Jazz live
Publié le 15 Fév 2024

Grand écart : de Malo Mazurié à Claude Tchamitchian

Hier 14 février, le trompettiste Malo Mazurié présentait au Bal Blomet son CD “Taking The Plunge” récompensé d’un “Choc” dans notre numéro de février par Alfred Sordoillet. La veille, le contrebassiste Claude Tchamitchian célébrait au Studio de l’Ermitage son album “Naïri” également “choqué” par Jean-François Montdot dans le numéro de mars qui à l’heure qu’il est devrait avoir quitté les rotatives.

Jazz à tous les étages. L’image me vient en pensant à Alain Guerrini et l’école du CIM qu’il avait créée en 1976 où d’un étage à l’autre on quittait Philippe Baudoin commentant les chefs d’œuvre de Jelly Roll Morton, pour écouter Jean-Claude Fohrenbach accompagnant au piano les élèves de sa classe de saxophone sur les harmonies de l’anatole, puis après avoir descendu encore un étage on tombait sur Philippe Maté qui, allumant un transistor sur France Musique pendant la diffusion d’une symphonie de Mahler, engageait le saxophoniste Francis Bourrec, futur soliste de l’ONJ d’Antoine Hervé, à montrer ce qu’il savait jouer là-dessus ; lequel balançait dans son ténor tous les hypo-myxolydiens, macro-phrygiens et autres australo-pentatoniques qu’il avait étudié pendant la semaine. Et je pourrais encore évoquer le Caveau de la Montagne de la rue Descartes en un temps où, vers la fin des années 1960, l’après-midi, Guerrini et le saxophoniste-flûtiste Michel Roques recevaient les jazzmen en herbe en quête de conseils ; et où, le soir, du rez-de-chaussée au deuxième sous-sol, on pouvait aller du dixieland au free jazz en passant au niveau -1 par le bebop. Je dois en tout cas à l’enthousiasme communicatif d’Alain Guerrini le goût des sorties nocturnes sans frontières stylistiques.

Certes, ces dernières années, je dois confesser la préférence que j’ai accordée à certaines esthétiques dont les programmations de Claude Tchamitchian au festival Émouvances constituent l’une des vitrines. Mais n’allez pas croire que je ne savais rien de l’existence d’un certain Malo Mazurié. Et c’est l’idée que je m’étais faite de ce trompettiste qui m’a fait mettre son disque “Taking the Plunge” sur le haut de la pile des derniers disques parvenus ces dernières semaines dans ma boîte aux lettres. Hier, il en rejouait le programme au Bal Blomet, soit The Chant et The Pearls de Jelly Roll Morton, Davenport Blues et Candelights de Bix Beiderbecke, Someday You’ll Be Sorry de Louis Armstrong et Creole Rhapsody de Duke Ellington… plus quelques originaux. On me reprendra pour préciser que The Chant n’est pas de Jelly Roll Morton mais de Mel Stitzel, mais quel qu’en soient les compositeurs, ces classiques telles qu’ils nous sont parvenus sur disques portent la signature de leurs interprètes et n’existeraient s’ils n’avaient été gravés dans la cire, quand bien même ils auraient été transcrits sur le papier.

Alors à quoi bon les rejouer ? Le mot “jouer” prend tout son sens avec les reprises de Malo Mazurié qui “joue avec” ces chefs d’œuvre en toute connaissance de ce qu’ils ont été, plutôt qu’il ne les “rejoue”. Et s’ils ont l’âge de ses tri-aïeux, il leur fait traverser les strates de sa culture de musicien grandi au 21e siècle, les rhabillant de métriques et d’harmonies qui sont entrées dans le quotidien du jazz, et phrasant avec une agilité de bopper, mais avec cette plasticité du timbre qui était le propre de la Nouvelle-Orléans. Et ce, en toute complicité avec ses musiciens : Noé Huchard dont le piano tresse l’héritage de Herbie Hancock et quelques autres aux lignes inventées par Jelly Roll ; Raphaël Dever et sa contrebasse post-moderne qui semble devoir tant à la génération de John Lindsay des Red Hot Peppers qu’à celles de Milt Hinton, Red Mitchell, voire quelque maître de la tumbao cubaine. Quant à David Grebil qui nous réserve de temps à autres d’audacieuses équivalences métriques, il sert ce sens du détail que les arrangements de Jelly Roll Morton réservait à la batterie (à l’époque bridée par les ingénieurs du son). Et lorsque Malo Mazurié, annonce que ses musiciens ont accepté de jouer pour nous ce soir, et seulement ce soir, une pièce qu’ils s’étaient promis de ne jamais rejouer hors du studio d’enregistrement tant elle leur avait paru difficile, on espère que ça n’est qu’une coquetterie : car l’arrangement que Mazurié a conçu pour cette petite merveille que Bix composa pour le piano et titra Candlelights, on se promet de l’exiger à chacun de leurs prochains concerts.

