Jazz live
Publié le 22 Jan 2024

Hélène Labarrière et Puzzle, un soir à la Grande Boutique

Le 17 au Petit Faucheux (Tours), le 18 à La Vapeur (Dijon), le 19 à Jazzdor (Strasbourg), le 20 à la Maison de la Radio (Paris) et hier 21 à la Grand Boutique (Langonnet), grand final d’une tournée stimulante pour un orchestre dont la qualité première est probablement “être ensemble”.

Puzzle : Catherine Delaunay (clarinette), Robin Fincker (sax ténor, clarinette), Stéphane Bartelt (guitare électrique), Hélène Labarrière (contrebasse), Simon Goubert (batterie).

Après Marseille en septembre 2022, Saint-Nicolas-de-Redon en mars dernier, c’est déjà la troisième fois que je vois ce groupe et, partant du pari que sur ce blog je rendrai compte de tous les concerts auxquels je suis invité, j’y reviens ici, alors que mon confrère Xavier Prévost nous racontait déjà hier le concert de la Maison de la Radio. Question de génération pour Xavier Prévost comme pour moi, et de fidélité à une artiste que nous avons quasiment entendu débuter sur la scène parisienne il y a pas loin d’un demi siècle.

Je pourrais en dire presque autant des cinq compositeurs à chacun desquels Hélène Labarrière a proposé une pièce de sa plume à arranger et à développer, cinq partitions dédiées à cinq femmes qui ont marqué l’histoire du féminisme : Louise Michel (Marc Ducret), Thérèse Clerc (François Corneloup), Jane Avril (Jacky Molard), Angela Davis et Emma Goldman (respectivement Sylvain Kassap et Dominique Pifarély se passant le relais au cours d’une longue suite).

J’ai le souvenir d’un lyrisme clair dans la pièce de Ducret se dissolvant au fil des pages en quelque chose de plus trouble, plus sombre, comme il arrive dans ses écrits de Louis Michel au bagne. Je me souviens de la joie féroce émanant de la partition de François Corneloup et de ce folklore imaginaire délivré par Jacky Molard dont on est tenté d’attraper au vol les références ethniques mais sans y parvenir comme d’immatérielles lucioles, tant il en a assimilé les sources. La partition de Sylvain Kassap témoigna d’un bravoure lumineuse et puis… j’ai dû m’assoupir lorsque nos cinq musiciens ont abordé l’écriture de Pifarély mais je connais trop ce dont il est capable pour laisser croire que c’est par ennui.

Ce qui me rappelle les recommandations de John Corbett dans son Manuel d’écoute de l’improvisation libre (Lenka Lente) : « Si vous avez atteint un certain niveau, comme certains grand lamas ou maître zen, les règles générales ne s’appliquent pas et vous pouvez saisir la musique tout en dormant profondément.  [Ce niveau atteint] vous découvrirez peut-être que le fait de relâcher votre attention peut vous récompenser de manière inattendue. […] Vous vivrez des expériences particulières […] en produisant de la sorte une matière surréaliste globale où les réalités vécues et imaginées se mélangent et s’accordent. » Je ne suis pas certain d’avoir atteint ce niveau de maîtrise critique, mais je reconnais à la musique de Pifarély le pouvoir de me transporter au-delà du rêve, portant à la dérive les images se pressant derrière mes paupières closes sitôt fermées, jusqu’à quelque point de sa performance où je me réveille en un lieu imprévu, voire inconnu, sans qu’il soit totalement étranger à ce que je viens de traverser.

Pour ce qui est de l’orchestre, à l’issue de cette tournée de cinq concerts, outre l’excellence sincère, généreuse, originale, de ces cinq musiciens, ce qui frappe et réjouit c’est la cohésion qu’ils donnent à cette diversité d’écriture et dont ils l’habitent par une redistribution permanente et dynamique des rôles, cette circulation des complicités de sous-groupes en sous-groupes, de solos en tutti, qui tient l’auditeur en haleine jusque dans le somnolence.

La Grande Boutique, c’est aussi une vie, un public, un bar où l’on vient de tous les horizons plus ou moins proches ou lointains pour se retrouver dans ce petit village du Centre Bretagne. Il y avait là évidemment la grande Perrine, directrice du lieu, qui déclina à l’issue du concert ses programmations pour le Plancher, dispositif itinérant en Centre Bretagne : le goupe Pixvae du saxophoniste lyonnais Romain Dugelay, “navigroovateur” entre Afrique, Amérique du Sud et Pacifique (vendredi prochain, 26 février à Kergrist-Moëlou), le photographe Éric Courtet invitant le violoncelle de Vincent Courtois (le 16 mars à Langonnet), les vagabondages baroques de la chanteuse Elsa Birgé et les cordes d’Odeia (le 24 mars à Kergrist-Moëlou), etc.

