Jazz live
Publié le 9 Nov 2022

D’jazz Nevers, 36ème édition, Daniel Humair en équilibre

Musique d’un côté, peinture et dessin de l’autre, Daniel Humair a fini par trouver sa place, son équilibre. Voilà qui tombe bien puisqu’ Equilibre est le nom de l’exposition qui lui est consacrée à Nevers, au Musée de la Faïence et des Beaux-Arts, en relation avec la 36ème édition du festival innovant DjazzNevers.

Daniel Humair ou le jeu incessant avec l’équilibre.

Si, au commencement était le Verbe, sans conteste pour Daniel Humair ce fut le rythme, par la musique mais aussi par le dessin. Lorsqu’enfant votre premier disque de jazz et le dessin deviennent les fenêtres ouvertes de votre imagination débordante, voire frénétique, alors toute votre vie bascule.

Il ne lui en faudra pas plus pour plonger dans le monde de la peinture comme il l’a fait en musique. Ecouter, regarder, chercher, essayer de comprendre. Une pratique de la peinture quasi quotidienne tout en poursuivant sa carrière de batteur de jazz, qui commença très jeune, il y a soixante ans.

L’exposition de Nevers souligne une partie de sa biographie dont on ne parle pas souvent, son deuxième métier. Il n’a jamais été considéré comme un peintre, un batteur qui peignait? En France, on le sait, on aime bien enfermer les gens dans des cases et on court le risque d’ être incompris quand on est pluridisciplinaire.

A la batterie, Daniel Humair a connu, accompagné les plus grands musiciens de jazz, sauf Miles Davis et Sonny Rollins, certes. Mais si vous l’écoutez attentivement, vous verrez se déployer une histoire passionnante du jazz avec des anecdotes savoureuses, car né en 1938, il fut historiquement témoin puis acteur du développement de cette musique, au coeur d’années passionnantes pour toutes les formes artistiques, peinture, cinéma… Simultanément, dans sa chambre, puis en atelier, il prend ses pinceaux pour construire son propre langage, des formes apparemment banales que l’artiste place selon des rapports de force et d’équilibre dans l’espace de la toile ou du support. Il travaille avec rapidité en laissant agir l’improvisation, innée chez lui.

Si on n’a pas eu la chance de voir exposées dans les galeries, parisiennes ou autres, les toiles de Daniel Humair, on pourra se rattrapper avec l’exposition organisée pendant le festival de Nevers, au Musée des Faïences, dans la salle capitulaire de cette ancienne abbaye, avec un beau catalogue co-édité par le festival D’jazz Nevers et le Musée. Daniel a d’ailleurs signé l’affiche de la 36ème édition du festival.

A la satisfaction de voir de la couleur et des formes sur une surface plane agencées, s’ajoute le plaisir de feuilleter le livre, pour la beauté des images avec des “pages-fenêtre”, reproductions soignées de sa palette. On plonge dans la couleur et son théâtre de formes inventées, à la fois fixes et flottantes. Ainsi sont soulignées avec goût les œuvres aux techniques mixtes, sur papier, après les Néocolor de Caran d’Ache de ses débuts.

Daniel Humair n’est jamais arrivé à choisir entre peinture et musique qu’il a pratiquées parallèlement toute sa vie. Sa personnalité gémellaire a équilibré en les réconciliant les deux passions essentielles de sa vie, tenaces et irrépressibles. Francis Hofstein, psychanalyste, collectionneur fou amateur de jazz, le connaît bien et il eut cette formule très juste : Daniel Humair ne peint pas le jazz qui d’ailleurs ne se peint pas.

Mais il effectue des variations à l’infini sur un thème, un travail improvisé qui convient à sa pratique du jazz : une transposition du geste musical en geste pictural, la maîtrise du geste (essentielle chez le batteur) plus que du tracé, selon la «cuisine des hasards»-c’est un gastronome averti, en intégrant les accidents de parcours avec son expérience de musicien pour acquérir cette rapidité du trait, car la batterie est un instrument rapide avec gestes calculés mais vifs! L’image aboutie ne m’intéresse que si elle est le fruit de stades accidentels et créatifs. Et son trait est aussi leste en musique qu’en peinture.

Aquarium,  acrylique sur papier 1983 (65×50)

Artferul, 2021, acrylique sur papier ( 28×38).

