Jazz live
Publié le 12 Nov 2025

D’jazz Nevers 39ème journée 4

La “matinée” duo Séverine Morfin / Malik Ziad, le premier des après-midi du Jazz Regional Days (avec le 5tet Naïram, le trio Kolm et FMR Orchestra de Jérôme Lefèbvre) et la soirée avec Lagon Nwar.

On a commencé cette quatrième journée en douceur, en intimité dans la “petite salle” de “La Maison”, comme en tête à tête avec le violon alto de Séverine Morfin, ses cordes frottées, mais parfois pincées comme le sont celles de Malik Ziad qui passe du ciselé du plectre sur les cordes de la mandole aux basses rustiques comme battues du pouce et du revers de la main sur le gumbri, cet ancêtre du banjo 5 cordes, qui accompagne les transes des tribus guérisseuses du nord-ouest africain. Point de folklore cependant, sinon imaginaire, mise en commun de souvenirs, d’héritages et d’imaginaires musicaux divers, pour une libre conversation entre écriture et improvisation, partagée avec un public qui tend l’oreille. J’aime cette idée de tendre l’oreille. J’aime tendre l’oreille, après tout c’est mon métier et c’est probablement ce qui m’a fait le choisir.

Tendre l’oreille, c’est aussi aller vers ces nouveautés que D’jazz Nevers se propose de nous faire découvrir les 11 et 13 novembre en après-midi au Café-Charbon, avec ces Jazz Regional Days nés du projet de Roger Fontanel de fusionner D’jazz Nevers et le Centre régional du jazz en Bourgogne Franche-Comté au sein du “Big Bang”. Ces “days” se donnent pour tâche de développer les échanges interrégionaux (d’ailleurs à l’œuvre au sein de chacun de ces groupes), dans un monde où le jazz, de plus en plus menacé d’invisibilité par l’obscurantisme ambiant, se doit de mutualiser les effets de sa créativité.

Venu du Centre-Val-de-Loire, le quintette Naïram a été fondé à l’initiative de la contrebassiste et compositrice Jasmine Lee, originaire de Bristol, ville fortement métissée, elle-même ayant des racines guyannaises. À ses côtés : Nicolas Audouin (clarinette), Alexandre Aguilera (flûte traversière), Marion Delmont (guitare électrique) et Mateo Roussel (batterie). Au-delà d’intentions poétiques prometteuses, on se laisse surprendre par cette combinaison peu commune des bois, flûte et clarinette qu’elle ne se contente pas de juxtaposer, mais dont elle travaille l’association avec une habileté d’arrangeuse-compositrice qui nous fait dire que le reste, encore un peu vert, ne tardera pas à éclore, la discrétion-même de la guitariste Marion Delmont nous donnant à deviner quelque chose qui ne demande qu’à advenir.

Le contraste est total avec le trio Kolm dont l’évidente maturité ne tient pas qu’à l’énergie et l’espèce d’insolence violente et assez drolatique avec laquelle Loïc Vergnaux (clarinettes, effets), Vincent Duchosal (guitare électrique) et Adrien Desse (batterie et synthés) nous récurent les esgourdes. Je parlais de tendre l’oreille… Ils me prennent au mot. Ça joue très fort, et généralement je n’aime pas ça, mais – je ne sais pas comment dire… –, c’est une puissance vraie, dynamique, ça crache comme un ampli de guitare doit cracher dans ce genre d’esthétique, c’est une musique électrocutée, et ça doit craquer jusqu’au son de la clarinette qui, sans renier son timbre de bois, paraît déchiquetée sous la mitraille d’un millier de foudres. L’écriture est à l’avenant, précise, brutale, ludique, farceuse, d’une virtuosité qui régale… C’est mon moment de joie sauvage de la journée. (Et il paraît que l’on retrouvera Vincent Duchossal demain avec le trio Meije !).