On croisa Bertrand Dupont (fondateur du lieu en 1997 avec la plasticienne Cécile Borne) qui demeure encore quelque part dans les hauteurs de ces lieux, ancienne auberge d’étape, Bertrand donc venu annoncer de bouche à oreille avec des airs sataniques la dernière référence, avant fermeture, de son label Innacor, disque cosigné par le guitariste fiévreux Jean-François Pauvros et le poly-instrumentistes manipulateurs d’objets sonnants et d’électronique Alain Mahé (sortie célébrée le 27 avril prochain à Paris dans le cadre d’une exposition du plasticien Vincent Fortemps dont l’œuvre est associée à la production du disque “Papillon de mer”). Jacky Molard était là évidemment, ce soir arrangeur, sans son violon, prochainement à la console pour l’enregistrement de Puzzle. Il y avait encore son vieux complice, le saxophoniste Yannick Jory qui se produira le 23 février à Langonnet dans le cadre de la programmation du Plancher. Éric Legret, témoin photographique de la vie musicale, ne pouvait pas manquer à la soirée.

Venu du Finistère-Nord, Marc Ducret se remémorait avec Simon Goubert d’abracadabrants souvenirs musicaux où ils sentirent leurs talents respectifs mis en danger. À deux pas, – non identifiée sur l’instant, ce n’est seulement qu’en écrivant ces lignes que je parviens à faire glisser le souvenir d’un nom sur son visage, et par voie de conséquence une identité civile et musicale – se trouvait la guitariste Christelle Séry que Ducret remplaça à Marseille en septembre dernier au sein du groupe Nautilis de Christophe Rocher, bataillant non sans quelque sueur au front, parmi les polyphonies rebelles du programme Brain Songs. Je voyais au loin la vidéaste Sarah Lee (dont le travail nous fut révélé au travers ses collaborations avec Ducret) papoter avec le guitariste Stéphane Bartelt, révélation de la soirée pour beaucoup, tandis que Catherine Delaunay découvrait que sa famille avait un compte à Vivoin dans la Sarthe auprès la supérete que tenait la cousine de Michel Caron, plasticien et dresseur de coïncidences, avec qui je venais de faire la route depuis le Pays Pourlet pour venir jusqu’à Langonnet en écoutant Mark Turner en compagnie de Tom Harrell. Et il m’avait semblé – sans qu’il faille voir là une quelconque volonté à établir analogie ou filiation –, qu’il y avait du sens à traverser le Morbihan en écoutant Mark Turner pour aller entendre Robin Fincker dans quelque contexte que ce soit. Au volant, nous conduisant, le saxophoniste Baptiste Boiron nous avait rappelé qu’on le verrait bientôt en résidence, du 27 au 31 mai, à cette même Grande Boutique vers laquelle nous roulions, à la tête d’un quintette avec Médéric Collignon, Matthieu Naulleau, Hélène Labarrière et Antonin Volson. Le voici d’ailleurs parmi nous, ce dernier, batteur et arrangeur connu pour son essentielle collaboration au répertoire éthiopien du Badume’s Band, qu’on entendit, entre autres, accompagner à la basse la chanteuse Faustine Audebert, et auquel Baptiste Boiron vient de proposer de monter un duo sur un répertoire tiré de la comédie musicale.

Autre plasticien et néanmoins programmateur d’Hop’n Jazz à Port-Louis, Christophe Desforges, était également présent, nous rappelant que ce dimanche 28, dans le cadre de son mini festival Jazz Miniatures, on pourra entendre le duo Sylvaine Hélary / Robin Fincker et le Trio Reverso (Ryan Keberle, Frank Woeste, Vincent Coutois). Il y avait encore là le clarinettiste Étienne Cabaret, la violoniste Floriane le Pottier et autant de personnages dont, habitant la région à mi-temps, je n’ai pas encore su fixer la fonction ou l’identité exacte, autant encore d’anonymes artistes ou non car il faut bien qu’il y ait ici un public. C’est ça aussi la Bretagne… Franck Bergerot