Jazz live
Publié le 14 Juin 2015

Divagations autour d’une boutique et d’un gwo ka

« Allo, Jean-Rém ? [Jean-Rémy Guédon, saxophoniste, fondateur de l’Ensemble Archimusic] Tu te souviens ? Lorsque j’étais venu écouter ton Kalajazz à Malguénac, tu m’avais présenté le guitariste guadeloupéen Christian Laviso et nous avions évoqué le Traité de Gro Ka Modén de Gérard Lockel. Je viens de recevoir la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes guadeloupéennes et, en la feuilletant, mes yeux sont tombés sur la photocopie que tu m’avais faite de la couverture de cette Initiation à la musique guadeloupéenne. Je viendrais bien la consulter chez toi… – Arrive donc. Ce soir, il y a concert, le dernier de la saison de ma Boutique du val à Meudon. À l’affiche, la harpiste Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre. Pour le troisième soir consécutif, elle vont jouer à la Boutique un répertoire Bach Ravel, Debussy, Fauré, Poulenc, plus quelques surprises… »

 

Musique de chambre au village

J’arrive donc. Accablé par une grande fatigue, ne me concentrant plus que sur la poignée mensuelle de disques à chroniquer et les dizaines d’autres à sélectionner et distribuer à nos chroniqueurs, voici cinq semaines que je ne suis pas sorti écouter de musique vivante (à l’exception du trophée Pierre Bédard qui rassemble chaque quatrième dimanche du mois de mai à Saint-Yves en Bubry les couples de sonneurs biniou-bombarde du Pays Pourlet, à l’exception aussi de la flûtiste Naïsam Jalal qui ne m’a pas fait regretter d’être sorti de ma tanière), deux semaines de plus que je n’ai pas mis les pieds dans un vrai club de jazz. Et me voici, gravissant les côteaux Est de Meudon Village pour un concert de musique de chambre. À 4 kilomètres de la Porte de Saint-Cloud en voiture on se croirait au village. Il faut grimper jusqu’au 17 rue des Vignes à 300m du Studio de Meudon pour trouver La Boutique du Val. Quelques bancs, quelques chaises, 25 places un point c’est tout, la dernière m’a été réservée. Une vraie petite scène, une vraie petite salle de spectacle déclarée comme telle. En pleine crise, il semble que l’alternative soit : la grande salle où l’on charge le public à la fourche, au tarif de plusieurs dizaines d’euros minimum par billet (ce sera le concert du mois, voire de l’année, puis ceinture et télé) pour une écoute surdimensionnée en mauvaise stéréo avec des préservatifs dans les oreilles… ou La Boutique, écoute de proximité, montant libre du prix d’entrée que l’on glisse dans une chaussure à l’entrée.

 

Boutique et biens immatériels

Jean-Rémy Guédon déjà propriétaire d’une petite maison “à côteaux” à fait récemment l’acquisition de celle mitoyenne d’un voisin décédé qui comprenait l’ancienne boutique d’un cordonnier. Il raconte y avoir trouvé cette chaussure qui sert à recueillir notre obole, ainsi qu’un réveil qui figure sur le fond de scène et – il nous le montrera plus tard – un petit accordeur chromatique à vent, muni d’un minuscule cadran en laiton sur lequel on fait pivoter une aiguille pour indiquer la note désirée… rare ! À l’image de ce lieu et de cette programmation qui fait sienne la devise de Jacques Chancel : « donner à voir et a entendre non pas ce que le public aime mais ce qu’il pourrait aimer. » Si l’on soufflait cette devise aux programmateurs musicaux des chaînes radio du service public (les autres on n’oserait même pas !) ? À l’heure de l’apéro, au lieu de se descendre trois whiskies en culpabilisant, on vient en voisin (Meudon n’est certes pas le 93 et les oreilles présentées sont averties dans le domaine classique), en habitués, tout le monde a l’air de se connaître, sauf les curieux venus pour la première fois. À leur intention, Jean-Rémy Guédon, à qui le sens de la métaphore n’a jamais fait défaut, présente son lieu, parle de petit commerce, s’amuse de cette idée de vendre des biens immatériels dans une boutique, annonce deux saisons annuelles: octobre-décembre, avril-juin. La première s’achève ce soir et a vu défiler des programmes divers proposés par les membres et les proches de l’ensemble Archimusic qu’ont sait composé pour moitié d’interprètes classiques et pour moitié d’improvisateurs. D’où un éclectisme assumé qui est le moteur des activités musicales de Guédon, non par quelque volonté idéologique, mais par cette nécessité qui s’appelle la faim, avec un appétit particulier pour les vents de la musique de chambre, pour l’Afrique, pour le gwo ka (l’art tambourinaire guadeloupéen) et pour le jazz qui habite son saxophone.

