Jazz live
Publié le 8 Nov 2022

D’jazz Nevers Festival, 3ème journée

Impressionné par l’exactitude du train qui l’a déposé en gare de Nevers, Franck Bergerot a placé cette 3ème journée de la 36e édition de D’Jazz Nevers que Jazz Magazine prend en cours de route sous le signe de l’exactitude. Avec Mikko Innanen, Airelle Besson et La Litanie des cimes.

10h29. Les portes du train régional s’ouvrent en gare face au panneau “Nevers”. Et mon inconscient lit « Nevers Jazz ». Voici une trentaine d’années que ces deux mots sont associés dans mon inconscient et qu’ils ont fini par se fondre dans le nom de ce festival “D’jazz Nevers”. Si l’on a maintes occasions de se plaindre des retards sur les lignes de la SNCF, ça n’est pas sans émerveillement que je constate la capacité d’un train, parti à 8h12 de Dijon, d’arriver précisément à son terminus à l’horaire prévu – 10h29, pas 10h28 ou 30 – après avoir desservi huit autres gares, toujours avec cette même précision horlogère. Et c’est encore habité par ce sentiment d’exactitude que j’ai assisté au concert du Finlandais Mikko Innanen sur son programme Autonomus, mais comme si j’avais entrainé avec moi, dans un sommeil profond, ce sentiment linéaire, unidimensionnel, qui se serait épanoui au domaine du rêve – comme la tige du rosier se déploie en une explosion de pétales – en quatre dimensions, les quatre musiciens : Mikko Innanen (saxes sopranino et alto, hautbois, flûtes), Håvard Wiik (piano), Étienne Renard (contrebasse) et Peter Bruun (batterie).

Mais revenons au projet ce musicien finlandais qui, durant l’hiver 2018-2019, s’est enfermé chez lui pour composer à partir de formes graphiques qui venaient à sa  main. Il en résulta quarante pièces dont étaient tirées celles jouées hier sur la scène du petit théâtre à l’italienne de Nevers, interprétées avec cette exactitude ferroviaire que seul pourrait concevoir le domaine du rêve. Imaginez une motrice et ses trois wagons circulant sur des rails divergents et totalement indépendants, mais sans jamais être désolidarisés tant il est vrai qu’ils desservent les mêmes localités à la même heure. C’est l’impression que donnaient hier ces quatre discours tout à la fois dispersés et rassemblés dans une même compacité aux homophonies fugaces, une sorte de flux d’où émergeaient ici ou là quelques bribes thématiques, souvent de l’ordre de la comptine, comme autant d’objets d’intérieur arrachés à l’intimité de maisons emportées par les flots. Des flots d’ailleurs pas si tumultueux, parfois plongés dans le semi-silence lors de la traversée d’une grande retenue seulement troublé de quelques clapotis du piano. Et qu’Étienne Renard – même si Innanen et Wiik ne sont pas pour lui des inconnus – ait pu tenir ainsi son rôle avec une telle précision constitue un mystère non moins grand, alors qu’il n’était là qu’en remplacement du bassiste régulier Antti Lötjönen.

Une exactitude à vérifier ce soir même, 8 novembre, au Périscope de Lyon et demain au Jazzus Jazzclub de Reims. Quant à ce formidable batteur danois, Peter Bruun, que nous a déjà fait connaître Marc Ducret dans son projet “Tower Bridge”, il sera en tournée européenne à partir du 11 novembre au sein du trio du tromboniste Samuel Blaser avec le même Ducret, avec deux dates françaises le 12 à la Librairie Compagnon de Grandis (69) et le 26 à La Barge de Morlaix.

