Jazz live
Publié le 4 Sep 2013

Eve Risser et Magnetic Ensemble : concert debout

Hier 4 septembre, à la Dynamo de Banlieues bleues à Pantin, dans le cadre de Jazz à La Villette, le ronchon de service s’est trouvé un peu piégé par le concert d’Eve Risser et le Magnetic Ensemble.


La Dynamo, Pantin (93), le 4 septembre 2013.

 

Eve Risser (piano préparé).

 

Magnetic Ensemble : Antonin Leymarie (composition, percussions), Thomas de Pourquery, Jeanne Added (voix), Fabrizio Rat (piano préparé), Sylvain Danie (guitare basse), Benjamin Flament, Sylvain Lemêtre (percussions, vibraphone).

 

Concert debout était-il précisé. Déjà mes chevilles, mes ménisques, mes lombaires et mes lipômes dorsaux me font la gueule, et moi avec. J’ai plus l’âge, je peux le prouver, j’ai la carte qui ne s’appelle plus Vermeil mais froidement Senior. Quelle est cette démagogie jeuniste qui nous contraint à piétiner pendant un concert de piano solo ? Heureusement que Blueraie ne m’accompagne pas, elle aurait usé du surnom dont elle m’affuble dans ces cas-là, peut-être le pire de son arsenal : Raymond Barre ! Une barre, j’en vise une pour m’agripper, m’appuyer, soulager mon dos qui depuis plus de 30 ans a enduré des concerts entiers au fond des clubs pour laisser les places assises aux entrées payantes. Et en plus il va se plaindre de ne pas payer son entrée. Je sens que ce soir c’est ma fête.

 

Eve Risser donc : piano préparé. De loin, dans le prolongement des cordes, j’aperçois son petit bazar qu’elle dispose et redisposera tout au long du concert avec des gestes d’une précision d’horticultrice. Tiens, c’est joliment trouvé ça… horticultrice. Mais vais-je savoir filer la métaphore ? Trop tard pour filer quoi que ce soit, c’est l’heure de mes gouttes, pissons vite a copie. Plus évident, Eve Risser est un plasticienne du son, mais pas que du son. C’est un concert qui se regarde tant elle fait de son piano une sculpture vivante, modulable. Les gestes et les objets qu’elle déplace font partie du concert et d’où que l’on soit placé autour du piano (car la caratéristique de ce concert “debout” où beaucoup sont assis parterre ou sur des marches, c’est que le public est autour du piano et de l’installation instrumentale qui servira tout à l’heure au Magnetic Ensemble. Sons de gamelans, grand classique du piano préparé – qui n’est pas dépourvu de clichés –, effets de polyrythmie que l’on dira subsaharienne par ce que l’on a lu ce qui s’écrit sur Ligeti. Sans faire le malin, parlons de bribes de groove, d’engrenages polyrythmiques qui finissent rapidement par se disjoindre à force de polyvitesse, mais peut-être là n’est pas l’intention. La palette timbrale elle-même se disjoint pour atteindre une grande diversité et tout cela se dissout dans des bourdons qui tiennent peut-être à l’amplification d’harmoniques à moins que d’où je suis ne m’échappe la présence de quelque générateur de son électronique . Tout cela se développe de façon assez gracieuse, presque classique par une “écriture” (quelle qu’elle soit écrite, orale, improvisée) très motivique qui donne l’impression d’une cosmogonie qu’Eve Risser aurait réduite pour la faire entrer dans sa grotte intérieure sous une pluie de stalactites s’égoutant sur quelque lac souterrain secoué ici et là de grondements telluriques et de sinistres grincements où se mêlent parfois des sonorités de téléphones portables du public, sonneries si pleines d’imagination qu’à deux reprises je les ai cherchées du côté de la pianiste.