 

Soif d’aujourd’hui et élégie

Ce soir, musique de chambre, avec la clarinettiste Véronique Fèvre et la harpiste Marion Lénart. Je suis là en touriste…  trop peu compétent pour commenter d’autorité l’interprétation de ces deux membres du prestigieux ensemble 2E2M du compositeur Paul Méfano, sauf à « concentrer mon esprit sur le rhume de la prima donna » comme le suggère Viriginia Woolf s’interrogeant sur la possibilité d’un compte rendu de retour du festival Wagner de Bayreuth (Impressions de Bayreuth, dans Des phrases aîlées, recueil de chroniques et d’essais admirablement traduits par Cécile Wajsbrot pour l’éditeur Le Bruit du temps et dont je recommande la lecture sans tarder). Sauf, pour ma part, à jouir de cette combinaison de la précision du geste résultant du métier et de sa décontraction résultant du contexte : un programme donné ce soir pour le troisième soir consécutif dans un même endroit. Comme dans les jazz clubs autrefois où l’on jouait “à la maison”.

 

Une seule pièce est venue rompre le charme de l’instant, Soif d’aujourd’hui de Jacques Rebotier (compositeur cher à Jean-Rémy Guédon), pour clarinette seule et voix, où l’interprète réplique aux bruits du public (artificiellement provoqués par quelques complices dans la salle), dont l’élément langagier m’a paru étrangement faible par rapport à la faconde que l’on connaît à Jacques Rebotier, et dont la partition m’a rappelé les raisons, rapportées dans une interview accordée autrefois aux Allumés du jazz, raisons qui avaient fait basculer définitivement Barre Phillips de l’interprétation contemporaine à l’improvisation, et que l’on pourrait résumer à cette question : pourquoi me donner le mal d’interpréter ce que je suis capable d’improviser moi-même avec beaucoup plus de naturel. En revanche, mon écoute s’est trouvée intensément stimulée par l’Elégie pour harpe solo du harpiste Bernard Andrès, qui par sa palette et son fascinant jeu d’harmoniques admirablement servis par Marion Lénart, rend cet “impossible instrument” soudain nécessaire.

 

Du cas Brahms au gwo ka

Pour conclure ce récital – où l’on revisita, par transcriptions interposées, Bach, Ravel, Debussy, Fauré et Poulenc – Dans mes Brahms composé à l’origine par Jean-Rémy Guédon pour piano et, plus exactement pour le pianiste Nima Sarkechik dont je retrouve sur mon bureau l’album “Brahms #1” et la pièce Africabrahms signée Guédon, dont Dans mes Brahms est la transcription pour clarinette et harpe (1). Confrontation, toujours problématique, de l’interprétation classique à la motricité et l’élan rythmique des “musiques à tempo” incarnées ici par la superposition de deux rythmes gwo ka, que l’interprétation de Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre ne résoud pas (ni plus ni moins d’ailleurs que Nima Sarkechik).

 

 Avant de quitter les lieux, Jean-Rémy Guédon me laisse feuilleter, moyennant quelques commentaires, le Traité de Gro Ka Modèn de Gérard Lockel, abondamment annoté de sa plume (celle de Jean-Rémy qui lui a consacré quelques longues heures d’études). Où l’on découvre un système mélodique, affranchi de l’harmonie fonctionnelle européenne, reposant sur une échelle ton-tierce mineure qui se déroule à l’infini d’octave en octave, avec cette faculté de détonner chaque fois qu’elle franchit une octave, dans l’aigu (ce qui est dans la nature des superstructures harmoniques s’arrachant à la gravité du centre tonal) comme dans le grave (ce qui est plus déroutant). Un matériel mélodique que Gérard Lockel décline au fil de 380 pages sur les sept rythmes du gwo ka sous forme de tablatures.

 

Appétit spéculatif et poétique

De retour chez moi, j’ouvre la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes Guadeloupéennes (Jazz Ka Philosophy 9), thesaurus de modes, les uns issus du chant traditionnellement associés à l’art tambourinaire gwo ka, les autres résultant du goût pour la spéculation des adeptes modernes et post-modernes du jazz-ka. À la page 8 de cet ouvrage dont on trouvera la chronique dans le numéro de juillet actuellement sur les chaînes de montage de Jazz Magazine, je découvre la gamme “Lockel”. Tout cela laisse entrevoir dans la musique de Franck Nicolas comme dans celle du guitariste Christian Laviso, disciple direct de Lockel et complice du groupe Kalajazz de Jean-Rémy Guédon, un appétit spéculatif qui n’est pas sans évoquer l’esprit d’un certain Steve Coleman. Et l’on n’est pas étonné de retrouver aux côtés de Franck Nicolas et du batteur Sonny Troupé, au sein du Trio Soleil qui met en œuvre poétique ces gammes sur le CD accompagnant sa méthode, le guitariste Nelson Veras, spéculateur post-stevecolemanien, plus en verve que jamais. Franck Bergerot

 

(1) Le pianiste Nima Sarkechik s’est lancé dans l’intégrale des œuvres pour piano seul de Brahms, selon un agenda de six concerts au Triton, salle des Lilas bien connue des amateurs de jazz parisiens qui osent prendre le métro au-delà des limites du périphérique, concerts étalés sur une année et demie et enregistrés, le programme de chacun d’eux comprenant une pièce pour piano originale selon des commandes passées à Andy Emler, Arnaud Desvignes, Matthieu Stefanelli, Serge Kaufmann… et Jean-Rémy Guédon.