C’est une autre conception de l’exactitude qui m’a traversé à 18h30 dans la petite salle de la Maison de la Culture au spectacle de M. Golouja, adapté d’une nouvelle de l’écrivain serbe Branimir Šćepanović (La Mort de Monsieur Goulouja), mis en scène par Olivier Broda avec la participation de Clément Janinet (violon), Élodie Pasquier (clarinettes) et Bruno Ducret (violoncelle), soit le trio La Litanies des Cimes. Exactitude du geste pourtant urgent de ce comédien incarnant tous les personnages de la nouvelle à la fois, dans une sobre scénographie au cordeau (Noëlle Ginefri-Corbel, avec les conseils de mise en scène d’Ève Weiss et le regard chorégraphique de Serge Ambert), mais précision quasi horlogère du petit trio qui joue en contrepoint du texte, se mêle à l’action, donnant parfois même de la voix à la foule, anche et cordes nous emmenant dans l’ambiance d’un cabaret de bourgade d’Europe centrale (cette Mitteleuropa, terroir de l’absurde, où l’on situerait Šćepanović parmi Kafka, Hrabal, Škvorecký ou Schulz), jouant à fond le jeu de la situation dramatique, détournant les fonctions de leurs instruments vers le bruitage, le tout avec une aisance, un naturel, un entrain où se lit le bonheur de “faire théâtre” en totale connivence avec l’acteur, en l’absence de toute partition sur une musique où la précision d’une écriture le dispute à l’élan du geste improvisé. Admirable et à diffuser largement.

Et s’il fallait tirer le fil rouge de l’exactitude jusqu’au bout de cette chronique de mon premier jour de festival, je dirais qu’il serait incarné par la chanteuse Lynn Cassiers qui remplaçait occasionnellement au sein du quartette de la trompettiste Airelle Besson. Si la résidente régulière du groupe, Isabel Sörling, est généreuse dans les emportements d’un imaginaire sonore et dramatique démesuré, parfois jusqu’à l’excès, Lynn Cassiers, qui chante et traite la voix sur son pupitre électronique comme sait le faire Sörling, est généreuse dans le sens du détail, la précision du geste vocal et l’écoute collective. Et si elle est déjà chez elle auprès d’Airelle Besson et ses complices Benjamin Moussay (piano, synthétiseur, Fender Rhodes, effets électroniques) et Fabrice Moreau (batterie) pour avoir déjà remplacé Isabel Sörling, on sent un potentiel énorme dans cette collaboration. Ouverture du concert sur un duo trompette-piano qui, s’il renvoie à l’héritage de Kenny Wheeler déjà repéré chez Airelle Bellon, évoque soudain autre chose, cette façon qu’a Ambrose Akinmusire de rêver l’instrument. Ce répertoire mélodique d’une charmante candeur, aux limites du kitsch, emporte rapidement l’adhésion d’un théâtre rempli jusqu’au poulailler et transforme cette adhésion en pure extase à l’heure des rappels. Les voyant, ravis d’une telle affluence, “dévisager” leur public de balcon en balcon, me vient à l’esprit la réplique de Lechy Elbernon dans L’Échange de Paul Claudel « Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu’au plafond. Et je vois des centaines de visages blancs. […]»

Au foyer du théâtre où il est de coutume à Nevers de rassembler le public autour des artistes interrogés par Xavier Prévost, les quatre musiciens soulèvent le couvercle de leur marmite artistique, expliquant comment ils s’emparent tous quatre de la matière première apportée par la trompettiste pour en faire une matière vivante et constamment transformée. Et même si des habitudes et des conventions se sont installées, rien n’est jamais figé, Moussay expliquant notamment comme il se laisse surprendre par les aléas de l’électronique et rappelant comment, au cours du concert de ce soir, découvrant une corde défectueuse sur le piano, il s’est mis à jouer avec ce son de zinguerie. À retrouver en concert le 9 à Arras (Théâtre), l3 à Éragny (Jazz au fil de l’Oise), le 15 à Saumur (Le Dôme), le 18 à Rouen (L’Étincelle), le 24 à Lieusaint (Théâtre de Sénart). Plus un duo avec Benjamin Moussay pour un Ciné-concert le 11 à Toulon au Cinéma Le Royal.

Demain, avec Xavier Prévost en soutien en cas de défaillance, je reprendrai ce carnet de festival au quotidien avec le programme pour lequel j’abandonne en courant ce compte rendu à peine relu : à 12h15 le trio Designers du contrebassiste Joachim Florent au Théâtre, à 18h30 le trio féminin Nout au Café Charbon (si j’en crois mes souvenirs de Malguénac, il est prudent de prévoir des protections auditives), à 21h le quartet “Les Cadences du monde” de Louis Sclavis au Théâtre. Franck Bergerot (Photos © X. Deher sauf M.Golouja © Maxim François et partition “Sevend Deadly Sins” © Mikko Innanen)