Jazz live
Publié le 18 Nov 2023

D’Jazz Nevers, 7ème Journée : Romain Baret et Emmanuel Borghi

Deux concerts en journée, deux projets, et un fil conducteur conduisant de d’Éric Prost à Emmanuel Borghi.

Les fils conducteurs sont parfois un peu tirés par les cheveux. Celui ici tiré, outre que ces deux comptes rendus sont rédigés dans le même élan de deux concerts en journée, mène non pas d’un leader à l’autre, mais des deux aînés de deux projets, Éric Prost et Emmanuel Borghi. On a fait leur connaissance au siècle dernier, au milieu des années 1990, au sein d’une formation distinguée aux concours de Jazz à Vienne (1995) et de la Défense, après s’être formée dans la Cave du Crescent (ainsi nommée en référence à leur amour commun pour la musique de John Coltrane). Cette cave familiale du contrebassiste de l’orchestre, François Gallix, a déménagé depuis dans le centre ville de Mâcon, dans les caves de l’ancienne coopérative agricole, somptueusement aménagée depuis avec le soutien de la ville et différents partenaires institutionnels et professionnels.

Fidèle à sa ville, et à sa région, resté au Comité artistique du Crescent, le saxophoniste Eric Prost n’en a pas moins rayonné plus largement à la tête de ses formations (pour mémoire son quartette de 2007 avec Bruno Ruder, Jérôme Regard et Stéphane Foucher et “L’Équilibre Nash” co-dirigé avec Jean-Charles Richard) et au service des autres : de Christian Vander à Alfio Origlio, de l’Amazing Keystone Big Band au big band de l’Œuf, et tout récemment le projet “Essor et chute (de notre civilisation)” du guitariste Romain Baret dont on commence à suivre la carrière avec son trio de 2010. On y croisait déjà le contrebassiste du présent sextette, Michel Molines. Également à la basse électrique, ce dernier y forme, côté cour, avec la batteuse Elvire Jouve,unr rythmique solidement et élégamment active, pour ne pas dire roborative lorsque la trame du récit “Essor et chute” l’exigera. Côté jardin, Eric Prost (saxophone ténor), très engagé mais entièrement au service du projet comme il sait l’être, hélas un peu desservi par la sono, moins en terme de puissance que de définition ; à son côté  Sophie Rodriguez (flûte) qui depuis l’enregistrement de l’album enregistré en janvier dernier a remplacé Fanny Ménégoz (que l’on imagine très sollicitée depuis ses prestations remarquées au sein de l’ONJ ou à la tête de son propre quartette. Le premier solo accordé par Romain Baret à Sophie Rodriguez m’aura fait dressé l’oreille, pour un développement improvisé qui semble aller constamment de l’avant par un sens de l’anticipation à long terme. Encore inégale sur la durée du concert, mais à suivre.

Au centre de la scène, Romain Baret, est à la fois le compositeur, le chef d’orchestre, l’animateur par ses parties de guitare nourrissant des longues parties orchestrales qui se déroulent avec un naturel tantôt captivant, tantôt un peu redondant d’une séquence à l’autre. Il est aussi le Monsieur Loyal de cette grande fresque historique du capitalisme moderne de son essor à sa chute prévisible. Il en commente les grands chapitres au cours d’intermèdes parlés sur un ton un peu trop badin, comme s’il ne croyait pas trop à son propos (là où il faudrait être soit dramatique soit parodique), le premier de ces intermèdes étant précédent d’une brève ouverture instrumentale dont les premières notes ne sont pas sans rappeler l’indicatif du journal d’actualité de je ne sais plus quelle chaîne télévisée. Et c’est dans ces commentaires que le bât blesse, leur candeur mettant en lumière la mise en échec du projet narratif-descriptif. Car même éclairé par les propos du compositeur, rien ne permet de rapporter tel épisode historique à telle séquence musicale, et l’effort que l’on consacre à tenter de faire coller récit historique et musique ne fait que souligner une écriture un peu redondante d’un chapitre à l’autre. Bonnes intentions, un peu surdimensionnées.

Emmanuel Borghi fut le pianiste du Collectif Mu. Partageant avec les membres du groupe une passion commune pour John Coltrane et pour Magma, il était dès la fin des années 1980 le pianiste du projet Offering de Christian Vander, au sein duquel Simon Goubert semble lui avoir donné le relais sur l’album d’Offering “Live au Théâtre Dejazet 1987” (et voici notre fil conducteur qui nous emmènera en fin de soirée vers un autre compte rendu à venir). Depuis, on a entendu Borghi dans les différents projets de Christian Vander, y compris Magma, où il céda la place à Bruno Ruder vers 2008. Parallèlement, à partir du tournant de siècle, on il s’est illustré au sein du quaratette électrique One Shot, sur la périphérie de la galaxie “Zeül”, aux côtés du batteur Daniel Jeand’heur, du bassiste Philippe Bussonnet et du guitariste James Mac Gaw. Y ayant cédé sa place en 2010 à Bruno Ruder, il l’y rejoindra pour une formule à deux claviers en hommage à James Mac Gaw disparu en 2021. Entre temps, il a participé à différent projets avec sa compagne, la chanteuse Himiko Paganotti, et différents trios dans une veine où l’on peut deviner l’ascendance de Bill Evans, avec Blaise Chevallier et Antoine Paganotti (“Keys, Strings & Brushes”) ou Jean-Philippe Viret et Philippe Soirat (“Secret Beauty”).

Hier, on l’a découvert dans une nouvelle veine, explorée à l’occasion du confinement de 2020. Comme si celui dont ses parents attendaient une carrière de concertiste revenait vers les sources du classique, mais par le biais des grandes ruptures du vingtième siècle que furent le dodécaphonisme et le minimalisme. Pour complice, il s’est tourné vers Théo Girard, de la génération suivante, grandie en plein métissage musical, dans une relation nouvelle à l’héritage du jazz et de nouvelles conceptions du groove. Par lui, Emmanuel Borghi s’est fait conseiller un batteur encore plus jeune, Ariel Tessier. Avec la complicité active de ces deux comparses, le pianiste prend ici un tournant vers un lyrisme nouveau, plus abstrait, et une rythmicité moins transparente, qui pourraient être décisif, tant on peut s’attendre à ce que ses autres champs d’activité – un jazz plus “classique” ou plus rock – y empruntent des angularités et un économie du clavier inédites, une interaction d’une autre dynamisme. Témoin de cette évolution, le disque “Watering the Good Seeds”, ce qui signifie “arroser les bonnes graines”. Presque un manifeste. Franck Bergerot