Jazz live
Publié le 20 Sep 2025

JACKY TERRASSON TRIO ET CAMILLE BERTAULT QUINTET à St REMY DE PROVENCE

JACKY TERRASSON TRIO dans MOVING ON

Moving On Jacky Terrasson

Jacky Terrasson • Les parapluies de Cherbourg (Live) (youtube.com)


En ce week end de septembre, avec le festival de jazz et les journées du patrimoine, c’est la fête à St Rémy de Provence, au coeur de ce triangle d’or des Alpilles, dans le Parc Naturel Régional, à courte distance d’ Arles et d’Avignon. Le festival continue, emmené par Bernard Chambre, le directeur artistique et pris en charge par une équipe formidable de bénévoles, tous à leur poste avec efficacité et générosité pour que ces soirées soient réussies! Des animations apéro swings avec des groupes locaux de talent, ce soir le Made In Quartet sont prévues dès 19 heures sur le parvis de l’Alpilium avant le concert de Jacky Terrasson. On ne présente plus le pianiste franco-américain qui a commencé sa carrière il y a suffisamment longtemps pour que, sans être encore un grand ancien, il ne soit plus un jeune moderne. Mais son dernier album au titre tout indiqué Moving on est sorti l’an dernier sur le label qu’il vient de créer, Earth Sounds.

Change t-il vraiment de direction avec ce nouvel opus? J’écrivais dans la chronique de l’album que “S’il raconte sa musique et donc sa vie après plus de trente années, c’est qu’il ressent moins la nécessité de déployer toute sa virtuosité, de jouer beaucoup de notes sur l’album du moins sur le CD où il s’entoure d’une équipe de haut vol avec de nombreux guests, car il connaît beaucoup de pointures dans le monde du jazz. Avec qui n’a t-il pas joué dans sa longue carrière entre France et Etats Unis depuis ses débuts? Avec gourmandise, il choisit de faire apparaître diverses orientations à partir de ses deux trios de base, l’un français (Sylvain Romano et Lukmil Perez), l’autre américain (Kenny Davis, Alvester Garnett) enregistrés à Pompignan (entre Nîmes et Montpellier, chez Philippe Gaillot) et à New York.”

En concert à St Rémy, c’est tout autre chose et on se réjouit d’écouter enfin de l’impromptu façon Terrasson qui bouscule l’ordre de l’album et qui avec son unique trio français se jette à corps perdu dans sa musique. Du Terrasson… terrassant si j’ose cette facilité affligeante! Mais quoi!

Il tient le fil de son programme jusqu’au bout avec cohérence mais dans un joyeux désordre apparent. Il n’est plus ce mélodiste qui soigne thèmes et arrangements privilégiant la clarté sans rechercher d’inutiles difficultés. Il garde ces standards éculés “Besame mucho” que je ne supporte plus d’entendre mais il les assaisonne à sa salsa, privilégiant cette joyeuse énergie qu’il partage avec ses deux complices dont certains sont des fidèles de longue date : les musiciens rentrent ainsi dans une danse ajustée au chef et à toutes ses bifurcations dans “I will wait for you” qui dynamite complètement le tube de Michel Legrand, celui des Parapluies.

Il vaut mieux avoir pratiqué le Terrasson pour s’y reconnaître et le batteur est à cet égard extraordinaire. Sans s’énerver, il suit dodelinant de la tête, Raminagrobis satisfait, suivant sa proie! La chorégraphie de ce bon vieux “Misty” swingue quand le pianiste fait cascader les notes. Jouer du bon vieux jazz, comme on savait le faire, des standards, de nombreuses reprises mais fort bien déconstruites. Quant il ne part pas dans une interprétation exaltée, Jacky Terrasson peut imprimer de la nuance et laisser respirer la mélodie, la déployer plus sobrement.

