Jazz live
Publié le 31 Mai 2014

Jazz sous les Pommiers, 33° édition. Coutances, Manche, 30/05.

Jazz sous les Pommiers, 33° édition. Coutances, Manche, 30/05.

Revenir de Granville à Coutances en fin d’après-midi — avec le soleil revenu, difficile de résister à l’appel de la mer ! — pour écouter la carte blanche confiée à Emile Parisien et intitulée « Emile & Friends » sur le programme (mais j’eusse préféré « Emile à la barre », plus maritime, ou « Emilology », plus ornettien) serait un vrai plaisir sans les touristes qui traînent sur les départementales et les tracteurs qui y sont chez eux. Mais si les uns glandent alors que les autres bossent, le statut imprécis du critique de jazz in partibus ne lui permet guère de la ramener. Il patiente, donc, ronge le frein de sa voiture de location, et arrive… presque à l’heure.

Emile & Friends : Emile Parisien (ss), Vincent Peirani (acc), Jean-Paul Celea (b), Wolfgang Reisinger (dm), Daniel Humair (dm), Jérôme Regard (b) ; Médéric Collignon et le Jus de Bocse : Médéric Collignon (ct, voc), Yvan Robillard (claviers), Emmanuel Harang (elb), Philippe Gleizes (dm) + strings ; Anouar Brahem (oud), Klaus Gesing (bcl), Björn Meyer (elb), Khaled Yassine (perc) ; Thomas de Pourquery & « Beautiful Freaks » : T2P + plenty.

Le duo Peirani-Parisien, de toute façon, il connaît bien : c’est nouveau, c’est ludique et profond, virtuose et complice, bref excellent et on se lasse presque de tresser des louanges à ces deux trentenaires par trop terrassants. N’empêche qu’ils vous piègent à tout coup, ces brigands. Le trio de Jean-Paul Celea, c’est autre chose : Parisien y est le jeunot placé en première ligne, histoire de montrer ce qu’il a dans… et il a, pardi ! les deux autres sont des monstres, des purs sangs de leurs instrument. Enumérer le pedigree de Celea fait froid dans le dos (et chaud au cœur : vous m’arrachez les mots de la bouche !). Quant à Wolfgang Reisinger, à la batterie c’est la terreur. Les proposer ensemble sera un des titres de gloire de JSLP. Pensez : près d’un an que ce trio de “tueurs” patibulaires et enchanteurs n’avait pas joué sa version puissante et habitée de la musique d’Ornette Coleman. Pourquoi ? Va savoir : dans un monde où les yeux hypertrophiés par la crétinerie télévisuelle et le culte de l’image dictent leur loi aux oreilles raffinées et jazzophiles, tout peut arriver ! Vous croyiez connaître le quartet de Daniel Humair comme le fond de votre foutue poche, et voilà qu’au détour d’une carte blanche à Emile Parisien à Coutances, Manche, vous vous rendez soudain compte que le batteur et ses trois jeunes acolytes vous ont retourné le pantalon, vidé les fouilles, et que vous voilà ébahi, en caleçon, ému comme une jeune vierge. Décidément, il faut que ces quatre diables en aient dans leur besace commune pour réussir, en se retrouvant ponctuellement, à atteindre un tel niveau d’intensité et de musicalité réunies. Chacun va son chemin les trois quart du temps, musarde, mûrit (pour les plus jeunes) se bonifie (pour le “vénérable ancêtre”), et quand ils remettent leurs forces en commun, au fond d’un auditorium, au coin d’un théâtre, au carrefour d’un festival… ils vous détroussent en douceur, ne vous laissant que quelques airs et une poignée de rythmes gravés à même la peau. Bandits ! Chenapans ! Musiciens, va !

A Coutances, quand on fait le plein, on fait le plein ! Et quasiment tous les concerts de cette 33° édition affichaient complet. Mais pour Médéric Collignon on peut parler d’archi-complet puisque le pauvre chroniqueur, aimablement refoulé à toutes les entrées du Théâtre (à Jazz sous les Pommiers, la priorité absolue est donnée aux spectateurs payants, ce qui est tout à l’honneur du festival normand) dut se faufiler par une porte dérobée jusqu’à l’arrière-scène, d’où la vue sur les dos de l’ensemble à cordes était — reconnaissons-le — optimale. Mais c’est le son qui compte, non ? Et avec Médo on n’est jamais en manque de ça. Tenez, cet hommage à Steve Reich qui démarre dans le frottement des archets sur le timbre du cornet, tandis que le Rhodes égrène les arpèges répétitifs typiques du compositeur minimaliste. Puis tout bascule dans un brouet binaire où la voix du souffleur relaie sa trompinette. “Médo la synthèse ”, c’est ce qu’il est. Toujours au croisement des musiques qu’il aime (King Crimson succèdera à Reich, puis Miles…) et de celles qu’il crée, ouvrant les portes ou bouclant les boucles, à l’arrache, mais le cerveau branché en permanence et le palpitant toujours en embuscade. Médo, quoi !

