Christone « Kingfish » Ingram à la Cigale
16 novembre
Il se passe quelque chose dans le monde du blues : longtemps dominée par les « légendes vivantes » d’un certain âge – la moyenne d’âge des nommés aux Grammys du meilleur album traditionnel cette année est de quasiment 79 ans, et seuls un des candidats a moins de 70 ans -, la scène est bousculée depuis quelques temps par l’émergence de nouveaux talents qui ont en commun d’avoir moins de trente ans, d’être issus de la communauté afro-américaine et de combiner un fort ancrage racinien et un refus des clichés du genre. A peine âgé de 26 ans – mais actif depuis une bonne dizaine d’années -, Christone « Kingfish » Ingram fait figure de leader informel de ce mouvement qui compte également des musiciens en pleine ascension comme Jontavious Willis ou Marquise Knox. Originaire de Clarksdale dans le Mississippi – la ville de Son House et Muddy Waters, capitale semi-officielle du Dela Blues -, il a fait son apprentissage auprès de musiciens locaux avant de se faire remarquer plus largement dès l’adolescence – il n’a que quatorze ans quand il fait sa première apparition sur une scène française – et d’imposer son style mais aussi sa vision de sa propre carrière : après trois albums sur Alligator – dont un consacré par un Grammy –, c’est en indépendant et sur son propre label, Red Zero, qu’il a publié son dernier album au mois de septembre. Son succès fulgurant est sans doute un indicateur des évolutions en cours dans le monde du blues, et le fait que la Cigale qui l’accueille pour son premier concert parisien depuis 2022 soit complète plusieurs semaines à l’avance n’est sans doute pas innocent.
Assurant sans complexe sa vocation de chef de file de cette nouvelle génération, c’est à deux collègues qu’Ingram a proposé d’assurer ses premières parties. C’est donc Dylan Triplett, un jeune chanteur originaire de St Louis, qui est le premier à se présenter, accompagné du guitariste Stephen Hull, autre jeune musicien prometteur, et d’une rythmique formée de Jesse Gomez à la basse et Nick Andres à la batterie. Rareté dans le genre, Triplett est un pur « stand-up singer » qui ne joue d’aucun instrument. Bien qu’il n’ait qu’une vingtaine de minutes pour séduire, il a l’habitude de la scène, et propose un set compact et accrocheur combinant quelques reprises (Who Is He (And What Is He to You) de Bill Withers) et originaux issus de son unique album (Junkyard Dog). Et si la reprise a capella de A Change Is Gonna Come est sans doute une facilité, l’enthousiasme de la réaction du public en confirme au moins partiellement la légitimité…
Le temps de quelques minutes de pause, et c’est au tour du guitariste et chanteur Mathias Lattin de s’installer sur scène, accompagné à nouveau de Gomez et Andres, qui sont ses musiciens réguliers. Tout juste âgé de 22 ans, lauréat il y a deux ans de l’International Blues Challenge de Memphis, Lattin connaît également son sujet, et c’est avec une reprise d’un titre peu courant d’Albert King, Cadillac Assembly Line, qu’il ouvre sa prestation dans un registre qui évoque un peu le Robert Cray des débuts. S’il cède parfois un peu à la facilité dans ses solos, tant sa présence scénique que quelques originaux bien tournés (Lose Some Weight) donnent envie d’en entendre plus. En final, Dylan Triplett et Stephen Hull rejoignent le trio pour une version enlevée du Love and Happiness d’Al Green.
Après l’entracte, ce sont les fidèles musiciens de Kingfish (Paul Rogers (basse), Christopher Black (batterie) et DeShawn “D-Vibes” Alexander (claviers)), qui l’accompagnent depuis plusieurs années, qui s’installent avant que la star de la soirée ne les rejoigne. Le show, qui emprunte équitablement aux quatre albums publiés par l’artiste depuis 2019, est d’une efficacité redoutable, mettant en valeur aussi bien son chant que son jeu de guitare au service d’un répertoire original solide (Voodoo Charm, Bad Like Me…) qui ne s’interdit pas quelques détours par les classiques, à l’image d’une citation bien amenée du Chicken Head de Bobby Rush. Au plan instrumental, Ingram ne craint pas les décibels, mais évite les dérives caricaturales des thuriféraires habituels du blues rock, d’autant que les claviers inventifs de DeShawn Alexander apportent régulièrement une respiration funk, voire p-funk, qui balaye les clichés du genre. Charismatique et impliqué, le leader ne manque pas de métier et sait occuper une scène bien plus grande que celle des clubs de ses débuts. Certes, il ne s’interdit pas certaines facilités, comme une plongée à rallonge dans le public, et le spectacle est parfois un peu trop millimétré pour son propre bien, mais les spectateurs le suivent volontiers, et l’ensemble donne une impression de vitalité qui n’est, hélas, pas si courante dans les concerts blues. Les contraintes horaires nous privent de la jam finale avec tous les participants prévue sur la setlist, mais la déception n’est que relative, tant la musique proposée ce soir et l’ambiance générale – y compris dans le public – était à la hauteur des espoirs…