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« Allo, Jean-Rém ? [Jean-Rémy Guédon, saxophoniste, fondateur de l’Ensemble Archimusic] Tu te souviens ? Lorsque j’étais venu écouter ton Kalajazz à Malguénac, tu m’avais présenté le guitariste guadeloupéen Christian Laviso et nous avions évoqué le Traité de Gro Ka Modén de Gérard Lockel. Je viens de recevoir la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes guadeloupéennes et, en la feuilletant, mes yeux sont tombés sur la photocopie que tu m’avais faite de la couverture de cette Initiation à la musique guadeloupéenne. Je viendrais bien la consulter chez toi… – Arrive donc. Ce soir, il y a concert, le dernier de la saison de ma Boutique du val à Meudon. À l’affiche, la harpiste Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre. Pour le troisième soir consécutif, elle vont jouer à la Boutique un répertoire Bach Ravel, Debussy, Fauré, Poulenc, plus quelques surprises… »

 

Musique de chambre au village

J’arrive donc. Accablé par une grande fatigue, ne me concentrant plus que sur la poignée mensuelle de disques à chroniquer et les dizaines d’autres à sélectionner et distribuer à nos chroniqueurs, voici cinq semaines que je ne suis pas sorti écouter de musique vivante (à l’exception du trophée Pierre Bédard qui rassemble chaque quatrième dimanche du mois de mai à Saint-Yves en Bubry les couples de sonneurs biniou-bombarde du Pays Pourlet, à l’exception aussi de la flûtiste Naïsam Jalal qui ne m’a pas fait regretter d’être sorti de ma tanière), deux semaines de plus que je n’ai pas mis les pieds dans un vrai club de jazz. Et me voici, gravissant les côteaux Est de Meudon Village pour un concert de musique de chambre. À 4 kilomètres de la Porte de Saint-Cloud en voiture on se croirait au village. Il faut grimper jusqu’au 17 rue des Vignes à 300m du Studio de Meudon pour trouver La Boutique du Val. Quelques bancs, quelques chaises, 25 places un point c’est tout, la dernière m’a été réservée. Une vraie petite scène, une vraie petite salle de spectacle déclarée comme telle. En pleine crise, il semble que l’alternative soit : la grande salle où l’on charge le public à la fourche, au tarif de plusieurs dizaines d’euros minimum par billet (ce sera le concert du mois, voire de l’année, puis ceinture et télé) pour une écoute surdimensionnée en mauvaise stéréo avec des préservatifs dans les oreilles… ou La Boutique, écoute de proximité, montant libre du prix d’entrée que l’on glisse dans une chaussure à l’entrée.

 

Boutique et biens immatériels

Jean-Rémy Guédon déjà propriétaire d’une petite maison “à côteaux” à fait récemment l’acquisition de celle mitoyenne d’un voisin décédé qui comprenait l’ancienne boutique d’un cordonnier. Il raconte y avoir trouvé cette chaussure qui sert à recueillir notre obole, ainsi qu’un réveil qui figure sur le fond de scène et – il nous le montrera plus tard – un petit accordeur chromatique à vent, muni d’un minuscule cadran en laiton sur lequel on fait pivoter une aiguille pour indiquer la note désirée… rare ! À l’image de ce lieu et de cette programmation qui fait sienne la devise de Jacques Chancel : « donner à voir et a entendre non pas ce que le public aime mais ce qu’il pourrait aimer. » Si l’on soufflait cette devise aux programmateurs musicaux des chaînes radio du service public (les autres on n’oserait même pas !) ? À l’heure de l’apéro, au lieu de se descendre trois whiskies en culpabilisant, on vient en voisin (Meudon n’est certes pas le 93 et les oreilles présentées sont averties dans le domaine classique), en habitués, tout le monde a l’air de se connaître, sauf les curieux venus pour la première fois. À leur intention, Jean-Rémy Guédon, à qui le sens de la métaphore n’a jamais fait défaut, présente son lieu, parle de petit commerce, s’amuse de cette idée de vendre des biens immatériels dans une boutique, annonce deux saisons annuelles: octobre-décembre, avril-juin. La première s’achève ce soir et a vu défiler des programmes divers proposés par les membres et les proches de l’ensemble Archimusic qu’ont sait composé pour moitié d’interprètes classiques et pour moitié d’improvisateurs. D’où un éclectisme assumé qui est le moteur des activités musicales de Guédon, non par quelque volonté idéologique, mais par cette nécessité qui s’appelle la faim, avec un appétit particulier pour les vents de la musique de chambre, pour l’Afrique, pour le gwo ka (l’art tambourinaire guadeloupéen) et pour le jazz qui habite son saxophone.