Passer de Médéric Collignon à Anouar Brahem, c’est un peu comme quitter un dojo de kung fu pour une salle de méditation soufie. Mais dans les deux cas c’est la même concentration à l’œuvre, la même maîtrise du corps musicien et de l’instrument. Avant d’aborder les délires annoncés de Thomas de Pourquery & friends, le petit cénacle modal et mélodieux du oudiste tunisien était sans doute le meilleur intermède possible… après le silence, bien sûr, comme le proclame le label ECM qui accueille régulièrement ses enregistrements. Autour de minuit, retour au Magic Mirrors, bourré comme un métro parisien. T2P officie, et plutôt bien entouré : gardes du corps et go-go girls (je rigole!) pour chanter, faire danser et vibrer. Du son et de la sueur (à défaut de sang et de larmes). On n’énumèrera pas tout le monde et on (je) ne restera(i) pas jusqu’à la fin : mer, campagne et soleil toute l’après-midi, ça vous vide un citadin. Quelques impression quand même : ce son très rock, dense et lourd de menaces d’un instrumental qui se déroule en douceur et sûr de sa force, mené par la guitare de Maxime Delpierre. La voix d’Elise Caron chantant/récitant un air dont le refrain dit « J’aime…al à la tête », repris par un chœur mixte et souplement lancinant (T2P, Jeanne Added). Thomas de Pourquery, chante, joue du soprano, invite ses amis, se garde d’envahir tout l’espace et distribue les rôles avec sa générosité génétiquement autogérée. Il affiche son amour du son, du chant, du fun… ça, oui. Bref, les Beautiful Freaks… c’est Chic ! T2P termine ici sa résidence de trois ans à Coutances. Une chose est sure : il sera dur de le remplacer et son successeur devra se coltiner à une barre haute, en Basse-Normandie. « Au suivant ! »

Thierry Quénum

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Jazz sous les Pommiers, 33° édition. Coutances, Manche, 30/05.

Revenir de Granville à Coutances en fin d’après-midi — avec le soleil revenu, difficile de résister à l’appel de la mer ! — pour écouter la carte blanche confiée à Emile Parisien et intitulée « Emile & Friends » sur le programme (mais j’eusse préféré « Emile à la barre », plus maritime, ou « Emilology », plus ornettien) serait un vrai plaisir sans les touristes qui traînent sur les départementales et les tracteurs qui y sont chez eux. Mais si les uns glandent alors que les autres bossent, le statut imprécis du critique de jazz in partibus ne lui permet guère de la ramener. Il patiente, donc, ronge le frein de sa voiture de location, et arrive… presque à l’heure.

Emile & Friends : Emile Parisien (ss), Vincent Peirani (acc), Jean-Paul Celea (b), Wolfgang Reisinger (dm), Daniel Humair (dm), Jérôme Regard (b) ; Médéric Collignon et le Jus de Bocse : Médéric Collignon (ct, voc), Yvan Robillard (claviers), Emmanuel Harang (elb), Philippe Gleizes (dm) + strings ; Anouar Brahem (oud), Klaus Gesing (bcl), Björn Meyer (elb), Khaled Yassine (perc) ; Thomas de Pourquery & « Beautiful Freaks » : T2P + plenty.