Avec le FMR Orchestra du guitariste Jérôme Lefebvre, j’ai l’impression de changer de génération. Pourtant, on retrouve là Loïc Vergnaux, le clarinettiste de Kolm. Mais, curieusement, en un temps où des biographies très détaillées s’obtiennent en un clic sur internet, il est devenu fort difficile de connaître les dates de naissance des musiciens. Je vois en tout cas ici des musiciens que l’on connaît du siècle dernier –Guillaume Orti (saxes soprano alto et C-melody sax)– ou presque –Daniel Jeand’heur (batterie). Thimothée Quost (trompette, bugle et électronique), certes apparu plus tard dans notre colimateur, n’est pas né de la dernière pluie. Benoît Keller (contrebasse) a un curriculum long comme le bras où je ne croise que de vieilles connaissances, et une pratique de la contrebasse (tempo et initiative) qui ne date pas d’hier. L’écriture de Jérôme Lefebvre (dont le curriculum nous dévoile des débuts en 1988 et d’autres noms que je connais bien – tiens j’y retrouve même Yves Cerf, que j’ai connu il y a longtemps jonglant sur scène entre deux solos de saxophone – et des années de métier que je devrais avoir honte de méconnaître)… l’écritue de Jérôme Lefebvre, donc, fait la part belle aux alliages de timbres que lui permet la combinaison bugle-clarinette-saxophone, notamment dans une belle ouverture sans rythmique, ainsi qu’une libéralité mingusienne où chacun peut se faire sa place. On y remarque tout particulièrement Thimothée Quost qui fait honneur à l’évocation de Kenny Wheeler parmi les musiciens dont se réclament le leader. En tout cas quelque chose dans le son qui justifie le bugle, qui évoque moins Wynton Marsalis que Booker Little, voire Don Cherry ou… Rex Stewart, et dont le discours peut emprunter des voies bruitistes spectaculaires l’amenant à recourir à l’électronique au voisinage d’Axel Dörner.

La nuit tombée changement de temps, changement de lieu, nous voici au vieux théâtre à l’italienne de Nevers pour écouter Lagon Nwar, le groupe et le programme conçu par la chanteuse réunionnaise Ann D’aro, le saxophoniste Quentin Biardeau (également aux synthétiseurs), Valentin Ceccaldi (ici à la basse électrique), et le chanteur-batteur-percussionniste Marcel Balboné. Des bouchons d’oreille étant à disposition à l’entrée, j’en prends, à tout hasard. Dès que commence la musique, parvenu à un âge où l’on commence à redouter d’avoir à vieillir trop lentement et souhaitant, dans cette perspective, préserver en priorité ce qui me reste de mon ouïe, je m’enfile mes deux bouchons dans les portugaises… Un peu comme on enfile une capote anglaise, mais en moins rigolo. Et de même que je n’ai pas l’habitude de choniquer un disque de ma cuisine et en l’écoutant à travers la porte de mon bureau fermé, je ne rendrai pas compte de concert entendu à travers de la mousse… 

Et c’est dommage, parce que ç’avait l’air vachement bien : palette expressive et port de voix, intensité de la présence, pouvoir évocateur du “scénario” musical, scénique, quasi chorégraphique, arrangements orchestraux, groove de basse taquin, touches de synthés malignes, sax éruptif, set tambour-percussion aux polyrythmies ennivrantes. J’ai bien tenté de libérer quelques fois mes oreilles mais d’entendre cette voix si vivante réduite à un son de haut-parleur, d’entendre sa dynamique ainsi écrasée du fortissimo au quadruple fortissimo, je ne tends plus l’oreille. Elle se rétracte d’elle-même comme un escargot dans sa coquille, avec cette impression d’être dans un Zénith, une Arena ou sous le chapiteau d’un grand festival alors que nous avons la chance d’avoir ces musiciens là, à quelques mètres dans ce charmant et intime petit théâtre à l’italienne. Franck Bergerot