 

Deuxième partie, la station debout se justifie et le mouvement du bassin même minimal permettra aux lombaires de Raymond Barre de se dégripper. La foule s’est massée en rond autour de l’orchestre pour danser à l’invitation de Thomas de Pourquery et Jeanne Added qui se mêlent de temps à autre à elle pour l’entraîner. Autour du piano préparé de Fabrizio Rat (décidément, tout le monde est préparé ce soir, il n’y a que moi qui ne le suis pas) et la basse électrique de Sylvain Daniel, c’est une étrange et puissante techno qui se met en place sur les percussions des trois autres. Et moi qui dénonçait hier la façon dont Jazz à La Villette évinçait le jazz instrumental pour le remplacer par des musiques branchées dotées de l’estampille “musiques actuelles” (estampille bien discutable tant cette “actualité” me paraît souvent étrangement passéiste) et qui me vantait de bouder le concert afro du soir à la Cité pour le concert de La Dynamo, me voilà bien feinté… Et pourtant pas totalement et si je me sens un peu chez moi tout de même, c’est que l’on se trouve ici loin des disproportions du star system, des masses déshumanisées des grandes halles de la musique. Parce qu’il y a dans cette techno à l’huile de coude une imagination et une mobilité timbrale et rythmique qui me parlent, parce qu’il y a dans la prestation vocale de Added et de Pourquery une distance et un humour qui nous préserve du kitsch des grandes messes pop.

 

Reste que ce concert illustre une étroitesse de programmation qui explique le grand désarroi des musiciens de jazz face à l’indifférence grandissante des élites culturelles pour l’immense diversité atteinte par le geste musical instrumental s’il n’a pas une certaine estampille métissée-danse-vocale. Pourtant, c’est au nom même de la diverité – la fameuse ouverture – que cette programmation se fait. On invoquera la volonté de faire tomber les barrières et c’est bien l’une des caractéristiques de cette famille musicale que de les ignorer et c’est ce que j’ai aimé au sein du Collectif Coax et tout particulièrement de son ensemble moteur, Radiation 10 dont Benjamin Flament est un pilier. Mais en terme diversité, supprimer les catégories aussi insatisfaisantes soient-elles et évincer le jazz des espaces qui portent son nom et hors desquels il n’a pas sa place, c’est, en le menaçant, menacer la diversité même.

 

J’ai bien conscience de ne pas clore le débat ici et ne faire qu’en lever un angle très grossièrement… Et puisque tout cela paraît bien insoluble tel qu’ici formulé, rions un peu. Dans le métro puis le RER qui me ramenaient chez moi, puis, accroché par ma lecture, durant la marche à pied entre ma gare à mon domicile, zigzagant sous les arbres pour éviter l’ombre qu’ils font à la lumière des réverbères dont j’embrassai violemment quelques exemplaires qui en ont gardé la marque, j’ai ouvert Hess-O-Hess, les chroniques du contrebassiste Jacques B. Hess pour Jazz Hot et Jazz Magazine entre 1966 et 1971, et rééditées par les éditions Alter Ego. En 1969, Hess cite le témoignage du trompettiste martiniquais Jacques Coursil dans le numéro 249 de Jazz Hot, alors figure du free jazz, à propos de son séjour chez Sun Ra : « La guerre sainte tous les jours. Pas de filles, pas d’alcool, pas de Blancs, pas de cigarettes… Ses musiciens n’ont aucune connaissance, alors comme il leur parle bien, ils ont l’impression d’apprendre un tas de choses. Par exemple, il leur parle d’égyptologie. J’ai un peu étudié cela, eh bien, ce qu’il leur racontait, ce n’était pas possible, il inventait tout. » Et Jacques Hess de conclure : « Bravo, Jacques. […] Vous êtes bienvenu chez moi à Paris, Coursil. Il y a du pain sur la planche (et de la bière dans le frigidaire. » Puis il change de paragraphe et de sujet : « On se rappellera, si l’on est amateur de jardinage sur rebord de fenêtre, qu’il est encore temps de semer pour faire un bonne récolte. On peut commander les graines à la Marihuana Growers Society, aux bons soins du Proviseur, lycée d’Apt, Vaucluse. »

Franck Bergerot

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Hier 4 septembre, à la Dynamo de Banlieues bleues à Pantin, dans le cadre de Jazz à La Villette, le ronchon de service s’est trouvé un peu piégé par le concert d’Eve Risser et le Magnetic Ensemble.


