Jazz live
Publié le 30 Août 2020

HAPPY CENTENNIAL, Mr. PARKER !

Belle idée que de jouer, exactement 100 ans après la naissance de Charlie Parker (le 29 août 1920), la musique du Bird, comme une matière qui sans cesse revivrait. Belle idée aussi que de le faire dans un esprit de joute amicale ‘Bird versus Bird’, comme pour souligner que le héros possède au minimum deux visages, et probablement plus : Protée plus encore que Janus. Belle idée enfin que de confier cette controverse à deux figures majeures de l’instrument dans nos contrées : Géraldine Laurent et Pierrick Pédron

GÉRALDINE LAURENT & PIERRICK PÉDRON quintet «Bird vs Bird»

Géraldine Laurent & Pierrick Pédron (saxophones altos), Carl-Henri Morisset (piano), Thomas Bramerie (contrebasse), Elie Martin-Charrière (batterie)

Paris, Sunside, 29 août 2020, 18h45

Le Sunset-Sunside consacre une série de concerts, du 24 août au 6 septembre, à la célébration du centenaire, et le commerce de la limonade se fait à l’effigie de Charlie Parker

L’horaire est inhabituel : c’est que le concert est en direct sur France Musique, dans l’émission ‘Jazz Club’ d’Yvan Amar. Quelques minutes avant 19h, le groupe est sur scène, et à 19h et 30 secondes, la voix de la radio retentit dans la salle pour présenter la soirée, ses interprètes et le programme. Le groupe est celui, régulier, de Pierrick Pédron. Il jouera à 21h, et pour ce concert de début de soirée, il est rejoint par Géraldine Laurent, comme pour illustrer deux manières de faire (re)vivre la musique de l’Oiseau bebop ; deux manières et plus car la palette de l’Oiseau comme celle des protagonistes du jour est des plus étendues. Les deux altistes ont choisi de commencer par l’emblématique Parker’s Mood, tout à la fois ‘blues inoxydable’ et singularité absolue par sa phrase d’introduction, avant la plongée dans le thème. Pierrick Pedron donne l’incipit avec contrechant de sa partenaire, puis c’est Géraldine Laurent qui s’offre la première improvisation. Son alto timbre comme un saxophone en Ut, ce qui revient à tirer vers le ténor : la musicienne ne peut oublier, dans son amour pour la musique de Charlie Parker, sa passion pour Sonny Rollins. Elle est totalement engagée dans le feeling du blues, qu’elle segmente avant de l’enflammer. Elle prend des risques comme tous les funambules de l’improvisation avec, au bout de la phrase, un rendez-vous avec le temps. Vient alors l’improvisation de Carl-Henri Morisset. Le pianiste connaît son blues sur le bout des doigts, et le traverse de toutes les figures adoubées par l’histoire, prenant le risque du lyrisme, en équilibre périlleux, mais toujours en phase avec la carrure qui sous-tend cette musique. Puis Pierrick Pedron prend un envol typiquement parkérien sur ce blues historique, poussant très fort les feux de l’expressivité et du risque, soutenu par la rythmique qui place çà et là des accents stimulants. La phrase introductive, par les deux sax réunis, tiendra lieu de coda, et nous atterrissont, après 10 minutes d’un vol extatique. On continue dans les sommets du répertoire parkérien avec Confirmation : les deux sax à l’unisson pour le thème, puis escapade de Pierrick qui va crescendo dans l’exploration du vocabulaire de Charlie Parker, émaillant ses phrases de citations thématiques. Géraldine enchaîne en douceur, comme le faisait Dexter Gordon après un solo surchauffé de Johnny Griffin, et sa volubilité va croissant, tantôt dans le cadre, tantôt par des écarts transgressifs qui stimulent le pianiste et le batteur, lesquels redoublent d’accents inattendus. Solo de basse avec commentaire fourni du batteur, puis le pianiste prend le relais, dans une montée en puissance qui va nous sortir de l’orthodoxie bebop pour une petite visite chez McCoy. Unisson conclusif des sax, et le tour est (bien) joué.

