Dédales et rhizomes au Théâtre d’Aleph
Hier, 12 décembre, les prestations de Vincent Sauve, Sol Léna-Schroll et leurs orchestres respectifs furent autant d’invitation aux vagabondages ryhmiques, mélodiques en toute complicité.
Une entrée rouge sang, un petit théâtre de banlieue – Ivry-sur-Seine – habité par la mémoire des victoires et des défaites socialistes en Amérique latine (portraits de Che Guevara, Salvatore Allende avec Pablo Neruda), cette entrée, comme le pavé de l’Hôtel de Guermantes, fait surgir en moi le souvenir de mon ami Eduardo Olivares. Rhizomes de la mémoire et de la vie qui nous invitent à tirer à nous ou à laisser filer des mondes lointains, passés ou parfois tout proches. C’est un disque reçu voici trois jours et qui – glissé dans le tiroir de ma platine CD tout en faisant autre chose, parce que la production phonographique qui me parvient encore est pléthorique et parce que les journées ne font hélas que 24 heure –, qui donc m’a tiré de la concentration nécessaire au contrôle de mes comptes bancaires, m’invitant soudain à une rêverie incompatible avec le monde des chiffres… quoique, très paradoxalement (ou pas), la musique que Vincent Sauve pratique avec Sol Léna-Schroll et Clément Mérienne sembé relever de savants calculs qu’ils nous livrent cependant tout en donnant l’apparence du songe.

Déjà en première partie, dans la petite salle à l’étage du 30 rue de Christophe Colomb, Sol Léna-Schroll (saxophone alto) avait entraîné Fanny Ménégoz (flûte), Étienne Renard (contrebasse) et Samuel Ber (batterie) vers de telles brumes où l’écriture et l’improvisation, s’éparpillant d’un instrument à l’autre, semblent se nourrir réciproquement de part et d’autre de frontières incertaines sur lesquelles le sol se dérobent à chaque pas de l’auditeur dans un climat d’apesanteur où dès l’extrême lenteur du premier tempo traversé ici ou là de fulgurants éclairs, nous fûmes invités à nous abandonner à l’insaisissable.
La deuxième partie de la soirée se déroulera au rez-de-chaussée, dans la petite salle du bar tenu à mon arrivée par la saxophoniste Léa Ciechelski mais désormais par le batteur Rafaël Koerner, et où l’on croise le batteur Emilian Ducret, le trompettiste Hector Léna-Schroll, le guitariste Vincent Duchossal et d’autres encore témoignant de l’existence d’une communauté esthétique dont on ira ce soir chercher les racines lointaines du côté de Steve Coleman, pour ramener à nous des propagules portant les noms de Hask, F-ire, Kartet, Octurn, Print, Thôt et les mystérieux XPs de Magic Malik. À quels collectifs se rattachent les musiciens ici croisés ? Un archipel : c’est le collectif Onze Heures Onze qui m’a invité et je croise ici des musicien, mais l’Autre Collectif semble être ici cousin de L’Autre Collectif et le concert de ce soir se tient sous l’égide d’Haoma dans le cadre des Brèches d’Aleph.

Or justement, il est là, Magic Malik, qui attend son heure parmi le public qui s’est réparti autour de l’espace orchestral : une batterie, deux pupitres, un vieux piano droit à la carcasse blanche et au mécanisme apparent, et deux claviers électroniques dont une bass station. On n’ose paraphraser les notes du « livret d’indications » qui accompagne le disque du Vincent Sauve Trio “La Mémoire du son / Principes aléatoire”, ni l’élégant texte du communiqué de presse de peur d’en trahir l’esprit et de trahir par là-même le sentiment d’extrême décontraction et d’apparente candeur dont procède cette musique très savante sous une apparente nonchalance, mais ces mots accompagnent notre écoute comme le petit mot d’introduction par lequel Vincent Sauve invita le flûtiste Magic Malik et la claviériste Mailis Maronne à se joindre aux deux réguliers de son trio (Sol Léna-Schroll et le pianiste Clément Mérienne). Introduction qui disait en gros que le compositeur-batteur avait imaginé ce programme après s’être posé la question de l’écoute dans le jazz : qui écoute quand, qui écoute quoi, qui écoute qui, qui écoute réellement. Le document de presse parle de « préceptes aléatoires – jeux basés sur l’écoute de l’autre. Chaque note, chaque motif sonore s’intègre dans un mouvement d’ensemble, où l’écoute active guide l’improvisation et la structure. » Et tandis que se succèdent sur les pupitres des feuilles volantes qui portent, en apparence comme jeté sur le papier, un certains nombres d’indications et consignes selon de mystérieuses nomenclatures, complétées par des indications de tempo, de modes (il y est fait référence aux modes d’Olivier Messiaen), d’intervales jetés sur un fragment de portée, de renversements d’accords, voire de mouvements mélodiques parfaitement mesurés, les trois titulaires et leurs deux invités s’observent, se surveillent, s’écoutent, réagissent ou s’alignent, s’assemblent ou divergent, selon d’envoutants chassés-croisés.
Prochaines Brèches d’Aleph (au Théâtre d’Aleph), le 6 février 2026 avec le trio Meije (Léa Ciechelskin, Vincent Duchosal et Benjamin François) que nous avions remarqué au dernier D’jazz Nevers, les voix de Sisyphe (Donia Berriri, Thomas Caillou, Linda Olah, Thibault Perriard, Isabel Sörling et Lawrence Wiliams) et le trio de l’accordéoniste Jannick Martin (Simon Latouche et Julien Tual).
Je file sans me relire (correction des coquilles demain. Comme disait Daniel Filipacchi, mieux vaut un journal qui sort à l’heure avec des coquilles, qu’un journal sans coquille qui ne paraît pas à temps) au concert de l’Orchestre national des jeunes dirigé par Marc Ducret, avant de me diriger vers le Triton où Stéphane Payen présente un nouveau programme à portéeécologique combinant acoustique, électronique et voix parlée. Franck Bergerot