La Dynamo, Pantin (93), le 4 septembre 2013.

 

Eve Risser (piano préparé).

 

Magnetic Ensemble : Antonin Leymarie (composition, percussions), Thomas de Pourquery, Jeanne Added (voix), Fabrizio Rat (piano préparé), Sylvain Danie (guitare basse), Benjamin Flament, Sylvain Lemêtre (percussions, vibraphone).

 

Concert debout était-il précisé. Déjà mes chevilles, mes ménisques, mes lombaires et mes lipômes dorsaux me font la gueule, et moi avec. J’ai plus l’âge, je peux le prouver, j’ai la carte qui ne s’appelle plus Vermeil mais froidement Senior. Quelle est cette démagogie jeuniste qui nous contraint à piétiner pendant un concert de piano solo ? Heureusement que Blueraie ne m’accompagne pas, elle aurait usé du surnom dont elle m’affuble dans ces cas-là, peut-être le pire de son arsenal : Raymond Barre ! Une barre, j’en vise une pour m’agripper, m’appuyer, soulager mon dos qui depuis plus de 30 ans a enduré des concerts entiers au fond des clubs pour laisser les places assises aux entrées payantes. Et en plus il va se plaindre de ne pas payer son entrée. Je sens que ce soir c’est ma fête.

 

Eve Risser donc : piano préparé. De loin, dans le prolongement des cordes, j’aperçois son petit bazar qu’elle dispose et redisposera tout au long du concert avec des gestes d’une précision d’horticultrice. Tiens, c’est joliment trouvé ça… horticultrice. Mais vais-je savoir filer la métaphore ? Trop tard pour filer quoi que ce soit, c’est l’heure de mes gouttes, pissons vite a copie. Plus évident, Eve Risser est un plasticienne du son, mais pas que du son. C’est un concert qui se regarde tant elle fait de son piano une sculpture vivante, modulable. Les gestes et les objets qu’elle déplace font partie du concert et d’où que l’on soit placé autour du piano (car la caratéristique de ce concert “debout” où beaucoup sont assis parterre ou sur des marches, c’est que le public est autour du piano et de l’installation instrumentale qui servira tout à l’heure au Magnetic Ensemble. Sons de gamelans, grand classique du piano préparé – qui n’est pas dépourvu de clichés –, effets de polyrythmie que l’on dira subsaharienne par ce que l’on a lu ce qui s’écrit sur Ligeti. Sans faire le malin, parlons de bribes de groove, d’engrenages polyrythmiques qui finissent rapidement par se disjoindre à force de polyvitesse, mais peut-être là n’est pas l’intention. La palette timbrale elle-même se disjoint pour atteindre une grande diversité et tout cela se dissout dans des bourdons qui tiennent peut-être à l’amplification d’harmoniques à moins que d’où je suis ne m’échappe la présence de quelque générateur de son électronique . Tout cela se développe de façon assez gracieuse, presque classique par une “écriture” (quelle qu’elle soit écrite, orale, improvisée) très motivique qui donne l’impression d’une cosmogonie qu’Eve Risser aurait réduite pour la faire entrer dans sa grotte intérieure sous une pluie de stalactites s’égoutant sur quelque lac souterrain secoué ici et là de grondements telluriques et de sinistres grincements où se mêlent parfois des sonorités de téléphones portables du public, sonneries si pleines d’imagination qu’à deux reprises je les ai cherchées du côté de la pianiste.