 

Soif d’aujourd’hui et élégie

Ce soir, musique de chambre, avec la clarinettiste Véronique Fèvre et la harpiste Marion Lénart. Je suis là en touriste…  trop peu compétent pour commenter d’autorité l’interprétation de ces deux membres du prestigieux ensemble 2E2M du compositeur Paul Méfano, sauf à « concentrer mon esprit sur le rhume de la prima donna » comme le suggère Viriginia Woolf s’interrogeant sur la possibilité d’un compte rendu de retour du festival Wagner de Bayreuth (Impressions de Bayreuth, dans Des phrases aîlées, recueil de chroniques et d’essais admirablement traduits par Cécile Wajsbrot pour l’éditeur Le Bruit du temps et dont je recommande la lecture sans tarder). Sauf, pour ma part, à jouir de cette combinaison de la précision du geste résultant du métier et de sa décontraction résultant du contexte : un programme donné ce soir pour le troisième soir consécutif dans un même endroit. Comme dans les jazz clubs autrefois où l’on jouait “à la maison”.

 

Une seule pièce est venue rompre le charme de l’instant, Soif d’aujourd’hui de Jacques Rebotier (compositeur cher à Jean-Rémy Guédon), pour clarinette seule et voix, où l’interprète réplique aux bruits du public (artificiellement provoqués par quelques complices dans la salle), dont l’élément langagier m’a paru étrangement faible par rapport à la faconde que l’on connaît à Jacques Rebotier, et dont la partition m’a rappelé les raisons, rapportées dans une interview accordée autrefois aux Allumés du jazz, raisons qui avaient fait basculer définitivement Barre Phillips de l’interprétation contemporaine à l’improvisation, et que l’on pourrait résumer à cette question : pourquoi me donner le mal d’interpréter ce que je suis capable d’improviser moi-même avec beaucoup plus de naturel. En revanche, mon écoute s’est trouvée intensément stimulée par l’Elégie pour harpe solo du harpiste Bernard Andrès, qui par sa palette et son fascinant jeu d’harmoniques admirablement servis par Marion Lénart, rend cet “impossible instrument” soudain nécessaire.

 

Du cas Brahms au gwo ka

Pour conclure ce récital – où l’on revisita, par transcriptions interposées, Bach, Ravel, Debussy, Fauré et Poulenc – Dans mes Brahms composé à l’origine par Jean-Rémy Guédon pour piano et, plus exactement pour le pianiste Nima Sarkechik dont je retrouve sur mon bureau l’album “Brahms #1” et la pièce Africabrahms signée Guédon, dont Dans mes Brahms est la transcription pour clarinette et harpe (1). Confrontation, toujours problématique, de l’interprétation classique à la motricité et l’élan rythmique des “musiques à tempo” incarnées ici par la superposition de deux rythmes gwo ka, que l’interprétation de Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre ne résoud pas (ni plus ni moins d’ailleurs que Nima Sarkechik).

 

 Avant de quitter les lieux, Jean-Rémy Guédon me laisse feuilleter, moyennant quelques commentaires, le Traité de Gro Ka Modèn de Gérard Lockel, abondamment annoté de sa plume (celle de Jean-Rémy qui lui a consacré quelques longues heures d’études). Où l’on découvre un système mélodique, affranchi de l’harmonie fonctionnelle européenne, reposant sur une échelle ton-tierce mineure qui se déroule à l’infini d’octave en octave, avec cette faculté de détonner chaque fois qu’elle franchit une octave, dans l’aigu (ce qui est dans la nature des superstructures harmoniques s’arrachant à la gravité du centre tonal) comme dans le grave (ce qui est plus déroutant). Un matériel mélodique que Gérard Lockel décline au fil de 380 pages sur les sept rythmes du gwo ka sous forme de tablatures.

 

Appétit spéculatif et poétique

De retour chez moi, j’ouvre la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes Guadeloupéennes (Jazz Ka Philosophy 9), thesaurus de modes, les uns issus du chant traditionnellement associés à l’art tambourinaire gwo ka, les autres résultant du goût pour la spéculation des adeptes modernes et post-modernes du jazz-ka. À la page 8 de cet ouvrage dont on trouvera la chronique dans le numéro de juillet actuellement sur les chaînes de montage de Jazz Magazine, je découvre la gamme “Lockel”. Tout cela laisse entrevoir dans la musique de Franck Nicolas comme dans celle du guitariste Christian Laviso, disciple direct de Lockel et complice du groupe Kalajazz de Jean-Rémy Guédon, un appétit spéculatif qui n’est pas sans évoquer l’esprit d’un certain Steve Coleman. Et l’on n’est pas étonné de retrouver aux côtés de Franck Nicolas et du batteur Sonny Troupé, au sein du Trio Soleil qui met en œuvre poétique ces gammes sur le CD accompagnant sa méthode, le guitariste Nelson Veras, spéculateur post-stevecolemanien, plus en verve que jamais. Franck Bergerot

 

(1) Le pianiste Nima Sarkechik s’est lancé dans l’intégrale des œuvres pour piano seul de Brahms, selon un agenda de six concerts au Triton, salle des Lilas bien connue des amateurs de jazz parisiens qui osent prendre le métro au-delà des limites du périphérique, concerts étalés sur une année et demie et enregistrés, le programme de chacun d’eux comprenant une pièce pour piano originale selon des commandes passées à Andy Emler, Arnaud Desvignes, Matthieu Stefanelli, Serge Kaufmann… et Jean-Rémy Guédon.

