Jazz live
Publié le 14 Déc 2018

Delgrès, le parti pris de liberté

La sortie de son premier album “Mo Jodi” le 31 août dernier est venue confirmer la révélation du trio Delgrès qui, de concerts en EP, fait vibrer le public au son d’un blues caribéen tellurique. En concert au Café de la Danse, la langue créole impose brusquement un sens qui percute les esprits, jusqu’à devenir un hymne dans une période où la révolte gronde.

Photo : ©Mélanie Elbaz

Auteur, compositeur, multi-instrumentiste et chanteur, Pascal Danaë est à un tournant dans sa carrière. Sur scène, l’alchimie est puissante entre le batteur Baptiste Brondy, déjà côtoyé au sein de Rivière Noire (“Meilleur album de Musiques du monde” aux Victoires de la Musique 2015), et Rafgee au sousaphone – l’instrument est un concentré de fanfare de carnaval qui plonge directement dans l’ambiance bouillonnante d’un cortège de La Nouvelle-Orléans. La force de frappe du trio atteint une salle comble, qui se partage entre le parterre et les gradins. Ceux du bas que le blues rock abrasif traverse des pieds à la tête, et ceux du haut, coincés sur leurs sièges qui ne tiennent pas en place.

La prise de terre qui ancre la musique, c’est la pulsation puissante de Brondy et les lignes de basse reptiliennes de Rafgee. Entre les deux, la voix de Danaë balance des mots au couperet, au son granuleux, rapeux, parfois rageur. Respecte nou, troisième titre du concert et premier de l’album accorde singulièrement la couleur des textes à l’actualité sociale. « Si nou pa fey nous mem… » (« Si nous ne le faisons pas nous même, personne ne le fera pour nous… il est temps de nous respecter… de nous réveiller »). Le créole de Delgrès a toute la verve de cette langue féconde et prolifique dans laquelle Édouard Glissant a vu la promesse d’un “Tout monde”. La régularité implacable fait grimper l’atmosphère de plusieurs crans.

« Attention, il va faire des émules », annonce Danaë avant d’attaquer Mo Jodi (Mourir aujourd’hui), titre éponyme de l’album qui s’inspire de l’héroïsme d’un personnage incontournable de la lutte contre l’esclavage dans les Antilles françaises, Louis Delgrès. Ce colonel d’infanterie de l’Armée française qui donne son nom au groupe est mort pour s’être rebellé contre les troupes napoléoniennes venues rétablir l’esclavage. « Mwen pé pa lésé vou fè non » (« Non, je ne peux pas vous laisser faire »). Trois titres plus tard, il enfonce le clou sur les risques de l’exaspération avec Mr President (Mizié président) : « Il vaut mieux écouter avant qu’il ne soit trop tard. »

En deux heures de concert, Delgrès tisse des liens généreux entre le passé douloureux de l’esclavage, une odyssée propre et les sentiments universels de la blessure, de la rébellion, sur fond d’une rythmique, qui sait aussi se faire subtile, comme dans Séré mwen pli fo. Le groupe revient d’un concert en Guadeloupe. « Nous y avons laissé une famille et ça fait du bien de retrouver celle d’ici » dit-il en reprenant la guitare Dobro achetée en 2010, qui l’a amené à ce périple blues créole décisif. • Marion Paoli

Prochain rendez-vous parisien le 20 mai à La Cigale.