Jazz live
Publié le 14 Nov 2022

D’jazz à Nevers, 8ème journée

Après les duos Bob Revel-Pierre Drevet et Leïla Martial-Valentin Ceccaldi, le programme “Aux Anges” de Sylvain Rifflet et le Lady All Stars de Rhoda Scott ont clôturé la 36ème édition du D’Jazz Nevers, couronnée d’un taux de fréquentation exceptionnel.

La journée avait débuté au Théâtre avec Pierre Drevet (trompette, bugle) et Bob Revel (piano, piano numérique) une histoire d’amitié qui a ses racines au conservatoire de Chambéry où le premier enseigna la trompette dans le département jazz fondé par le second et où ils créèrent l’APEJS (Association de promotion et d’enseignement du jazz et des musiques actuelles en Savoie), point de départ du développement de l’enseignement du jazz en milieu associatif à l’échelle nationale.
C’est Bob Revel qui commence et sera le maître du jeu, un jeu que tous deux aiment pratiquer comme deux voisins se retrouvant le soir pour jouer au billard. Face au public, derrière un clavier électronique, il nous fait pénétrer dans le concert par un étrange labyrinthe de sonorités tortueuses – entre piano bastringue et vaisselle cassée – et de phrasés impossibles qui évoquent tantôt Martial Solal (la première pièce, Portisol étant dédié à Michel Portal et Martial Solal), tantôt Conlon Nacarrow. Bob Revel introduira ainsi la plupart des morceaux, tantôt sur le vrai piano, tantôt sur le numérique “préparé”, avant de tirer le tapis sous les pas de Pierre Drevet, sur des accompagnements d’une écriture pointilleuse d’après Revel lui-même ou – reprise ou évocation, – Gilbert Bécaud, Thelonious Monk et Sony Rollins. Pierre Drevet – qui plaisante en laissant entendre que contrairement à son compère, il ne sait pas lire la musique – considère ces partitions avec une hauteur de vue, une tenue de route dans les lacets harmoniques, un sens mélodique jamais pris en défaut, une aisance sur l’instrument et une élégance du timbre dans toutes les nuances qui font de lui un musicien hors du commun.

Après la conférence de Jean-Paul Boutellier sur les femmes dans le jazz de Lovie Austin à Joëlle Léandre ; après un crochet par son exposition de pochettes autour du même sujet, on s’est retrouvé à l’heure du thé au Café-Charbon pour entendre Leila Martial (chant, électronique, objets divers) et Valentin Ceccaldi (violoncelle) reconstituant une formule qu’ils avaient abandonnée. Ça commence par un emprunt à Fauré, l’art de la mélodie chantée ici dépouillé de tout ce qui le rattache au salon bourgeois de la Troisième République. Elle enchainera ainsi inventions originales et reprises, de Barbara à Manuel de Falla en passant par une poignante adaptation d’une chanson du Réunionnais Alain Peters, ce que l’on aurait tort de qualifier de « coq à l’âne » et qu’il faudrait plutôt désigner de « cadavre exquis », selon un art de la dérive et du glissement qui vous emporte, par ce mélange de tendresse et d’humour, de pudeur et d’extraversion, d’apparent lâcher prise et de contrôle technique extrême dans le recours aux techniques vocales les plus diverses, au traitement électronique, à toutes sortes d’objets (cet art de l’« idiophonie » qui nous amusa aussi peu qu’il nous émut la veille au même endroit, et un sens de l’écriture complice avec Valentin Ceccaldi non seulement d’une série d’arrangements, mais d’un programme cohérent, d’une authentique scénographique sonore.

Grand final le soir à la Maison de la Culture avec en première partie Sylvain Rifflet (saxophone ténor, sruti-box) et les complices de son nouveau programme « Aux Anges », compagnons de longue date : Verneri Pohjola (trompette), Philippe Gordiani (guitare électrique), Benjamin Flament (percussions). Ce sont d’abord les sonorités des deux vents qui séduisent, l’ampleur teigneuse de la trompette, le moelleux granuleux du saxophone, Rifflet creusant ici et étendant à sa façon unique les possibilités ouvertes par les répétitifs. Sur la scène de Nevers, leurs volutes mélodiques portées par la guitare de Gordiani et les percussions iconoclastes de Flament pouvait nous faire rêver d’un intérieur de cathédrale gothique perçu d’en haut, au ras des croisées d’ogive. Est-ce le sens de ce titre : « Aux Anges » ?

Deuxième partie avec Rhoda Scott que l’on avait vu arriver à l’hôtel appuyée sur une canne et qui entre comme si de rien n’était, se juche sur le banc de son orgue Hammond comme elle monterait en chaire, face au public, les pieds nus, le droit sur la pédale d’expression, le gauche courant bientôt sur les pédales. Est-on venu entendre « la Dame aux pieds nus » qui popularisa l’orgue Hammond dans les foyers français des années 1970 à travers le catalogue Barclay? Est-on donc venu renouer avec de vieux souvenirs ? Est-on venu découvrir une légende d’un siècle que l’on n’a pas connu ? Est-on venu voir ce Lady All Stars par curiosité ou par conviction féministe ? Un peu tout ça à la fois. Rhoda Scott, elle, s’est donnée pour mission de promouvoir ses compagnes. À sa gauche, un bouquet de souffleuses : Airelle Besson (trompette), Lisa Cat-Bero, Géraldine Laurent (sax alto), Sophie Alour (sax ténor) et Céline Bonacina (sax baryton). À sa droite, une configuration que je n’avais plus revue depuis 1969, avec le big band de Francy Bolland et Kenny Clarke : Anne Paceo et Julie Saury (batterie). Chacune de ces ladies contribue au répertoire, sauf Géraldine Laurent qui y mettrait plutôt le feu par son jeu incendiaire. Triomphe assuré devant une salle pleine pour clore cette 36ème édition dont ce ne fut pas le seul succès public en réponse à des soirées pourtant plus osées.

Évoquons pour finir ce qu’est également le D’Jazz Nevers Festival : en amont du festival un stage de jazz animé par trois musiciens du GRIO (Aymeric Avice, Damien Sabatier, Aki Rissanen), restitution d’un travail dirigé par Laurent Dehors auprès d’un orchestre de professeurs de musique du département, des concerts pédagogiques dans les collèges et formations supérieures avec Céline Bonacina et Laurent Dehors, Louis Sclavis et Bruno Ducret, l’Imperial Quartet ; la « tournée des bouts d’choux » par le trio Bruno Lapin dans les classes élémentaires ; des projets à venir dont une résidence du chanteur Loïs Le Van dans différents établissements de la ville de Luzy ; des concerts en duo à domicile initiés par Sébastien Boisseau ; un concert à venir en décembre à la Maison d’arrêt de Nevers du trio Christophe Girard/Anthony Caillet/Olivier Py ; et bien d’autres choses tout au long de la saison de Nevers, Cosne-sur-Loire, Guérigny, Château-Chinon et Luzy. Demandez le programme www.djazznevers.com. Franck Bergerot (photos © X. Deher)