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« Allo, Jean-Rém ? [Jean-Rémy Guédon, saxophoniste, fondateur de l’Ensemble Archimusic] Tu te souviens ? Lorsque j’étais venu écouter ton Kalajazz à Malguénac, tu m’avais présenté le guitariste guadeloupéen Christian Laviso et nous avions évoqué le Traité de Gro Ka Modén de Gérard Lockel. Je viens de recevoir la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes guadeloupéennes et, en la feuilletant, mes yeux sont tombés sur la photocopie que tu m’avais faite de la couverture de cette Initiation à la musique guadeloupéenne. Je viendrais bien la consulter chez toi… – Arrive donc. Ce soir, il y a concert, le dernier de la saison de ma Boutique du val à Meudon. À l’affiche, la harpiste Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre. Pour le troisième soir consécutif, elle vont jouer à la Boutique un répertoire Bach Ravel, Debussy, Fauré, Poulenc, plus quelques surprises… »

 

Musique de chambre au village

J’arrive donc. Accablé par une grande fatigue, ne me concentrant plus que sur la poignée mensuelle de disques à chroniquer et les dizaines d’autres à sélectionner et distribuer à nos chroniqueurs, voici cinq semaines que je ne suis pas sorti écouter de musique vivante (à l’exception du trophée Pierre Bédard qui rassemble chaque quatrième dimanche du mois de mai à Saint-Yves en Bubry les couples de sonneurs biniou-bombarde du Pays Pourlet, à l’exception aussi de la flûtiste Naïsam Jalal qui ne m’a pas fait regretter d’être sorti de ma tanière), deux semaines de plus que je n’ai pas mis les pieds dans un vrai club de jazz. Et me voici, gravissant les côteaux Est de Meudon Village pour un concert de musique de chambre. À 4 kilomètres de la Porte de Saint-Cloud en voiture on se croirait au village. Il faut grimper jusqu’au 17 rue des Vignes à 300m du Studio de Meudon pour trouver La Boutique du Val. Quelques bancs, quelques chaises, 25 places un point c’est tout, la dernière m’a été réservée. Une vraie petite scène, une vraie petite salle de spectacle déclarée comme telle. En pleine crise, il semble que l’alternative soit : la grande salle où l’on charge le public à la fourche, au tarif de plusieurs dizaines d’euros minimum par billet (ce sera le concert du mois, voire de l’année, puis ceinture et télé) pour une écoute surdimensionnée en mauvaise stéréo avec des préservatifs dans les oreilles… ou La Boutique, écoute de proximité, montant libre du prix d’entrée que l’on glisse dans une chaussure à l’entrée.

 

Boutique et biens immatériels

Jean-Rémy Guédon déjà propriétaire d’une petite maison “à côteaux” à fait récemment l’acquisition de celle mitoyenne d’un voisin décédé qui comprenait l’ancienne boutique d’un cordonnier. Il raconte y avoir trouvé cette chaussure qui sert à recueillir notre obole, ainsi qu’un réveil qui figure sur le fond de scène et – il nous le montrera plus tard – un petit accordeur chromatique à vent, muni d’un minuscule cadran en laiton sur lequel on fait pivoter une aiguille pour indiquer la note désirée… rare ! À l’image de ce lieu et de cette programmation qui fait sienne la devise de Jacques Chancel : « donner à voir et a entendre non pas ce que le public aime mais ce qu’il pourrait aimer. » Si l’on soufflait cette devise aux programmateurs musicaux des chaînes radio du service public (les autres on n’oserait même pas !) ? À l’heure de l’apéro, au lieu de se descendre trois whiskies en culpabilisant, on vient en voisin (Meudon n’est certes pas le 93 et les oreilles présentées sont averties dans le domaine classique), en habitués, tout le monde a l’air de se connaître, sauf les curieux venus pour la première fois. À leur intention, Jean-Rémy Guédon, à qui le sens de la métaphore n’a jamais fait défaut, présente son lieu, parle de petit commerce, s’amuse de cette idée de vendre des biens immatériels dans une boutique, annonce deux saisons annuelles: octobre-décembre, avril-juin. La première s’achève ce soir et a vu défiler des programmes divers proposés par les membres et les proches de l’ensemble Archimusic qu’ont sait composé pour moitié d’interprètes classiques et pour moitié d’improvisateurs. D’où un éclectisme assumé qui est le moteur des activités musicales de Guédon, non par quelque volonté idéologique, mais par cette nécessité qui s’appelle la faim, avec un appétit particulier pour les vents de la musique de chambre, pour l’Afrique, pour le gwo ka (l’art tambourinaire guadeloupéen) et pour le jazz qui habite son saxophone.