 

Deuxième partie, la station debout se justifie et le mouvement du bassin même minimal permettra aux lombaires de Raymond Barre de se dégripper. La foule s’est massée en rond autour de l’orchestre pour danser à l’invitation de Thomas de Pourquery et Jeanne Added qui se mêlent de temps à autre à elle pour l’entraîner. Autour du piano préparé de Fabrizio Rat (décidément, tout le monde est préparé ce soir, il n’y a que moi qui ne le suis pas) et la basse électrique de Sylvain Daniel, c’est une étrange et puissante techno qui se met en place sur les percussions des trois autres. Et moi qui dénonçait hier la façon dont Jazz à La Villette évinçait le jazz instrumental pour le remplacer par des musiques branchées dotées de l’estampille “musiques actuelles” (estampille bien discutable tant cette “actualité” me paraît souvent étrangement passéiste) et qui me vantait de bouder le concert afro du soir à la Cité pour le concert de La Dynamo, me voilà bien feinté… Et pourtant pas totalement et si je me sens un peu chez moi tout de même, c’est que l’on se trouve ici loin des disproportions du star system, des masses déshumanisées des grandes halles de la musique. Parce qu’il y a dans cette techno à l’huile de coude une imagination et une mobilité timbrale et rythmique qui me parlent, parce qu’il y a dans la prestation vocale de Added et de Pourquery une distance et un humour qui nous préserve du kitsch des grandes messes pop.

 

Reste que ce concert illustre une étroitesse de programmation qui explique le grand désarroi des musiciens de jazz face à l’indifférence grandissante des élites culturelles pour l’immense diversité atteinte par le geste musical instrumental s’il n’a pas une certaine estampille métissée-danse-vocale. Pourtant, c’est au nom même de la diverité – la fameuse ouverture – que cette programmation se fait. On invoquera la volonté de faire tomber les barrières et c’est bien l’une des caractéristiques de cette famille musicale que de les ignorer et c’est ce que j’ai aimé au sein du Collectif Coax et tout particulièrement de son ensemble moteur, Radiation 10 dont Benjamin Flament est un pilier. Mais en terme diversité, supprimer les catégories aussi insatisfaisantes soient-elles et évincer le jazz des espaces qui portent son nom et hors desquels il n’a pas sa place, c’est, en le menaçant, menacer la diversité même.

 

J’ai bien conscience de ne pas clore le débat ici et ne faire qu’en lever un angle très grossièrement… Et puisque tout cela paraît bien insoluble tel qu’ici formulé, rions un peu. Dans le métro puis le RER qui me ramenaient chez moi, puis, accroché par ma lecture, durant la marche à pied entre ma gare à mon domicile, zigzagant sous les arbres pour éviter l’ombre qu’ils font à la lumière des réverbères dont j’embrassai violemment quelques exemplaires qui en ont gardé la marque, j’ai ouvert Hess-O-Hess, les chroniques du contrebassiste Jacques B. Hess pour Jazz Hot et Jazz Magazine entre 1966 et 1971, et rééditées par les éditions Alter Ego. En 1969, Hess cite le témoignage du trompettiste martiniquais Jacques Coursil dans le numéro 249 de Jazz Hot, alors figure du free jazz, à propos de son séjour chez Sun Ra : « La guerre sainte tous les jours. Pas de filles, pas d’alcool, pas de Blancs, pas de cigarettes… Ses musiciens n’ont aucune connaissance, alors comme il leur parle bien, ils ont l’impression d’apprendre un tas de choses. Par exemple, il leur parle d’égyptologie. J’ai un peu étudié cela, eh bien, ce qu’il leur racontait, ce n’était pas possible, il inventait tout. » Et Jacques Hess de conclure : « Bravo, Jacques. […] Vous êtes bienvenu chez moi à Paris, Coursil. Il y a du pain sur la planche (et de la bière dans le frigidaire. » Puis il change de paragraphe et de sujet : « On se rappellera, si l’on est amateur de jardinage sur rebord de fenêtre, qu’il est encore temps de semer pour faire un bonne récolte. On peut commander les graines à la Marihuana Growers Society, aux bons soins du Proviseur, lycée d’Apt, Vaucluse. »

Franck Bergerot

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Hier 4 septembre, à la Dynamo de Banlieues bleues à Pantin, dans le cadre de Jazz à La Villette, le ronchon de service s’est trouvé un peu piégé par le concert d’Eve Risser et le Magnetic Ensemble.


