Jazz live
Publié le 28 Août 2021

Jazz ô Château : le plus grand… des petits festivals

Rayonnant à partir de Treveneuc en Côtes d’Armor sur les communes voisines de Saint-Quay-Portrieux, Plouha et Binic – Étables-sur-Mer, le 6ème Jazz ô Château et l’équipe de Le Jazz est là accueillait hier le trio de Yannic Seddiki et le Comete 5tet. Ce soir, rendez vous avec le Fœhn Trio et l’Alula 6tet.

Sous-titré « Le plus grand des petits festivals » – et je me plaît à y voir un clin d’œil à John Kirby et son « biggest little band in the land » –, le Jazz ô Château tient son nom Jazz ô Château du château de Pommorio dont le propriétaire ouvre son parc au jazz, habituellement au printemps, mais pour un festival reporté l’an passé en octobre et rebaptisé Jazz ô Châtaignes, reporté une nouvelle fois cette année en août. Ouverture mercredi dernier avec la projection à Étables-sur-Mer du formidable documentaire Amazing Grace de Sidney Pollack et Allan Elliott autour de l’enregistrement public d’Aretha Franklin en 1972 ; jeudi soir, hot jazz et swing avec le quintette Stomp Stomp à Saint-Quay-Portrieux  ; hier et ce soir 28 août, un jazz nettement plus contemporain.

Aujourd’hui, j’y serai encore cette après-midi pour une conférence sur Miles Davis « De Kind of Blue à Bitches Brew », mais j’y étais dès hier pour entendre le trio de Yannic Seddiki venu des Hauts de France et issu du Centre de musique Didier Lockwood. Restauration et ambiance bon enfant en plein air où je rencontre le président fondateur Francis Amouroux en tablier, préposé à l’ouverture des huitres, la générosité et le sourire des festivals associatifs et leurs équipes e bénévoles.

Yannic Seddiki (piano, compositions), Yoann Bellefont (contrebasse), Dimitri Delporte (batterie).

Au pied de la scène couverte, comme désormais dans la majorité des festivals de jazz, une étendue de têtes blanches et de crânes chauves auxquels j’associe ma trompeuse perruque de bientôt septuagnéaire, pour une musique plutôt jeune, ouvertement teintée d’électro quoiqu’acoustique pour le Yannic Seddiki Trio. Technique et vocabulaire teintés de musique classique, groove harmonique tournant sur trois ou quatre accords, basses puissantes relayées par la main gauche du pianiste et la contrebasse, entre contrechants et homophonies, rythmiques binaires aux brisures obsédantes. On pense aux trios EST et The Bad Plus avec une ou deux décennies de retard. La référence revendiquée pour ces jeunes gens serait plutôt le trio d’Avishai Cohen (le contrebassiste), mais on a là affaire à une sorte de classicisme 2.0 du piano jazz qui a ses racines les plus directes dans les années 1990.

Au premier morceau se superpose une sorte de slam préenregistré, montage de commentaires d’actualité pour ce que l’on en a compris. L’objectif est moins le discours que l’allusion, mais le mixage, probablement mieux soigné sur le disque du groupe fait plus ici l’effet d’un parasitage. Yannic Seddiki est néanmoins quelqu’un qui sait ce qu’il veut et sait le partager avec son public (qualité rare), en commentant sa démarche et en replaçant son art du trio dans le monde contemporain hyper-connecté, hyper-technicisé et ses brûlantes problématiques. Nos têtes blanches se dresseront pour une standing ovation accompagnée d’acclamations enthousiastes. Il y a quelques jours, Erik Truffaz se produisait dans la région devant un public plus jeune… Que n’était-il présent hier soir !

Comète Quintet : Olivier Gay (trompette), Jacques Tual (guitare électrique, compositions), Auxane Cartigny (clavier électrique Nord), Pierre Elgrishi (basse électrique), Gaetan Diaz (batterie).

Quelques accords nous arrachant au bar, me font craindre d’entendre un concert guère différent du précédent… Mais aussitôt entré dans la salle, le pianiste s’impose : tirant de son clavier Nord une sorte mémoire du Fender Rhodes, le jeune Auxane Cartigniy a un son à lui, un son vivant, un jeu, quelque chose qui me renverra parfois au cours du concert, toute proportion gardée, à ce que jouait Keith Jarrett chez Miles Davis. Et ce nom, je le connais, je l’ai déjà lu dans les pages de Jazz Magazine où il fut salué comme pianiste du Tom Ibarra Quartet, puis parmi la liste des « 20 pianistes à suivre » publiée par jazzmagazine.com à l’automme 2018. Quant au public de Jazz ô Château, il le connaît aussi pour l’avoir entendu avec Tom Ibarra en 2018.

Il sera ma porte d’entrée dans ce concert qui s’impose progressivement comme celui d’un véritable groupe, avec cette interaction,  cette motricité plurielle où se combinent les différents rouages d’une rythmique, une écriture dont les motifs s’articulent entre eux comme dans un grand engrenage et un sens du jouage reposant sur cet esprit d’initiative qui est l’essence du jazz. L’écriture on la doit au guitariste Jacques Tual. Lui viennent sous les doigts des idées m’évoquant fugitivement les guitaristes du folk revival anglais, une esthétique du trait guitaristique me rappelant le John McLauglin des années charnière avant la naissance du Mahavishnu, plus ces partitions sur les parties desquelles Pierre Elgrishi et Gaetan Diaz mêlent puissante efficacité et grâce funambule. La trompette Olivier Gay se posant là-dessus, tout en haut. Et ça joue, ça joue, ça joue… me rappelant encore le meilleur de ce que l’on pourrait tirer de Return to Forever, le premier groupe de jazz-rock de Chick Corea, des bribes des premiers groupes électrique d’Herbie Hancock, et beaucoup de Weather Report, à la charnière entre l’époque Miroslav Vitous et la période Alphonso Johnson. Ce sont pourtant d’autres références, plus récentes et non des moindres, qui sont revendiquées dans le programme de Jazz ô Château : Pat Metheny, Tigran Hamasyan ou Kneebody. La roue tourne.

Pourtant, les rangs se font plus clairsemés au fil du concert. Les « têtes blanches » résisteraient-elles moins aux heures tardives ? Celles d’aujourd’hui font-elles déjà partie de ces générations formées à l’électro et à l’immédiateté du monde hyper-connecté, qui ont perdu toute capacité d’écoute au-delà d’un matériel harmonique dépassant quatre accords et de lignes mélodiques échappant aux logiques du refrain. Par leurs applaudissements et leurs rappels, ceux qui sont restés rendront  un hommage digne de ce plaisir du jeu dont nous a témoigné le Comète Quintet. Franck Bergerot (photo © X. Deher)