 

Soif d’aujourd’hui et élégie

Ce soir, musique de chambre, avec la clarinettiste Véronique Fèvre et la harpiste Marion Lénart. Je suis là en touriste…  trop peu compétent pour commenter d’autorité l’interprétation de ces deux membres du prestigieux ensemble 2E2M du compositeur Paul Méfano, sauf à « concentrer mon esprit sur le rhume de la prima donna » comme le suggère Viriginia Woolf s’interrogeant sur la possibilité d’un compte rendu de retour du festival Wagner de Bayreuth (Impressions de Bayreuth, dans Des phrases aîlées, recueil de chroniques et d’essais admirablement traduits par Cécile Wajsbrot pour l’éditeur Le Bruit du temps et dont je recommande la lecture sans tarder). Sauf, pour ma part, à jouir de cette combinaison de la précision du geste résultant du métier et de sa décontraction résultant du contexte : un programme donné ce soir pour le troisième soir consécutif dans un même endroit. Comme dans les jazz clubs autrefois où l’on jouait “à la maison”.

 

Une seule pièce est venue rompre le charme de l’instant, Soif d’aujourd’hui de Jacques Rebotier (compositeur cher à Jean-Rémy Guédon), pour clarinette seule et voix, où l’interprète réplique aux bruits du public (artificiellement provoqués par quelques complices dans la salle), dont l’élément langagier m’a paru étrangement faible par rapport à la faconde que l’on connaît à Jacques Rebotier, et dont la partition m’a rappelé les raisons, rapportées dans une interview accordée autrefois aux Allumés du jazz, raisons qui avaient fait basculer définitivement Barre Phillips de l’interprétation contemporaine à l’improvisation, et que l’on pourrait résumer à cette question : pourquoi me donner le mal d’interpréter ce que je suis capable d’improviser moi-même avec beaucoup plus de naturel. En revanche, mon écoute s’est trouvée intensément stimulée par l’Elégie pour harpe solo du harpiste Bernard Andrès, qui par sa palette et son fascinant jeu d’harmoniques admirablement servis par Marion Lénart, rend cet “impossible instrument” soudain nécessaire.

 

Du cas Brahms au gwo ka

Pour conclure ce récital – où l’on revisita, par transcriptions interposées, Bach, Ravel, Debussy, Fauré et Poulenc – Dans mes Brahms composé à l’origine par Jean-Rémy Guédon pour piano et, plus exactement pour le pianiste Nima Sarkechik dont je retrouve sur mon bureau l’album “Brahms #1” et la pièce Africabrahms signée Guédon, dont Dans mes Brahms est la transcription pour clarinette et harpe (1). Confrontation, toujours problématique, de l’interprétation classique à la motricité et l’élan rythmique des “musiques à tempo” incarnées ici par la superposition de deux rythmes gwo ka, que l’interprétation de Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre ne résoud pas (ni plus ni moins d’ailleurs que Nima Sarkechik).

 

 Avant de quitter les lieux, Jean-Rémy Guédon me laisse feuilleter, moyennant quelques commentaires, le Traité de Gro Ka Modèn de Gérard Lockel, abondamment annoté de sa plume (celle de Jean-Rémy qui lui a consacré quelques longues heures d’études). Où l’on découvre un système mélodique, affranchi de l’harmonie fonctionnelle européenne, reposant sur une échelle ton-tierce mineure qui se déroule à l’infini d’octave en octave, avec cette faculté de détonner chaque fois qu’elle franchit une octave, dans l’aigu (ce qui est dans la nature des superstructures harmoniques s’arrachant à la gravité du centre tonal) comme dans le grave (ce qui est plus déroutant). Un matériel mélodique que Gérard Lockel décline au fil de 380 pages sur les sept rythmes du gwo ka sous forme de tablatures.

 

Appétit spéculatif et poétique

De retour chez moi, j’ouvre la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes Guadeloupéennes (Jazz Ka Philosophy 9), thesaurus de modes, les uns issus du chant traditionnellement associés à l’art tambourinaire gwo ka, les autres résultant du goût pour la spéculation des adeptes modernes et post-modernes du jazz-ka. À la page 8 de cet ouvrage dont on trouvera la chronique dans le numéro de juillet actuellement sur les chaînes de montage de Jazz Magazine, je découvre la gamme “Lockel”. Tout cela laisse entrevoir dans la musique de Franck Nicolas comme dans celle du guitariste Christian Laviso, disciple direct de Lockel et complice du groupe Kalajazz de Jean-Rémy Guédon, un appétit spéculatif qui n’est pas sans évoquer l’esprit d’un certain Steve Coleman. Et l’on n’est pas étonné de retrouver aux côtés de Franck Nicolas et du batteur Sonny Troupé, au sein du Trio Soleil qui met en œuvre poétique ces gammes sur le CD accompagnant sa méthode, le guitariste Nelson Veras, spéculateur post-stevecolemanien, plus en verve que jamais. Franck Bergerot

 

(1) Le pianiste Nima Sarkechik s’est lancé dans l’intégrale des œuvres pour piano seul de Brahms, selon un agenda de six concerts au Triton, salle des Lilas bien connue des amateurs de jazz parisiens qui osent prendre le métro au-delà des limites du périphérique, concerts étalés sur une année et demie et enregistrés, le programme de chacun d’eux comprenant une pièce pour piano originale selon des commandes passées à Andy Emler, Arnaud Desvignes, Matthieu Stefanelli, Serge Kaufmann… et Jean-Rémy Guédon.