La Dynamo, Pantin (93), le 4 septembre 2013.

 

Eve Risser (piano préparé).

 

Magnetic Ensemble : Antonin Leymarie (composition, percussions), Thomas de Pourquery, Jeanne Added (voix), Fabrizio Rat (piano préparé), Sylvain Danie (guitare basse), Benjamin Flament, Sylvain Lemêtre (percussions, vibraphone).

 

Concert debout était-il précisé. Déjà mes chevilles, mes ménisques, mes lombaires et mes lipômes dorsaux me font la gueule, et moi avec. J’ai plus l’âge, je peux le prouver, j’ai la carte qui ne s’appelle plus Vermeil mais froidement Senior. Quelle est cette démagogie jeuniste qui nous contraint à piétiner pendant un concert de piano solo ? Heureusement que Blueraie ne m’accompagne pas, elle aurait usé du surnom dont elle m’affuble dans ces cas-là, peut-être le pire de son arsenal : Raymond Barre ! Une barre, j’en vise une pour m’agripper, m’appuyer, soulager mon dos qui depuis plus de 30 ans a enduré des concerts entiers au fond des clubs pour laisser les places assises aux entrées payantes. Et en plus il va se plaindre de ne pas payer son entrée. Je sens que ce soir c’est ma fête.

 

Eve Risser donc : piano préparé. De loin, dans le prolongement des cordes, j’aperçois son petit bazar qu’elle dispose et redisposera tout au long du concert avec des gestes d’une précision d’horticultrice. Tiens, c’est joliment trouvé ça… horticultrice. Mais vais-je savoir filer la métaphore ? Trop tard pour filer quoi que ce soit, c’est l’heure de mes gouttes, pissons vite a copie. Plus évident, Eve Risser est un plasticienne du son, mais pas que du son. C’est un concert qui se regarde tant elle fait de son piano une sculpture vivante, modulable. Les gestes et les objets qu’elle déplace font partie du concert et d’où que l’on soit placé autour du piano (car la caratéristique de ce concert “debout” où beaucoup sont assis parterre ou sur des marches, c’est que le public est autour du piano et de l’installation instrumentale qui servira tout à l’heure au Magnetic Ensemble. Sons de gamelans, grand classique du piano préparé – qui n’est pas dépourvu de clichés –, effets de polyrythmie que l’on dira subsaharienne par ce que l’on a lu ce qui s’écrit sur Ligeti. Sans faire le malin, parlons de bribes de groove, d’engrenages polyrythmiques qui finissent rapidement par se disjoindre à force de polyvitesse, mais peut-être là n’est pas l’intention. La palette timbrale elle-même se disjoint pour atteindre une grande diversité et tout cela se dissout dans des bourdons qui tiennent peut-être à l’amplification d’harmoniques à moins que d’où je suis ne m’échappe la présence de quelque générateur de son électronique . Tout cela se développe de façon assez gracieuse, presque classique par une “écriture” (quelle qu’elle soit écrite, orale, improvisée) très motivique qui donne l’impression d’une cosmogonie qu’Eve Risser aurait réduite pour la faire entrer dans sa grotte intérieure sous une pluie de stalactites s’égoutant sur quelque lac souterrain secoué ici et là de grondements telluriques et de sinistres grincements où se mêlent parfois des sonorités de téléphones portables du public, sonneries si pleines d’imagination qu’à deux reprises je les ai cherchées du côté de la pianiste.