Avec une identité et un style propre à présent bien affirmés, le pianiste suit sa pente naturelle, n’échappant pas à l’idée d’un mouvement et d’une intensité permanentes. Liberté folle, peut être surveillée et rigueur dans la quête de ces moments où fusionnent chaleur et brillance du piano. Un pétulant enchaînement qui ne manque pas de substance d’autant que la rythmique se fait légère, attentive à la seconde près. Il faut voir le sourire amusé de Sylvain Romano, soutien immuable et sûr, d’une douce violence sans esbroufe aucune. Un bassiste qui fait de l’effet sans effet!

Jacky Terrasson poursuit sa course comme un enfant qui déboule et démolit tout avec un énorme plaisir mais il le fait avec talent. Et pourtant il me vient paradoxalement le terme de “sophisticated”. Il réfléchit beaucoup, tout le temps, trop peut être, il connaît tous les tours, les gimmicks, sait les arranger et quand il s’attaque à “Caravan”, il le transforme tellement, interpolant d’infimes fragments, des bouts de phrases, fredons qu’il chantonne. Sous ses doigts, on entend tous les grands du piano, Erroll Garner, Thelonius Monk, Ahmad Jamal, un maître pour lequel il a le plus grand respect. J’ai eu du mal à comprendre comment il s’appliquait à suivre ce maître de l’espace etdu temps qu’il dilate et aménage avec des respirations Time is the essence.

C’est que Terrasson s’emploie à travaller la matière sonore dans l’instant, se retenant d’abuser des vieux réflexes, de tous les automatismes qu’il maîtrise parfaitement. Il ose des pas de côté géants, part sur des citations “chopinesques”( chopiniennes plutôt) sur “Besame mucho” : un peu gonflé mais ça le fait! On suit avec amusement ses épanchements sur le clavier. Puis survient un morceau amusant dont il nous raconte la genèse: à Bornéo il s’est pris d’affection pour le chant d’un oiseau qu’il a enregistré et de retour a essayé d’en tirer quelque chose, de jouer sur cette boucle : après l’ « edit » de l’ingé-son qui a nettoyé les scories , le titre était tout indiqué “Edit Piaf”.

Pour finir, une gourmandise à déguster une relecture de la “Marseillaise” accolée à “Just a Gigolo”. Succès assuré!

Camille Bertault Quintet BONJOUR MON AMOUR

Camille Bertault jazz singer – Official web site

Pour la deuxième soirée du festival jazz de St Rémy, après Solea Garcia Fons, Camille Bertault dans un style complètement différent, la chanson garde une certaine prédominance. Quoi de plus naturel que de réunir chanson et jazz ( jazz et chanson copains, ça doit pouvoir se faire ) en invitant son groupe pour un concert en français Bonjour mon amour! Après des premiers albums très remarqués En vie en 2016, Pas de Géant en 2018 chez Okeh -repérée pour son scat admirablement maîtrisé sur le “Giant Steps” de Coltrane, est venue une nouvelle étape décisive dans sa carrière. Elle se livre encore plus que dans les précédents albums puisqu’elle chante en français ses propres compositions. Ses influences tendent-elles à s’effacer comme si elle s’efforçait de mettre à distance les figures trop prégnantes de son panthéon personnel qu’elle avait repris dans ses albums précédents qu’ils soient jazzmen ( Bill Evans, John Coltrane…), compositeurs classiques (Ravel, Chopin…) ou chanteurs comme Gainsbourg, Bjork, Brigitte Fontaine… Son“A quoi bon?”justement ne la transforme pas pour autant en aquaboniste. Ce serait plutôt son credo qu’elle nous délivre : “A quoi bon aimer si tu peux collectionner?.. A quoi bon aimer si tu peux simuler? …A quoi bon inventer si tu peux imiter? … A quoi bon changer si tu peux te répéter? quand elle cherche à se dégager de toutes les “petites boîtes” dans lesquelles on nous range.