La veille, à une dizaine de kilomètres de la rue Blomet, rue de l’Ermitage, plus précisément au Studio de l’Ermitage, le contrebassiste Claude Tchamitchian célébrait la sortie de son disque “Naïri” enregistré avec la clarinettiste Catherine Delaunay et le guitariste Pierrick Hardy. Quoique figurant aussi en haut de la pile des nouveautés sur mon bureau, je ne l’avait pas encore écouté, préférant me réserver l’irremplaçable surprise du concert. Arrivé un peu tard, je me contente avec un peu d’appréhension d’un chaise au premier rang à l’une des deux extrémités de la scène. Vaine inquiétude. Ça sonne d’emblée, parce que le Studio de l’Ermitage (comme le Bal Blomet) est une salle qui sonne. Parce qu’un trio clarinette-guitare-contrebasse ça sonne. Et parce que ces trois suites et un intermède sont le fruit d’une écriture qui sonne. Enfin parce que ces trois instrumentistes sonnent. Je ne vous ferai pas l’article concernant Catherine Delaunay ou Claude Tchamitchian, mais quelques mots concernant Pierrick Hardy et sa guitare. Une Lowden, du luthier irlandais George Lowden, descendante de Martin, cette marque mère de la guitare acoustique américaine à cordes métalliques que magnifièrent les guitaristes du folk boom anglais des années 1960, Martin Carthy, John Rebourn et Bert Jansch. Un son prodigieux par la façon dont s’y mêlent les sensations de bois, d’acier, de bronze et de cristal, et donc un miraculeux équilibre entre la pureté et l’imperfection trop souvent ignoré par les utilisateurs de guitares folk et par les sonorisateurs, habitués qu’ils ont été par le son de corde à linge des instruments de facture industrielle et leurs systèmes électro-acoustiques. Voilà ce qui m’a fait vibrer d’emblée, installé tout à côté de la guitare, ce geste sur cette lutherie, associé à la carnation acoustique de la contrebasse de “Tcham” et à cette brise charnue que Delaunay soumet à la diversité de sa palette de timbres et de phrasés. Plus l’écriture “longue” conçue par le leader, et ses fragilités là où viennent s’immiscer l’improvisation et ses incertitudes qui nous font vibrer avec eux trois, anxieux avec eux lorsqu’ils se guettent, jubilant avec eux lorsqu’ils font polyphonie ou se rejoignent en un unisson ou un tutti.

Qu’ont en commun ces musiques – celles de Mazurié et Tcham – à part ce nom de “jazz”, si imparfait et d’une inexactitude tellement utile comme en témoigna le titre de l’éphémère trimestriel Jazz Ensuite conçu en 1983 par Jean Rochard (d’ailleurs l’auteur des notes de pochette de “Naïri”). Elle partage en tout cas un grandissant dédain de la part des médias, d’institutions de plus en plus porté par une vocation mercantile et, par voie de conséquence, du public, même si au Bal Blomet comme au Studio de l’Ermitage on faisait salle pleine. J’ai déjà déploré dans ces pages combien est symptomatique l’absence du son du jazz, voire même de son nom, sur les ondes de la radio nationale, hors les murs du ghetto de France Musique. Sur France Culture où la musique constitue une variable obligée d’ajustement et respiration, Arnaud Laporte a décrété de longue date qu’en jazz il ne se passait plus rien, façon d’en débarrasser ses émissions (La Dispute puis Affaires culturelles) réservées pour ce qui est de la musique aux formats chantés. La seule fois où j’ai surpris le mot jazz dans la bouche de Géraldine Monsna-Savoye lors de sa Rencontre de la mi-journée, ce fut pour nous concéder, en gros, que le jazz, finalement, sous certains aspects, ça n’était pas si chiant que ça. Ah, j’oubliais ! Hier, dans Le Journal de 8h45, on a parlé de jazz, ou plus exactement du sexisme dans le jazz. Le public est prévenu: cette chose donc on nous préserve à l’antenne est sexiste. Avec cette conclusion :  » Ce n’est que par le nombre et l’habitude que le monde du jazz apprendra à voir les femmes non comme des femmes, mais comme des musiciennes à part entière.” On ne débattra pas ici de la notion de nombre substituée à celle de qualité, mais on pourrait répliquer: qu’attend donc France Culture pour faire parler et faire entendre Catherine Delaunay, Sophia Domancich, Sarah Murcia, Sylvaine Hélary, Hélène Duret, Camille Maussion, Géraldine Laurent, Jeanne Michard, Sophie Alour, Julie Saury, Airelle Besson, Christiane Bopp, Hélène Labarrière, Fanny Ménegoz, Olga Amelchenko, Delphine Deau, etc. sans oublier que Ève Risser et Anne Paceo, invitées à dénoncer le sexisme du jazz dans cette chronique radio, ont aussi des musiques à commenter et faire entendre… ainsi que quelques hommes. Franck Bergerot (photos © X.Deher)

Au Bal Blomet, ce soir Jazz Magazine 15 février reçoit la chanteuse Lisa Spada