 

Deuxième partie, la station debout se justifie et le mouvement du bassin même minimal permettra aux lombaires de Raymond Barre de se dégripper. La foule s’est massée en rond autour de l’orchestre pour danser à l’invitation de Thomas de Pourquery et Jeanne Added qui se mêlent de temps à autre à elle pour l’entraîner. Autour du piano préparé de Fabrizio Rat (décidément, tout le monde est préparé ce soir, il n’y a que moi qui ne le suis pas) et la basse électrique de Sylvain Daniel, c’est une étrange et puissante techno qui se met en place sur les percussions des trois autres. Et moi qui dénonçait hier la façon dont Jazz à La Villette évinçait le jazz instrumental pour le remplacer par des musiques branchées dotées de l’estampille “musiques actuelles” (estampille bien discutable tant cette “actualité” me paraît souvent étrangement passéiste) et qui me vantait de bouder le concert afro du soir à la Cité pour le concert de La Dynamo, me voilà bien feinté… Et pourtant pas totalement et si je me sens un peu chez moi tout de même, c’est que l’on se trouve ici loin des disproportions du star system, des masses déshumanisées des grandes halles de la musique. Parce qu’il y a dans cette techno à l’huile de coude une imagination et une mobilité timbrale et rythmique qui me parlent, parce qu’il y a dans la prestation vocale de Added et de Pourquery une distance et un humour qui nous préserve du kitsch des grandes messes pop.

 

Reste que ce concert illustre une étroitesse de programmation qui explique le grand désarroi des musiciens de jazz face à l’indifférence grandissante des élites culturelles pour l’immense diversité atteinte par le geste musical instrumental s’il n’a pas une certaine estampille métissée-danse-vocale. Pourtant, c’est au nom même de la diverité – la fameuse ouverture – que cette programmation se fait. On invoquera la volonté de faire tomber les barrières et c’est bien l’une des caractéristiques de cette famille musicale que de les ignorer et c’est ce que j’ai aimé au sein du Collectif Coax et tout particulièrement de son ensemble moteur, Radiation 10 dont Benjamin Flament est un pilier. Mais en terme diversité, supprimer les catégories aussi insatisfaisantes soient-elles et évincer le jazz des espaces qui portent son nom et hors desquels il n’a pas sa place, c’est, en le menaçant, menacer la diversité même.

 

J’ai bien conscience de ne pas clore le débat ici et ne faire qu’en lever un angle très grossièrement… Et puisque tout cela paraît bien insoluble tel qu’ici formulé, rions un peu. Dans le métro puis le RER qui me ramenaient chez moi, puis, accroché par ma lecture, durant la marche à pied entre ma gare à mon domicile, zigzagant sous les arbres pour éviter l’ombre qu’ils font à la lumière des réverbères dont j’embrassai violemment quelques exemplaires qui en ont gardé la marque, j’ai ouvert Hess-O-Hess, les chroniques du contrebassiste Jacques B. Hess pour Jazz Hot et Jazz Magazine entre 1966 et 1971, et rééditées par les éditions Alter Ego. En 1969, Hess cite le témoignage du trompettiste martiniquais Jacques Coursil dans le numéro 249 de Jazz Hot, alors figure du free jazz, à propos de son séjour chez Sun Ra : « La guerre sainte tous les jours. Pas de filles, pas d’alcool, pas de Blancs, pas de cigarettes… Ses musiciens n’ont aucune connaissance, alors comme il leur parle bien, ils ont l’impression d’apprendre un tas de choses. Par exemple, il leur parle d’égyptologie. J’ai un peu étudié cela, eh bien, ce qu’il leur racontait, ce n’était pas possible, il inventait tout. » Et Jacques Hess de conclure : « Bravo, Jacques. […] Vous êtes bienvenu chez moi à Paris, Coursil. Il y a du pain sur la planche (et de la bière dans le frigidaire. » Puis il change de paragraphe et de sujet : « On se rappellera, si l’on est amateur de jardinage sur rebord de fenêtre, qu’il est encore temps de semer pour faire un bonne récolte. On peut commander les graines à la Marihuana Growers Society, aux bons soins du Proviseur, lycée d’Apt, Vaucluse. »

Franck Bergerot

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Hier 4 septembre, à la Dynamo de Banlieues bleues à Pantin, dans le cadre de Jazz à La Villette, le ronchon de service s’est trouvé un peu piégé par le concert d’Eve Risser et le Magnetic Ensemble.