Le duo Peirani-Parisien, de toute façon, il connaît bien : c’est nouveau, c’est ludique et profond, virtuose et complice, bref excellent et on se lasse presque de tresser des louanges à ces deux trentenaires par trop terrassants. N’empêche qu’ils vous piègent à tout coup, ces brigands. Le trio de Jean-Paul Celea, c’est autre chose : Parisien y est le jeunot placé en première ligne, histoire de montrer ce qu’il a dans… et il a, pardi ! les deux autres sont des monstres, des purs sangs de leurs instrument. Enumérer le pedigree de Celea fait froid dans le dos (et chaud au cœur : vous m’arrachez les mots de la bouche !). Quant à Wolfgang Reisinger, à la batterie c’est la terreur. Les proposer ensemble sera un des titres de gloire de JSLP. Pensez : près d’un an que ce trio de “tueurs” patibulaires et enchanteurs n’avait pas joué sa version puissante et habitée de la musique d’Ornette Coleman. Pourquoi ? Va savoir : dans un monde où les yeux hypertrophiés par la crétinerie télévisuelle et le culte de l’image dictent leur loi aux oreilles raffinées et jazzophiles, tout peut arriver ! Vous croyiez connaître le quartet de Daniel Humair comme le fond de votre foutue poche, et voilà qu’au détour d’une carte blanche à Emile Parisien à Coutances, Manche, vous vous rendez soudain compte que le batteur et ses trois jeunes acolytes vous ont retourné le pantalon, vidé les fouilles, et que vous voilà ébahi, en caleçon, ému comme une jeune vierge. Décidément, il faut que ces quatre diables en aient dans leur besace commune pour réussir, en se retrouvant ponctuellement, à atteindre un tel niveau d’intensité et de musicalité réunies. Chacun va son chemin les trois quart du temps, musarde, mûrit (pour les plus jeunes) se bonifie (pour le “vénérable ancêtre”), et quand ils remettent leurs forces en commun, au fond d’un auditorium, au coin d’un théâtre, au carrefour d’un festival… ils vous détroussent en douceur, ne vous laissant que quelques airs et une poignée de rythmes gravés à même la peau. Bandits ! Chenapans ! Musiciens, va !

A Coutances, quand on fait le plein, on fait le plein ! Et quasiment tous les concerts de cette 33° édition affichaient complet. Mais pour Médéric Collignon on peut parler d’archi-complet puisque le pauvre chroniqueur, aimablement refoulé à toutes les entrées du Théâtre (à Jazz sous les Pommiers, la priorité absolue est donnée aux spectateurs payants, ce qui est tout à l’honneur du festival normand) dut se faufiler par une porte dérobée jusqu’à l’arrière-scène, d’où la vue sur les dos de l’ensemble à cordes était — reconnaissons-le — optimale. Mais c’est le son qui compte, non ? Et avec Médo on n’est jamais en manque de ça. Tenez, cet hommage à Steve Reich qui démarre dans le frottement des archets sur le timbre du cornet, tandis que le Rhodes égrène les arpèges répétitifs typiques du compositeur minimaliste. Puis tout bascule dans un brouet binaire où la voix du souffleur relaie sa trompinette. “Médo la synthèse ”, c’est ce qu’il est. Toujours au croisement des musiques qu’il aime (King Crimson succèdera à Reich, puis Miles…) et de celles qu’il crée, ouvrant les portes ou bouclant les boucles, à l’arrache, mais le cerveau branché en permanence et le palpitant toujours en embuscade. Médo, quoi !

Passer de Médéric Collignon à Anouar Brahem, c’est un peu comme quitter un dojo de kung fu pour une salle de méditation soufie. Mais dans les deux cas c’est la même concentration à l’œuvre, la même maîtrise du corps musicien et de l’instrument. Avant d’aborder les délires annoncés de Thomas de Pourquery & friends, le petit cénacle modal et mélodieux du oudiste tunisien était sans doute le meilleur intermède possible… après le silence, bien sûr, comme le proclame le label ECM qui accueille régulièrement ses enregistrements. Autour de minuit, retour au Magic Mirrors, bourré comme un métro parisien. T2P officie, et plutôt bien entouré : gardes du corps et go-go girls (je rigole!) pour chanter, faire danser et vibrer. Du son et de la sueur (à défaut de sang et de larmes). On n’énumèrera pas tout le monde et on (je) ne restera(i) pas jusqu’à la fin : mer, campagne et soleil toute l’après-midi, ça vous vide un citadin. Quelques impression quand même : ce son très rock, dense et lourd de menaces d’un instrumental qui se déroule en douceur et sûr de sa force, mené par la guitare de Maxime Delpierre. La voix d’Elise Caron chantant/récitant un air dont le refrain dit « J’aime…al à la tête », repris par un chœur mixte et souplement lancinant (T2P, Jeanne Added). Thomas de Pourquery, chante, joue du soprano, invite ses amis, se garde d’envahir tout l’espace et distribue les rôles avec sa générosité génétiquement autogérée. Il affiche son amour du son, du chant, du fun… ça, oui. Bref, les Beautiful Freaks… c’est Chic ! T2P termine ici sa résidence de trois ans à Coutances. Une chose est sure : il sera dur de le remplacer et son successeur devra se coltiner à une barre haute, en Basse-Normandie. « Au suivant ! »

Thierry Quénum

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Jazz sous les Pommiers, 33° édition. Coutances, Manche, 30/05.