Le groupe enchaîne bille en tête avec Shaw ‘Nuff : longue intro qui esquive la ritournelle introductive avec son petit air de fanfare, avant de nous la livrer pour entrer dans le vif du sujet. Et la ça barde : exposé à l’unisson, puis Géraldine Laurent décompose puis rassemble, jouant sur les valeurs rythmiques sans négliger l’expression, qui s’enflamme ; beaucoup d’interactivité car le piano, la basse et la batterie abondent de stimulations et de commentaires. Pierrick Pédron commence son improvisation en musardant dans la grille d’accord avant de s’échapper pour construire un flux virulent émaillé de citation parkériennes. On se régale ! Quand le sax est parvenu au sommet de l’effervescence, Élie Martin-Charrière se lance dans un solo qui nous raconte le thème avant de s’en émanicper. Conclusion à l’unisson des sax, et enthousiasme unanime dans la salle et, on le verra plus tard, des auditeurs de France Musique qui se sont manifestés sur les pages facebook d’Yvan Amar, et d’Emmanuelle Lacaze qui veille à l’organisattion des émissions de Jazz de France Musique.

Cette fois c’est Pierrick Pédron qui revient, en quartette, mais il commence en solo avec une improvisation sinueuse dont les volutes conduiront à effleurer Embraceable You, une ballade qui n’est certainement pas la plus belle composition des frères Gershwin, mais de même que Charlie Parker sut en faire un joyau, Pierrick Pédron nous la joue pépite mémorable, exacerbant le lyrisme sans céder à la relative mièvrerie du thème. Impro du pianiste, relayée par la basse de Thomas Bramerie qui poursuit sur la voie royale de l’autonomie, et dans la coda surgit sur scène Géraldine Laurent, qui a son tour en quartette, va commencer par un solo absolu qui conduira, avec un naturel confondant, vers April in Paris, joué à la lettre avec les inflexions lyriques qui conviennent. Puis l’impro du pianiste, toujours plus imaginatif, va nous conduire au retour de la saxophoniste, pour des phrase très déliées, dans l’esprit de Parker. Et la pression va monter. Le vieux jazz fan que je suis entend dans cette montée en puissance l’effervescence de la version de Count Basie avec Ella Fitzgerald en 1956, et son cortège de «One More Time !». Phantasme d’amateur névrosé, j’en conviens…. La pression reflue, avec le retour du thème, magnifique d’une expressivité dopée aux ornementations parkériennes. Bonheur total que ces deux ballades en quartette !

Pour conclure le concert, le vertigineux Ko-Ko, qui fut peut-être, en 1945, la première manifestation de l’absolue singularité de Charlie Parker, et de son génie. Pierrick prend le parti d’une fluidité en vertige ‘à la Parker’, tandis que Géraldine fragmente, avant de se fondre elle aussi dans le liant up tempo de l’esprit originel. S’ensuit une chase dans les règles de l’art (rappelez-vous Dexter Gordon et Wardell Gray). Le direct s’interrompt en plein échange entre les deux altistes mais, pour nous qui avons la chance d’être dans le club, le bonheur sera sans frustration. Dans les phrases on retrouve des accents de Cherokee, le thème dont la grille inspira Ko-Ko. Un solo de piano, porté par des riffs des deux altos, raconte la même histoire, et le solo de batterie d’Élie Martin-Charrière nous donne à entendre les accents de ces deux thèmes avec (ai-je rêvé ?) une incrustation de Salt Peanuts. En rappel ce sera Now’s The Time, savamment déconstruit, puis reconstruit, par les deux saxophonistes, qui le métamorphosent un instant en blues langoureux avant de se livrer à des échanges de quatre mesures. Bref cette liberté ludique que l’on appelle LE JAZZ. Charlie Parker ne pouvait rêver plus beau centenaire !

Xavier Prévost

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À revivre dans cette rediffusion en ligne sur le site de France Musique

https://www.francemusique.fr/emissions/jazz-club/geraldine-laurent-et-pierrick-pedron-quintet-en-direct-du-sunside-86300