La Dynamo, Pantin (93), le 4 septembre 2013.

 

Eve Risser (piano préparé).

 

Magnetic Ensemble : Antonin Leymarie (composition, percussions), Thomas de Pourquery, Jeanne Added (voix), Fabrizio Rat (piano préparé), Sylvain Danie (guitare basse), Benjamin Flament, Sylvain Lemêtre (percussions, vibraphone).

 

Concert debout était-il précisé. Déjà mes chevilles, mes ménisques, mes lombaires et mes lipômes dorsaux me font la gueule, et moi avec. J’ai plus l’âge, je peux le prouver, j’ai la carte qui ne s’appelle plus Vermeil mais froidement Senior. Quelle est cette démagogie jeuniste qui nous contraint à piétiner pendant un concert de piano solo ? Heureusement que Blueraie ne m’accompagne pas, elle aurait usé du surnom dont elle m’affuble dans ces cas-là, peut-être le pire de son arsenal : Raymond Barre ! Une barre, j’en vise une pour m’agripper, m’appuyer, soulager mon dos qui depuis plus de 30 ans a enduré des concerts entiers au fond des clubs pour laisser les places assises aux entrées payantes. Et en plus il va se plaindre de ne pas payer son entrée. Je sens que ce soir c’est ma fête.

 

Eve Risser donc : piano préparé. De loin, dans le prolongement des cordes, j’aperçois son petit bazar qu’elle dispose et redisposera tout au long du concert avec des gestes d’une précision d’horticultrice. Tiens, c’est joliment trouvé ça… horticultrice. Mais vais-je savoir filer la métaphore ? Trop tard pour filer quoi que ce soit, c’est l’heure de mes gouttes, pissons vite a copie. Plus évident, Eve Risser est un plasticienne du son, mais pas que du son. C’est un concert qui se regarde tant elle fait de son piano une sculpture vivante, modulable. Les gestes et les objets qu’elle déplace font partie du concert et d’où que l’on soit placé autour du piano (car la caratéristique de ce concert “debout” où beaucoup sont assis parterre ou sur des marches, c’est que le public est autour du piano et de l’installation instrumentale qui servira tout à l’heure au Magnetic Ensemble. Sons de gamelans, grand classique du piano préparé – qui n’est pas dépourvu de clichés –, effets de polyrythmie que l’on dira subsaharienne par ce que l’on a lu ce qui s’écrit sur Ligeti. Sans faire le malin, parlons de bribes de groove, d’engrenages polyrythmiques qui finissent rapidement par se disjoindre à force de polyvitesse, mais peut-être là n’est pas l’intention. La palette timbrale elle-même se disjoint pour atteindre une grande diversité et tout cela se dissout dans des bourdons qui tiennent peut-être à l’amplification d’harmoniques à moins que d’où je suis ne m’échappe la présence de quelque générateur de son électronique . Tout cela se développe de façon assez gracieuse, presque classique par une “écriture” (quelle qu’elle soit écrite, orale, improvisée) très motivique qui donne l’impression d’une cosmogonie qu’Eve Risser aurait réduite pour la faire entrer dans sa grotte intérieure sous une pluie de stalactites s’égoutant sur quelque lac souterrain secoué ici et là de grondements telluriques et de sinistres grincements où se mêlent parfois des sonorités de téléphones portables du public, sonneries si pleines d’imagination qu’à deux reprises je les ai cherchées du côté de la pianiste.

