruits de bouche shhhhhh de Laurent, en boucle, des “body rhythms” impriment une pulse constante sur tout le morceau.

Comment les mélodies se greffent elles ensuite sur ces rythmes déployés? Quelle est la part de chacun? Ont-ils trouvé des territoires communs? Le chant fil conducteur pour lui, elle se gardant le rythme? Ce n’est pas aussi simple. Ils tirent admirablement parti de la mobilité qu’engendre le duo dans la répartition des rôles : places et fonctions bougent en permanence chez ces solistes qui travaillent dans la même direction d’où une synergie impressionnante. Inversant les rôles, chacun prend des solos et tient la partie basse quand il faut aider l’autre. A parité!

Ils peuvent commencer à l’unisson sur le “Jingle” inaugural, jouer ensemble sur un duo bien nommé “Duo de la” après “Attention à tes béquilles” issu du programme du big band Tous Dehors dans Les Sons de la vie, toujours ensemble, Laurent sortant l’impressionnante clarinette contrebasse qui surpasse la clarinette basse déjà imposante.

Cet alliage de timbres saisissant est l’un des atouts du duo. Les sonorités se complètent, se renforcent, s’épaulent tout en se mettant en valeur : c’est le principe même du jazz que de jouer avec quelqu’un, de l’accompagner, de favoriser l’interplay, trouver le juste équilibre entre l’espace laissé à l’autre et celui que l’on prend. Prolonger son discours ou le mettre en tension avec des débits, des phrasés différents. Plus fluide et délicate Céline? Pas sûr! On ne peut s’empêcher d’être surpris quand on la voit manier avec son harnais ce terrible engin de plusieurs kilos. Une fausse fragilité, mais aucune séduction facile. 

Laurent Dehors n’est pas en reste. Il aime jouer de transversalité, déjouer les musiques populaires dans sa mémorable Petite histoire de l’opéra,  ou sa révision des Chansons d’amour, car le populaire, il aime ça. Il n’est jamais meilleur que quand il se livre à un dérèglement des sens tout à fait contrôlé : il détourne des thèmes connus, standards ou arias dans une démarche volontiers démocratique, rendant la musique sérieuse accessible au plus grand nombre, car il n’y a jamais de barrières entre les styles ou les genres, et le décloisonnement est recherché passionnément.  Ainsi, avec Céline, il déforme une drôle de valse humoristique (pour ces drôles d’oiseaux) puis  dérange un « Disco » qui doit lui rappeler des souvenirs. 

Leurs compositions sont des pièces courtes, pas faciles, des formes ciselées qui tiennent compte de passages improvisés, tout en creusant toujours plus avant le mystère de l’improvisation. Au contact d’un(e) saxophoniste qui sait dompter le silence, le ou la partenaire tient l’échange sur le fil, souvent en phase, dans une répétitive obsession,  celle de la basse obstinée qui accueille toutes les variations possibles. Ambivalence entre la transe de la répétition et la créativité des variations… 

En fin de programme, Laurent se livre enfin à quelques embardées, à des élucubrations gestuelles et instrumentales, quand il se jette dans la musique, sort de la cornemuse un son persistant qui vrille volontiers les tympans.

Car il attendait de nous la montrer, sa cornemuse à bras, la musette du Berry qu’il actionne avec autant de jubilation que lorsqu’il essaie tous ses instruments à la fois, clarinettes et saxophones.

Il s’est même ajouté un soufflet depuis le Covid pour éviter de récupérer tous les microbes projetés dans la poche de la cornemuse, dans une respiration circulaire.

Il aime se pousser dans les aigus, travaille toujours sur les textures, les timbres, les accidents sonores, et en premier, ce matériau extraordinaire qu’est le souffle : ainsi dans ce“Taïko blues” volontiers festif, avant le rappel “Mimi”, un échange piquant cornemuse-soprano, entrelardé d’ une bande-son sur des thèmes de cornemuse alors que le soprano, le baryton finissent en s’en donnent à coeur joie.

Tous deux arrivent à affiner le dosage de leur musique singulière, respirant librement, jamais étouffé par l’autre. Avec la volonté de mêler formes et instruments, de faire entendre leur voix dans tous ses états, ils rendent leur musique inclassable, leur duo vraiment irrésistible et c’est bien.

Sophie Chambon