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« Allo, Jean-Rém ? [Jean-Rémy Guédon, saxophoniste, fondateur de l’Ensemble Archimusic] Tu te souviens ? Lorsque j’étais venu écouter ton Kalajazz à Malguénac, tu m’avais présenté le guitariste guadeloupéen Christian Laviso et nous avions évoqué le Traité de Gro Ka Modén de Gérard Lockel. Je viens de recevoir la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes guadeloupéennes et, en la feuilletant, mes yeux sont tombés sur la photocopie que tu m’avais faite de la couverture de cette Initiation à la musique guadeloupéenne. Je viendrais bien la consulter chez toi… – Arrive donc. Ce soir, il y a concert, le dernier de la saison de ma Boutique du val à Meudon. À l’affiche, la harpiste Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre. Pour le troisième soir consécutif, elle vont jouer à la Boutique un répertoire Bach Ravel, Debussy, Fauré, Poulenc, plus quelques surprises… »

 

Musique de chambre au village

J’arrive donc. Accablé par une grande fatigue, ne me concentrant plus que sur la poignée mensuelle de disques à chroniquer et les dizaines d’autres à sélectionner et distribuer à nos chroniqueurs, voici cinq semaines que je ne suis pas sorti écouter de musique vivante (à l’exception du trophée Pierre Bédard qui rassemble chaque quatrième dimanche du mois de mai à Saint-Yves en Bubry les couples de sonneurs biniou-bombarde du Pays Pourlet, à l’exception aussi de la flûtiste Naïsam Jalal qui ne m’a pas fait regretter d’être sorti de ma tanière), deux semaines de plus que je n’ai pas mis les pieds dans un vrai club de jazz. Et me voici, gravissant les côteaux Est de Meudon Village pour un concert de musique de chambre. À 4 kilomètres de la Porte de Saint-Cloud en voiture on se croirait au village. Il faut grimper jusqu’au 17 rue des Vignes à 300m du Studio de Meudon pour trouver La Boutique du Val. Quelques bancs, quelques chaises, 25 places un point c’est tout, la dernière m’a été réservée. Une vraie petite scène, une vraie petite salle de spectacle déclarée comme telle. En pleine crise, il semble que l’alternative soit : la grande salle où l’on charge le public à la fourche, au tarif de plusieurs dizaines d’euros minimum par billet (ce sera le concert du mois, voire de l’année, puis ceinture et télé) pour une écoute surdimensionnée en mauvaise stéréo avec des préservatifs dans les oreilles… ou La Boutique, écoute de proximité, montant libre du prix d’entrée que l’on glisse dans une chaussure à l’entrée.

 

Boutique et biens immatériels

Jean-Rémy Guédon déjà propriétaire d’une petite maison “à côteaux” à fait récemment l’acquisition de celle mitoyenne d’un voisin décédé qui comprenait l’ancienne boutique d’un cordonnier. Il raconte y avoir trouvé cette chaussure qui sert à recueillir notre obole, ainsi qu’un réveil qui figure sur le fond de scène et – il nous le montrera plus tard – un petit accordeur chromatique à vent, muni d’un minuscule cadran en laiton sur lequel on fait pivoter une aiguille pour indiquer la note désirée… rare ! À l’image de ce lieu et de cette programmation qui fait sienne la devise de Jacques Chancel : « donner à voir et a entendre non pas ce que le public aime mais ce qu’il pourrait aimer. » Si l’on soufflait cette devise aux programmateurs musicaux des chaînes radio du service public (les autres on n’oserait même pas !) ? À l’heure de l’apéro, au lieu de se descendre trois whiskies en culpabilisant, on vient en voisin (Meudon n’est certes pas le 93 et les oreilles présentées sont averties dans le domaine classique), en habitués, tout le monde a l’air de se connaître, sauf les curieux venus pour la première fois. À leur intention, Jean-Rémy Guédon, à qui le sens de la métaphore n’a jamais fait défaut, présente son lieu, parle de petit commerce, s’amuse de cette idée de vendre des biens immatériels dans une boutique, annonce deux saisons annuelles: octobre-décembre, avril-juin. La première s’achève ce soir et a vu défiler des programmes divers proposés par les membres et les proches de l’ensemble Archimusic qu’ont sait composé pour moitié d’interprètes classiques et pour moitié d’improvisateurs. D’où un éclectisme assumé qui est le moteur des activités musicales de Guédon, non par quelque volonté idéologique, mais par cette nécessité qui s’appelle la faim, avec un appétit particulier pour les vents de la musique de chambre, pour l’Afrique, pour le gwo ka (l’art tambourinaire guadeloupéen) et pour le jazz qui habite son saxophone.