 

Deuxième partie, la station debout se justifie et le mouvement du bassin même minimal permettra aux lombaires de Raymond Barre de se dégripper. La foule s’est massée en rond autour de l’orchestre pour danser à l’invitation de Thomas de Pourquery et Jeanne Added qui se mêlent de temps à autre à elle pour l’entraîner. Autour du piano préparé de Fabrizio Rat (décidément, tout le monde est préparé ce soir, il n’y a que moi qui ne le suis pas) et la basse électrique de Sylvain Daniel, c’est une étrange et puissante techno qui se met en place sur les percussions des trois autres. Et moi qui dénonçait hier la façon dont Jazz à La Villette évinçait le jazz instrumental pour le remplacer par des musiques branchées dotées de l’estampille “musiques actuelles” (estampille bien discutable tant cette “actualité” me paraît souvent étrangement passéiste) et qui me vantait de bouder le concert afro du soir à la Cité pour le concert de La Dynamo, me voilà bien feinté… Et pourtant pas totalement et si je me sens un peu chez moi tout de même, c’est que l’on se trouve ici loin des disproportions du star system, des masses déshumanisées des grandes halles de la musique. Parce qu’il y a dans cette techno à l’huile de coude une imagination et une mobilité timbrale et rythmique qui me parlent, parce qu’il y a dans la prestation vocale de Added et de Pourquery une distance et un humour qui nous préserve du kitsch des grandes messes pop.

 

Reste que ce concert illustre une étroitesse de programmation qui explique le grand désarroi des musiciens de jazz face à l’indifférence grandissante des élites culturelles pour l’immense diversité atteinte par le geste musical instrumental s’il n’a pas une certaine estampille métissée-danse-vocale. Pourtant, c’est au nom même de la diverité – la fameuse ouverture – que cette programmation se fait. On invoquera la volonté de faire tomber les barrières et c’est bien l’une des caractéristiques de cette famille musicale que de les ignorer et c’est ce que j’ai aimé au sein du Collectif Coax et tout particulièrement de son ensemble moteur, Radiation 10 dont Benjamin Flament est un pilier. Mais en terme diversité, supprimer les catégories aussi insatisfaisantes soient-elles et évincer le jazz des espaces qui portent son nom et hors desquels il n’a pas sa place, c’est, en le menaçant, menacer la diversité même.

 

J’ai bien conscience de ne pas clore le débat ici et ne faire qu’en lever un angle très grossièrement… Et puisque tout cela paraît bien insoluble tel qu’ici formulé, rions un peu. Dans le métro puis le RER qui me ramenaient chez moi, puis, accroché par ma lecture, durant la marche à pied entre ma gare à mon domicile, zigzagant sous les arbres pour éviter l’ombre qu’ils font à la lumière des réverbères dont j’embrassai violemment quelques exemplaires qui en ont gardé la marque, j’ai ouvert Hess-O-Hess, les chroniques du contrebassiste Jacques B. Hess pour Jazz Hot et Jazz Magazine entre 1966 et 1971, et rééditées par les éditions Alter Ego. En 1969, Hess cite le témoignage du trompettiste martiniquais Jacques Coursil dans le numéro 249 de Jazz Hot, alors figure du free jazz, à propos de son séjour chez Sun Ra : « La guerre sainte tous les jours. Pas de filles, pas d’alcool, pas de Blancs, pas de cigarettes… Ses musiciens n’ont aucune connaissance, alors comme il leur parle bien, ils ont l’impression d’apprendre un tas de choses. Par exemple, il leur parle d’égyptologie. J’ai un peu étudié cela, eh bien, ce qu’il leur racontait, ce n’était pas possible, il inventait tout. » Et Jacques Hess de conclure : « Bravo, Jacques. […] Vous êtes bienvenu chez moi à Paris, Coursil. Il y a du pain sur la planche (et de la bière dans le frigidaire. » Puis il change de paragraphe et de sujet : « On se rappellera, si l’on est amateur de jardinage sur rebord de fenêtre, qu’il est encore temps de semer pour faire un bonne récolte. On peut commander les graines à la Marihuana Growers Society, aux bons soins du Proviseur, lycée d’Apt, Vaucluse. »

Franck Bergerot