Révolution copernicienne qui change son approche. Musicienne accomplie (quinze ans de piano classique) qui a grandi dans la musique (un père ingénieur du son et pianiste amateur), elle aime aussi la scène, le théâtre qui aurait pu être son premier choix de carrière. Et cela se sent dès son arrivée sur scène. Beaucoup d’ assurance, de la fantaisie, de la maîtrise également. Son Bonjour mon amour lui a valu la consécration d’une Victoire du Jazz en 2023, une presse des plus enthousiastes et une tournée sans fin à l’étranger,c’est dire que le spectacle est rodé. Le public est toujours surpris, désarçonné quand il découvre ce curieux animal, véritable bête de scène, avant de se laisser prendre par son charme… Magnétique, la féline Camille se déplace avec une grâce tout animale, occupe l’espace par sa seule présence. Elle a su s’entourer de musiciens experts qu’elle a choisis soigneusement, le désopilant mais tonitruant Argentin Minino Garay aux percussions, le pianiste libanais Fady Farah rencontré au Conservatoire, Sylvain Romano à la basse, beaucoup plus discret que dans le trio précédent. Camille Bertault se comporte plus en instrumentiste qu’en diva, doublant en saxophoniste le trompettiste Julien Alour d’une façon que Mimi Perrin aurait observé avec amusement sans nul doute.

Mise en avant efficace. Elle ne refuse pas une certaine forme de spectacle, elle fait le show, nous donne un “act” comme disent les Américains: elle interprète ses textes, les anime en dessinant une chorégraphie plaisante qui suit le fil des mots. Justement ses mots choisis, elle les pose pour qu’ils claquent et sonnent bien dans ses chansons. Il en résulte une continuité un peu étourdissante dans le spectacle qui enchaîne très vite une dizaine de titres dont on se souvient, car beaucoup ont été mis en clips. Elle compose des textes tissés dans son vécu, emballés avec style, une sorte de journal intime, somme de ses réflexions sur notre époque. Sans indulgence, elle a des thèmes actuels ( adolescents en souffrance au collège, dépendance aux réseaux sociaux et écrans, relation amoureuse toxique, confinement, fragilité de la vie…et du succès). Ses phrases accrochent quand on peut les entendre car la musique et la rythmique explosive la couvrent trop souvent. Sa voix douce et grave captive sans chercher à enjamber des intervalles périlleux, ses aigus sont parfois fragiles. Son énonciation distincte sculpte les détails dans un phrasé original, un tempo ajusté quand elle étire ses phrases ou les scande plus intensément. Elle ne tord pas le sens de ce qu’elle dit, n’abuse pas d’acrobatie particulière sauf quand elle scate. Pour une fois, le français sert son interprète en jazz. Plutôt revigorants, lucides sur l’époque, ses textes n’ont aucune fausse candeur, ils ne racontent pas d’histoire d’amour. Les ballades sensuelles, les envolées romantiques, ce n’est pas son genre, elle est trop tonique pour cela : sa seule déclaration d’amour, elle la fait, dans “Ma muse”, à la musique. Elle est une féministe qui s’affirme, bien dans l’époque, droite dans ses bottes à talons, très sûre et menant son petit monde à la baguette sauf le vieux renard de Minino Garai qui impose son style au cajon et conga.

Et puis survient de façon inattendue l’un des points forts du concert, un impromptu pas tout à fait improvisé même si cela en a tout l’air.

Jacky Terrasson revient sur scène et se met au piano avec Fady Farah puis tout seul. Je m’attends à ce qu’ils jouent tous les deux la chanson“Est ce que tu me suis?” où Camille intervient sur son Moving on , posant ses mots sur la mélodie pleine de chausse-trappes que lui a concoctée le pianiste. Il racontait qu’il avait d’abord pensé à faire un unisson avec son vieux camarade Sylvain Romano d’où le premier titre “Si le vin est bon” mais très vite s’imposa l’idée de Camille, elle seule pouvant arriver à chanter ainsi, funambule du son et poète du verbe, aux hardiesses vocales d’une musicienne accomplie. Mais non, il déjoue mon intuition et lui propose, si j’ai bien suivi, la version française de ce magnifique standard “You‘ve changed” immortalisé par Billie Holiday et Joni Mitchell bien plus tard. Camille s’immobilise enfin, elle chante sobrement, moins à l”aise semble t-il, tout comme Terrasson, l’intranquille” qui l’accompagne de près : enfin incertains tous deux à la toute fin de soirée, en équilibre… et c’est bien!

Sophie Chambon