Jazz live
Publié le 3 Fév 2024

Glenn Ferris et son Newtet au Barbizon

Créé en octobre au Barbizon où nous l’avons entendu hier, 3 février, le Newtet de Glenn Ferris est attendu le 10 février au Sunset. Qu’on se le dise sans laisser à ce nouvel orchestre le temps d’être rebaptisé Oldtet !

Le jazz a ses rues et ses quartiers. Le jazz critic aussi, et il y a ses habitudes, Hier soir, c’est dans le 13e que je m’aventurai, un quartier que je n’ai plus fréquenté depuis des lustres, en un temps où l’actualité du jazz français avait sa part au Dunois, rue Dunois. Et me voici au 141 rue de Tolbiac, non au Tolbiac mais au Barbizon, “cinéma-concert des familles” ouvert en 1911, rebaptisé Le Barbizon en 1953, spécialisé plus tard dans le cinéma asiatique et particulièrement dans le kung fu, abandonné en 1983 à une exploitation clandestine par le Collectif des amis de Tolbiac, muré en 1986, démoli enfin pour laisser la place à un immeuble d’habitation, au pied duquel s’ouvre désormais le Barbizon, en plein quartier asiatiques, ce que nous rappellera une partie du public du lieu.

J’ai pris mon billet sur le site du club, qui m’a valu de ne payer que 15 € contre les 17 € exigé à l’entrée du club (ces tarifs sont variables en fonction des programmes du jour qui ne se limitent d’ailleurs pas au jazz), et j’ai précisé en passant ma commande que je ne désirais pas dîner, information en échange de laquelle on m’a proposé d’être installé au bar. Le lieu est élégant, la visibilité est excellente, sauf peut-être du bar où l’on est aligné en rang d’oignons dans la partie longue du L que forme le lieu. Forme approximative car la petite branche du L réservée aux dîneurs est presque aussi profonde que large. La restauration qui privilégie les circuits courts et produits de saison peut se faire au bar où la carte des vins commence à 7 € le verre. Sont vantés ici les cocktails “signatures” aux noms évocateurs du passé cinéphilique du lieu. La scène est spacieuse et l’on y aperçoit un piano droit rangé sur le côté ; la sonorisation est parfaite.

Et voici le Newtet, soit Michael Felberbaum à la guitare, Bruno Rousselet à la guitare basse électrique, Jeff Boudreaux à la batterie, Glenn Ferris au trombone… et à l’harmonica dont l’usage qu’il en fait m’évoque, sans trop que je cherche à me l’expliquer, la figure de Captain Beefheart. Peut-être le fantôme de Frank Zappa se trouve-t-il mêlé cette audacieux association d’idées. On ne présente plus Glenn Ferris. 18 ans en 1968 lorsqu’il découvre la France à l’occasion du Festival d’Antibes avec le big band de Don Ellis (prenez le temps d’écouter Ferris Wheel sur “The New Don Ellis Band Goes Underground” de 1969). Les chanceux qui assistèrent aux rares concerts du Petit Wazoo de 1972 ont pu l’y entendre. Deux ans après, il côtoyait les Brecker Brothers dans l’orchestre de Billy Cobham. En 1979 – Tiens ?! j’avais oublié ça –, il apparaît sur le premier album de Tim Berne “The Five-Year Plan” et, l’année suivante, il est en France, guest-star de l’orchestre de Jean-Pierre Debarbat. De cette date, il devient un familier de l’Hexaxgone, avec une vélocité de phrasé digne des grands boppers mais, entre tendresse et truculence, on l’inscrirait plutôt dans des registres ellingto-mingussiens, avec en outre un goût pour les générosités rythmiques du funk et du ska.

Son trombone est unique, la partie supérieure de la tuyauterie ayant des allures de radiateur antique. Le secret en sont les deux “noix” ou “barillets”, ces valves rotatives actionnées du pouce opposé à la coulisse, qui permettent des alternatives aux positions de coulisse trop éloignées l’une de l’autre, en modifiant la longueur de la colonne d’air. Unique sur le trombone dit complet, doublé sur le trombone basse, Ferris a fait doubler le barillet et compléter la tubulure de son ténor de façon à s’économiser et éviter ce que Glenn, lors d’une interview qu’il m’avait accordée pour Jazzman, m’avait comparé en riant aux gesticulations et aux bruits que font les laveurs de carreaux, ironisant ainsi sur la vanité de certains virtuoses de la coulisse.

Je n’ai pas noté le titre du premier morceau, un blues, si mes souvenirs sont bons, paradoxal par sa simplicité et sa nature mélodique abstraite. Où l’on découvre d’emblée Bruno Rousselet, à la basse électrique. C’est le premier instrument que lui vit jouer autrefois Glenn Ferris lorsqu’il fit sa connaissance la première fois (à l’IMFP de Salon-de-Provence, l’école du trompettiste Michel Barrot), lui recommandant alors de passer à la contrebasse et de monter à Paris. Aujourd’hui, c’est sur la suggestion du même que Rousselet s’est remis à la basse électrique, particulièrement mis en valeur par les parties solo de ce premier titre : avec une prolixité évoquant Pastorius, évitant cependant la gratuité commune chez les disciples de Jaco, une virtuosité qui ne se départit jamais sous les doigts de Rousselet de cette double objectif d’apesanteur et d’enracinement orchestral qui fait le cachet des parties de basse de Jamey Jamerson ou de Michael Henderson.

La pièce suivante est inattendue : In A Mist, cette étrangeté composée pour le piano par le trompettiste Bix Beiderbecke, que l’orchestre ici déplie, replie et redéploie comme un origami. Me reste encore en mémoire, les solos et les “backing” de Michael Felberbaum qui partage avec Rousselet ce double objectif d’envol et d’assise, de naturel et de sophistication, qu’il entre en giration sur l’axe des harmonies comme au bout d’une corde menaçant de se briser ou qu’il exprime l’essence terrienne du blues sur les drumming louisiannais de Jeff Boudreaux. L’orchestre ouvrira son second set avec Bourbon Street Parade, le tube des fanfares néo-orléanaises ; il trainera idéalement les pieds d’un pas néanmoins chaloupé sur War de Bob Marley ; il se fera plus alerte sur une sorte de calypso, et plus endiablé encore sur un genre d’afro-beat contrastant avec une douloureuse reprise de Lonely Avenue ; il revisitera enfin Brillant Corners dont il exposera un fantasque contrepoint auquel s’ajoutera la mélodie originale en seconde lecture, dans une étrange inversion des plans musicaux, profitant en outre des changements de tempo suggéré par l’original pour achever de nous dérouter. Ce nouveau répertoire joué avec la fraîcheur et l’élan d’un deuxième concert, en forme de “work in progress” porté par l’impatiente conviction qui fait de Glenn Ferris un artiste mingusien. Franck Bergerot