 

Soif d’aujourd’hui et élégie

Ce soir, musique de chambre, avec la clarinettiste Véronique Fèvre et la harpiste Marion Lénart. Je suis là en touriste…  trop peu compétent pour commenter d’autorité l’interprétation de ces deux membres du prestigieux ensemble 2E2M du compositeur Paul Méfano, sauf à « concentrer mon esprit sur le rhume de la prima donna » comme le suggère Viriginia Woolf s’interrogeant sur la possibilité d’un compte rendu de retour du festival Wagner de Bayreuth (Impressions de Bayreuth, dans Des phrases aîlées, recueil de chroniques et d’essais admirablement traduits par Cécile Wajsbrot pour l’éditeur Le Bruit du temps et dont je recommande la lecture sans tarder). Sauf, pour ma part, à jouir de cette combinaison de la précision du geste résultant du métier et de sa décontraction résultant du contexte : un programme donné ce soir pour le troisième soir consécutif dans un même endroit. Comme dans les jazz clubs autrefois où l’on jouait “à la maison”.

 

Une seule pièce est venue rompre le charme de l’instant, Soif d’aujourd’hui de Jacques Rebotier (compositeur cher à Jean-Rémy Guédon), pour clarinette seule et voix, où l’interprète réplique aux bruits du public (artificiellement provoqués par quelques complices dans la salle), dont l’élément langagier m’a paru étrangement faible par rapport à la faconde que l’on connaît à Jacques Rebotier, et dont la partition m’a rappelé les raisons, rapportées dans une interview accordée autrefois aux Allumés du jazz, raisons qui avaient fait basculer définitivement Barre Phillips de l’interprétation contemporaine à l’improvisation, et que l’on pourrait résumer à cette question : pourquoi me donner le mal d’interpréter ce que je suis capable d’improviser moi-même avec beaucoup plus de naturel. En revanche, mon écoute s’est trouvée intensément stimulée par l’Elégie pour harpe solo du harpiste Bernard Andrès, qui par sa palette et son fascinant jeu d’harmoniques admirablement servis par Marion Lénart, rend cet “impossible instrument” soudain nécessaire.

 

Du cas Brahms au gwo ka

Pour conclure ce récital – où l’on revisita, par transcriptions interposées, Bach, Ravel, Debussy, Fauré et Poulenc – Dans mes Brahms composé à l’origine par Jean-Rémy Guédon pour piano et, plus exactement pour le pianiste Nima Sarkechik dont je retrouve sur mon bureau l’album “Brahms #1” et la pièce Africabrahms signée Guédon, dont Dans mes Brahms est la transcription pour clarinette et harpe (1). Confrontation, toujours problématique, de l’interprétation classique à la motricité et l’élan rythmique des “musiques à tempo” incarnées ici par la superposition de deux rythmes gwo ka, que l’interprétation de Marion Lénart et la clarinettiste Véronique Fèvre ne résoud pas (ni plus ni moins d’ailleurs que Nima Sarkechik).

 

 Avant de quitter les lieux, Jean-Rémy Guédon me laisse feuilleter, moyennant quelques commentaires, le Traité de Gro Ka Modèn de Gérard Lockel, abondamment annoté de sa plume (celle de Jean-Rémy qui lui a consacré quelques longues heures d’études). Où l’on découvre un système mélodique, affranchi de l’harmonie fonctionnelle européenne, reposant sur une échelle ton-tierce mineure qui se déroule à l’infini d’octave en octave, avec cette faculté de détonner chaque fois qu’elle franchit une octave, dans l’aigu (ce qui est dans la nature des superstructures harmoniques s’arrachant à la gravité du centre tonal) comme dans le grave (ce qui est plus déroutant). Un matériel mélodique que Gérard Lockel décline au fil de 380 pages sur les sept rythmes du gwo ka sous forme de tablatures.

 

Appétit spéculatif et poétique

De retour chez moi, j’ouvre la méthode du trompettiste Franck Nicolas Gammes Guadeloupéennes (Jazz Ka Philosophy 9), thesaurus de modes, les uns issus du chant traditionnellement associés à l’art tambourinaire gwo ka, les autres résultant du goût pour la spéculation des adeptes modernes et post-modernes du jazz-ka. À la page 8 de cet ouvrage dont on trouvera la chronique dans le numéro de juillet actuellement sur les chaînes de montage de Jazz Magazine, je découvre la gamme “Lockel”. Tout cela laisse entrevoir dans la musique de Franck Nicolas comme dans celle du guitariste Christian Laviso, disciple direct de Lockel et complice du groupe Kalajazz de Jean-Rémy Guédon, un appétit spéculatif qui n’est pas sans évoquer l’esprit d’un certain Steve Coleman. Et l’on n’est pas étonné de retrouver aux côtés de Franck Nicolas et du batteur Sonny Troupé, au sein du Trio Soleil qui met en œuvre poétique ces gammes sur le CD accompagnant sa méthode, le guitariste Nelson Veras, spéculateur post-stevecolemanien, plus en verve que jamais. Franck Bergerot

 

(1) Le pianiste Nima Sarkechik s’est lancé dans l’intégrale des œuvres pour piano seul de Brahms, selon un agenda de six concerts au Triton, salle des Lilas bien connue des amateurs de jazz parisiens qui osent prendre le métro au-delà des limites du périphérique, concerts étalés sur une année et demie et enregistrés, le programme de chacun d’eux comprenant une pièce pour piano originale selon des commandes passées à Andy Emler, Arnaud Desvignes, Matthieu Stefanelli, Serge Kaufmann… et Jean-Rémy Guédon.