Jazz live
Publié le 17 Avr 2023

…et Ahmad Jamal entra dans l’histoire

Hier, 16 avril, Ahmad Jamal a quitté la scène du jazz pour l’éternité. C’est à travers l’influence exercée sur Miles Davis qu’il était entré dans l’Histoire au milieu des années 1950.

Un beau soir de 1953, Dorothy Wilburn appelle son frère Miles Davis du Pershian Lounge de Chicago où le trio d’Ahmad Jamal est en résidence. L’oreille collée au combiné téléphonique, le trompettiste demande le nom du pianiste dont il ne tardera pas à se procurer les disques.

Frederick “Fritz” Russell Jones est né à Pittsburgh le 2 juillet 1930 et s’est mis au piano à l’âge de 3 ans. Il commentera à longueur d’interviews l’influence de Pittsburgh et ses pianistes sur son évolution : Earl Hines, Billy Strayhorn, Mary Lou Williams et Erroll Garner. Vers 1948, il tourne au sein des Four Strings avec le violoniste Joe Kennedy. En 1950, alors que son intérêt pour l’Islam le conduit à changer son nom pour celui d’Ahmad Jamal, il s’installe à Chicago et fonde les Three Strings avec le guitariste Ray Crawford auprès duquel se succéderont les contrebassistes Eddie Calhoun (1950-1952), Richard Davis (1953-1954), Israel Crosby (1955-1961). Le trio avec lequel il connu ses premiers grands succès est le suivant, celui de 1958-1962, lorsque le batteur néo-orléanais Vernell Fournier prenant la place du guitariste permit au pianiste et chef d’orchestre de peaufiner son langage orchestral ; et l’on comprend tout particulièrement comment en concentrant son écoute du fameux Ponciana sur le rôle de la batterie.

Cependant, le trio qui attire l’attention de Miles Davis, ce sont les Three Strings, avec la guitare de Ray Crawford. Et qu’a bien pu y entendre le trompettiste alors encore en quête de cet art qui prend forme en 1954 et se précise l’année suivante avec l’adoption de Red Garland ?

Miles pratiquait le piano, souvent par-dessus l’épaule de ses pianistes, comme le raconte Horace Silver, son pianiste de 1954. Miles avait en tête des choses qu’il voulait entendre sur le piano et Ahmad Jamal lui permit de préciser sa pensée. L’Histoire du piano jazz telle qu’elle aboutit aux pianistes qui se succéderont chez Miles (Red Garland, Bill Evans, Wynton Kelly, Herbie Hancock) passe par des figures telles Nat King Cole et Erroll Garner, et par l’évolution d’un art de constituer les accords, de les renverser, d’en sous-entendre les évidences harmoniques et d’y faire fleurir des ambiguïtés susceptibles d’installer un climat et de stimuler l’improvisateur sans le contraindre.

Miles évoquera l’influence d’Ahmad Jamal à sa façon, de manière elliptique, en parlant de “sens de l’espace“. Le jeu harmonique d’Ahmad Jamal y contribue, mais il faut aussi prendre en considération sa conception du jeu orchestral, de la distribution des rôles selon une conception polyrythmique où il s’agit moins d’aligner les solos l’un après l’autre que d’aménager le son et les instruments dans l’espace en leur attribuant des motifs, des modes de jeu complémentaires, propres à créer un climat, une progression dramatique, un groove qui tienne le public en haleine. De telle sorte que l’on peut dire de Miles comme d’Ahmad Jamal qu’ils jouent de l’orchestre plus qu’ils ne jouent de leur instrument… voire même qu’ils jouent directement sur les nerfs du public.

Plus précisément, certaines consignes données par Miles à sa rythmique résultent de cette influence. S’il a choisi Red Garland, c’est pour sa faculté à assimiler la musique de Jamal. Le jeu “à deux temps” (la basse ne jouant plus les quatre temps égaux de l’usuelle “walking bass ”, mais ne jouant que les temps forts) pratiqué par Paul Chambers dans If I Were a Bell  (“Relaxin’”) ou dans All of You (“‘Round About Midnight”) vient de chez Jamal. De même, le cross stick (coup sur le bord de la caisse claire de la baguette gauche reposant à son autre extrémité sur la peau) joué par Philly Joe Jones sur le quatrième temps (If I Were a Bell  sur “‘Round About Midnight”) est la transposition d’une ponctuation que Ray Crawford pratiquait sur ses cordes étouffées de sa guitare avec une sonorité de bongo (effet bongo qui donne un petit côté désuet aux faces des Three Strings, par comparaison à ce que devient le trio avec l’arrivée de Vernell Fournier). Certains motifs de l’orchestre de Jamal sont même détournés par Miles, tel l’ostinato de basse qu’il fait jouer à Sam Jones sur Autumn Leaves dans le disque de Cannonbal Adderley, “Somethin’ Else”.

En outre, Miles reprit certains thèmes composés par Ahmad Jamal (Ahmad’s Blues  sur “Workin’”, New Rhumba sur “Miles Ahead”) ; il emprunta de nombreux morceaux souvent rares ou oubliés que le pianiste avant Miles lui-même introduisit dans le répertoire du jazz moderne (Will You Still Be Mine, The Surrey with a Fringe on Top, A Gal in Calico, But not for Me, It Could Happen to You, Autumn Leaves) et s’inspira de la façon dont il piochait dans un répertoire souvent daté, voire folklorique (Billy Boy), pour nourrir un répertoire original.

Et si les albums du trio avec batterie parus sous les marques et sous-marques Argo, Chess et Cadet (“But not for Me”, “At the Pershing”, “At the Spotlite”, “Alhambra” et “At the Blackhawk” constituent les sommets de l’art d’Ahmad Jamal), il ne faut pas négliger les faces gravées par The Three Strings chez Epic et Argo/Cadet entre 1951 et 1956). C’est là que prend corps l’art d’Ahmad Jamal et ce sont elles qui firent prendre à Miles Davis un tournant décisif.

Pour le reste, les nombreux hommages rendus à Ahmad Jamal dans les médias vous ont déjà tout dit. Franck Bergerot (d’après, du même auteur, “Miles de A à Z” Castor Astral)

À lire aussi sur jazzmagazine.com: l’un des derniers concerts français d’Ahmad Jamal, les 12 et 13 juin à Marseille, par Sophie Chambon.