Des formes reviennent, obsessionnelles, saisies dans une palette plutôt sombre, qui débordent, toujours imparfaites, mouvantes. Des formes que tout le monde connaît mais qu’il a “perverties” à sa guise, mises en place dans la tension provoquée dans l’espace. Ces formes sont son alphabet, sa boîte à outils, plutôt unique. Le peintre s’est inventé un vocabulaire formel, toujours en gestation, faussement maladroit, un catalogue de formes en série, plurielles : fourches, marelles, lingots, croix, boîtes… objets étranges qui se déclinent de tableau en tableau. Abstraction narrative pour faire vite, parfois de grands formats au sol, sans imiter le geste initiatique de Pollock dans l’«Action painting». Car son style est original, même si d’évidence, Daniel Humair s’est nourri très tôt de la peinture contemporaine, curieux de ce qui l’entourait, aimant la peinture des autres. Avec des attirances bien compréhensibles pour le mouvement COBRA et Pierre Alechinsky. Ou Cy Twombly, autre exemple, l’un des grands chocs de sa vie, dont un dessin acheté en 1964 l’accompagne depuis. Mais c’était un no man’s land, une zone interdite parce que déjà occupée.

Dans la série matinale des Grands Entretiens sur France Musique par Arnaud Merlin, en tous points remarquables, DH livre ses préoccupations esthétiques, son credo artistique, sa problématique de peintre :«La peinture ce sont des territoires(déjà)occupés». Mais il n’y a pas de frontières de style.

L’art contemporain ce sont de toutes petites cases et ce qui est fait n’est plus à faire. Mais tu peux trouver ta place dans un tout petit détail. Voilà qui n’est pas anodin car Daniel Humair prête une attention au détail. Sa pratique de la peinture lui a appris l’importance dans la musique du premier plan, du fond, des détails.

Il confesse que le souci du détail est capital dans n’importe quelle forme artistique. Il évoque alors la musique créee pour Le Cercle Rouge de Jean-Pierre Melville, perfectionniste absolu qui savait précisément ce qu’il voulait : dans la scène du casse, place Vendôme, déjà du sound design, il expliquait à Daniel  la différence entre un tom tom à 6 coups  correspondant au suspense, alors qu’à 5 coups, c’est  un rythme militaire, et à 7 coups, la pagaille!

On voit que de même que son jeu de batteur ne ressemble à aucun autre, il cherche avant tout à comprendre, éclairer le sens de son travail, de son esprit très analytique : «Il faut apprendre à dessiner consciemment ce que l’on fait inconsciemment». Personne ne parle mieux de son art musical et pictural, de sa pratique qu’il considère comme artisanale. Sans fausse humilité, il continue à multiplier les échanges, à travailler sans relâche, sachant aussi désapprendre pour se renouveller. Jouer ou peindre ce qu’on n’a pas fait la veille.

La peinture m’a appris à perdre un peu de l’ego du musicien, à penser à autre chose que la batterie, d’avoir des couleurs plus subtiles et de ne pas avoir peur de la couleur vive qui n’est pas vulgaire et il pense à Jim Dine, qu’il affectionne car il recommence longtemps après, avec ses acquis du moment, des oeuvres qui appartiennent à son florilège. Dont ses fameux coeurs…

Jim DINE, Göttingen songs, Coeurs flamboyants.

Ne se reconnaît-il pas d’ailleurs dans cette démarche?Il cloisonne volontairement ses deux activités. Il n’écoute pas de musique quand il peint,  ne fait aucun croquis préalable, n’a pas de marche à suivre mais  parvient à se représenter très vite la pièce terminée. Le peintre est seul à décider de ce qu’il va montrer, totalement responsable de son travail, alors que le musicien fait partie d’un groupe et dépend de beaucoup de circonstances. Le rapport au temps n’est pas le même en peinture et en musique.

Daniel Humair ne peint  peut être pas le jazz mais rapproche les deux univers, en rendant hommage à des peintres qu’il aime sans que ce soit des portraits en musique, comme dans l’un de ses disques récents, Modern Art en trio avec d’anciens élèves du Conservatoire, le contrebassiste Stéphane Kerecki et le saxophoniste Vincent Lè Quang, venu d’ailleurs jouer pour le vernissage à Nevers, le 29 octobre dernier. Ce ne sont surtout pas des descriptions artistiques d’un travail de peintre, mais un prétexte pour montrer un petit catalogue d’images à des gens qui ne connaissent pas forcément ces artistes, une petite frontière très artificielle du passage d’une pratique à l’autre. Voilà une forme élégante de relier le jazz et la peinture, la musique et l’image.

 

Alors, quoi de mieux que de proposer à l’artiste une      exposition de ses peintures au Musée de la Faïence des Beaux Arts, du 29 octobre au 30 décembre et un concert  de son nouveau quartet sans piano Drum Thing avec Stéphane Kerecki à la contrebasse, Vincent Lè Quang au saxophone et Yoann Loustalot au bugle, le vendredi 11 novembre à la Maison, à 20h.30? Pour célébrer le travail incessant d’une vie d’équilibriste, cette prise de risque qui lui fait  toujours ouvrir de nouvelles fenêtres dans l’instinct présent.

Sophie Chambon