Jazz live
Publié le 26 Mai 2024 • Par Sophie Chambon

Jazz in Arles au Méjan Francesca Han et le quartet de Claude Tchamitchian

Suite de la 28 ème édition de Jazz in Arles au Méjan le 24 mai –

FRANCESCA HAN, piano solo

Francesca Han

C’est encore à Jean-Paul Ricard que je dois la découverte de cette pianiste coréenne qui vit désormais à Salon et que l’on entend trop rarement en France. J’avais beaucoup aimé son duo avec le trompettiste Ralph Alessi (un remarquable album à la pochette d’un bleu intense striée finement d’entailles de Lucio Fontana). ‘Exude’ album release — Francesca Han Trompettiste que j’avais déjà pu entendre au Méjan en 2013 dans un autre duo Only Many avec Fred Hersch, ce pianiste remarquable que Jean Paul Ricard rêvait d’inviter.

S’il est regrettable de ne pas entendre la pianiste dans un des grands festivals saisonniers, c’est dans une atmosphère feutrée, intimiste, autrement dit dans la chapelle du Méjan que l’on apprécie le mieux son récital entre jazz et classique. Francesca Han s’est frottée depuis longtemps à diverses cultures qui irriguent son inspiration. Maîtrisant tous ces apports, elle sait mettre en valeur le son et ses couleurs mais aussi le silence. Ainsi en est-il du premier thème, l’une de ses compositions que je n’aurais jamais associée au titre qu’elle lui a donné, Camargue, révélant ainsi sa vision de ces paysages insolites plus ou moins fantasmés. On pourrait reprendre le mot “exude” pour évoquer ce qui est secrété, distillé, qui perle dans sa musique. Elle n’a pas besoin d’être entourée pour développer ses rêveries, “bibelots” sonores d’où surgissent un monde de sensations délicates. Retenant notre souffle, tellement attentifs que paradoxalement je ne reconnais pas dans son interprétation suivante son Count Yourself, inspiré évidemment du Count Down de Coltrane qu’elle enchaîne avec le Blue in green du cher Bill Evans dans une version étirée, caressante, puissamment méditative. L’ oeil écoute en concert, fasciné par l’artiste au travail, en pleine réflexion, retenant parfois son geste, entre suspension, retrait ou au contraire emportement. Est en question le jeu entre écriture et improvisation, comment finir reste toujours délicat, ne pas laisser passer le moment. Elle présente ses titres sobrement, comme essouflée, sortant d’un songe, d’une transe qui l’a emportée très loin. Plutôt encline à des confidences mélancoliques sur Enfant Autumn, elle réveille notre humeur avec un medley enjoué du magicien Sun Ra dans Love in Outer Space avant de nous livrer un petit bijou Le Musichien du pianiste François Tusques, chef de bande free dans les années soixante-dix qui créait des “ateliers de jazz populaire” à la recherche de ces musiques de danse festives avec une fonction sociale, ancrées dans leur région basque, bretonne ou corse (Le Musichien fut d’ailleurs publié par Edizione Corsica en 1981). Et pour clore ce concert unique, elle choisit librement dans un vaste répertoire le Think of one de Thelonius Monk en respectant le rythme saccadé et sautillant du maître : plus désarticulée et expressive, son jeu a une qualité précieuse, une plasticité qu’elle tord à sa manière. On a entendu ce soir tout un art de pièces vives, libres, impressionnistes ou plus fougueuses. Elle nous saisit au départ par une fragilité apparente, vite démentie, une douceur qui peut s’avérer violente, une sûreté d’exécution quel que soit le registre. Et elle nous subjugue pour finir avec sa reprise du thème délicatement ourlé du Melancholia de Duke Ellington. Un parcours sans faute!

Le quartet de Claude Tchamitchian dans Vortice

Changement de décor et d’atmosphère avec un programme “inédit”, Vortice ou « tourbillon » en français, la toute dernière création du contrebassiste Claude Tchamitchian qu’il enregistrera en juin prochain à Amiens chez Label Bleu. Seulement trois concerts furent donnés avant celui de ce soir à Arles, le premier à Port Vendres dans le cadre du dernier Jazzèbre. Un quartet sans batterie avec des musiciens amis, des proches auxquels le contrebassiste peut confier sa musique et qui joueront le jeu, son jeu. On connaîssait sa fougue mordante, ses défrichages à la croisée du jazz, des musiques improvisées, de ses sources arméniennes (Le Grand Louzadzak), cherchant à s’inscrire dans une lignée de Charles Mingus à Charlie Haden sans oublier Jean-François Jenny-Clark; il semblerait que depuis son dernier Poetic Power, il ait encore franchi un cap, ce que révèle peut être cette écriture sombre, hallucinée où seuls les rêves demeurent. Il se souvient de ses années orléanaises, où entre huit et dix-huit ans, il fréquentait régulièrement les fêtes foraines qui s’installaient pendant deux longs mois sur le mail de la ville. On imagine qu’il pouvait y traîner longtemps, ivre de sons, de voix et d’odeurs, d’un stand à l’autre, attentif déjà aux musiques qui s’échappaient des baraques, aspiré en un vortex étrange et surréel. Il nous explique en effet que les musiques tournaient dans l’air de la nuit, se mixant entre elles à son passage.

C’est une musique exigeante dès la composition initiale mélancolique Les manèges de l’aube qui évoquerait les déambulations après une nuit qui pouvait être agitée, avec des soubresauts, des explosions soudaines de violence. Une exploration très personnelle de l’univers contrasté des forains, fantômes du passé dans la poésie des baladins d’Apollinaire ou saltimbanques de la musique d’Henri Sauguet; une écriture dense, savante, sans flonflons qui prend des libertés, un chant intérieur qui se projette avec vigueur, demande attention mais captive très vite, enveloppe dans une gravité émouvante. Comme un supplément d’âme, l’âme du limonaire.

Un spectacle total, gestuel, visuel et auditif. Une fois encore, Claude Tchamitchian prend un certain plaisir à subvertir les formes, à déjouer les attentes comme dans ces duos de la rythmique où piano et contrebasse s’épaulent, se rejoignant en ostinatos obstinés. Sur le final éponyme Vortice qui en effet nous entraîne dans une spirale effrénée, le contrebassiste se dédouble, sa main droite s’emportant furieusement à coup d’archet rageur (comme dans le passage sauvage du Sacre) alors que son autre poignet effleure avec délicatesse le haut des cordes.

Bruno Angelini dont on admire la musicalité, les qualités de mélodiste essaie de conserver le cap, de garder le tempo.Toujours sous tension mais sans crispation car le manège peut se dérégler, décaler rythme et rompre la cadence. Dérailler même comme dans une scène hallucinée de L’inconnu du Nord Express auquel je ne peux m’empêcher de songer en entendant le bien nommé L’ivresse du galop. Car de cette musique de « vogue » naissent des images de fiction. Le cinéma fait retour.

Les thèmes servent de points de départ à des extrapolations aérées et rigoureuses qui nous entraînent dans leur sillage. On aime entrer dans cet univers poétique, fellinien même selon Monniot- il a raison bien sûr! On n’ira pas jusqu’à Freaks bien que leur talent soit monstrueux- qui s’appuie sur des subtilités harmoniques et rythmiques. Si l’audace technique est au rendez vous, les musiciens créent des moments de grâce.

Le jazz colle toujours à la peau de Christophe Monniot au sax alto et soprano (une octave plus haut), toujours réactif, lors de quelques solos expressionnistes, lui qui peut être si doux et moelleux au baryton sur Ellington. Catherine Delaunay à la clarinette n’est pas en reste, leurs timbres respectifs s’ajustent, complémentaires dans de superbes unissons-ils ont travaillé longtemps ensemble par le passé et peuvent se rejoindre dans cet échange de souffles exacerbé, au lyrisme ébouriffé.

Le set s’achève dans la sidération pour moi, le public remué crie son admiration. Il n’est pas besoin de rappel après un tel concert. J’apprendrai pourtant qu’était prévue une fausse valse entendue aux balances La Strada (!) Stellata. Au pays de la nuit étoilée, c’aurait été du plus grand chic. Mais patience, attendons le CD et surtout programmateurs, suivez l’exemple avisé de la belle équipe de Jazz in Arles qui sait tracer sa route. Souhaitons que ce festival inscrit dans le terroir arlésien retrouve son amplitude passée pour que soient visibles plus de groupes, plus de jazz sous toutes ses formes .

Sophie Chambon