Revenir de Granville à Coutances en fin d’après-midi — avec le soleil revenu, difficile de résister à l’appel de la mer ! — pour écouter la carte blanche confiée à Emile Parisien et intitulée « Emile & Friends » sur le programme (mais j’eusse préféré « Emile à la barre », plus maritime, ou « Emilology », plus ornettien) serait un vrai plaisir sans les touristes qui traînent sur les départementales et les tracteurs qui y sont chez eux. Mais si les uns glandent alors que les autres bossent, le statut imprécis du critique de jazz in partibus ne lui permet guère de la ramener. Il patiente, donc, ronge le frein de sa voiture de location, et arrive… presque à l’heure.

Emile & Friends : Emile Parisien (ss), Vincent Peirani (acc), Jean-Paul Celea (b), Wolfgang Reisinger (dm), Daniel Humair (dm), Jérôme Regard (b) ; Médéric Collignon et le Jus de Bocse : Médéric Collignon (ct, voc), Yvan Robillard (claviers), Emmanuel Harang (elb), Philippe Gleizes (dm) + strings ; Anouar Brahem (oud), Klaus Gesing (bcl), Björn Meyer (elb), Khaled Yassine (perc) ; Thomas de Pourquery & « Beautiful Freaks » : T2P + plenty.

Le duo Peirani-Parisien, de toute façon, il connaît bien : c’est nouveau, c’est ludique et profond, virtuose et complice, bref excellent et on se lasse presque de tresser des louanges à ces deux trentenaires par trop terrassants. N’empêche qu’ils vous piègent à tout coup, ces brigands. Le trio de Jean-Paul Celea, c’est autre chose : Parisien y est le jeunot placé en première ligne, histoire de montrer ce qu’il a dans… et il a, pardi ! les deux autres sont des monstres, des purs sangs de leurs instrument. Enumérer le pedigree de Celea fait froid dans le dos (et chaud au cœur : vous m’arrachez les mots de la bouche !). Quant à Wolfgang Reisinger, à la batterie c’est la terreur. Les proposer ensemble sera un des titres de gloire de JSLP. Pensez : près d’un an que ce trio de “tueurs” patibulaires et enchanteurs n’avait pas joué sa version puissante et habitée de la musique d’Ornette Coleman. Pourquoi ? Va savoir : dans un monde où les yeux hypertrophiés par la crétinerie télévisuelle et le culte de l’image dictent leur loi aux oreilles raffinées et jazzophiles, tout peut arriver ! Vous croyiez connaître le quartet de Daniel Humair comme le fond de votre foutue poche, et voilà qu’au détour d’une carte blanche à Emile Parisien à Coutances, Manche, vous vous rendez soudain compte que le batteur et ses trois jeunes acolytes vous ont retourné le pantalon, vidé les fouilles, et que vous voilà ébahi, en caleçon, ému comme une jeune vierge. Décidément, il faut que ces quatre diables en aient dans leur besace commune pour réussir, en se retrouvant ponctuellement, à atteindre un tel niveau d’intensité et de musicalité réunies. Chacun va son chemin les trois quart du temps, musarde, mûrit (pour les plus jeunes) se bonifie (pour le “vénérable ancêtre”), et quand ils remettent leurs forces en commun, au fond d’un auditorium, au coin d’un théâtre, au carrefour d’un festival… ils vous détroussent en douceur, ne vous laissant que quelques airs et une poignée de rythmes gravés à même la peau. Bandits ! Chenapans ! Musiciens, va !

A Coutances, quand on fait le plein, on fait le plein ! Et quasiment tous les concerts de cette 33° édition affichaient complet. Mais pour Médéric Collignon on peut parler d’archi-complet puisque le pauvre chroniqueur, aimablement refoulé à toutes les entrées du Théâtre (à Jazz sous les Pommiers, la priorité absolue est donnée aux spectateurs payants, ce qui est tout à l’honneur du festival normand) dut se faufiler par une porte dérobée jusqu’à l’arrière-scène, d’où la vue sur les dos de l’ensemble à cordes était — reconnaissons-le — optimale. Mais c’est le son qui compte, non ? Et avec Médo on n’est jamais en manque de ça. Tenez, cet hommage à Steve Reich qui démarre dans le frottement des archets sur le timbre du cornet, tandis que le Rhodes égrène les arpèges répétitifs typiques du compositeur minimaliste. Puis tout bascule dans un brouet binaire où la voix du souffleur relaie sa trompinette. “Médo la synthèse ”, c’est ce qu’il est. Toujours au croisement des musiques qu’il aime (King Crimson succèdera à Reich, puis Miles…) et de celles qu’il crée, ouvrant les portes ou bouclant les boucles, à l’arrache, mais le cerveau branché en permanence et le palpitant toujours en embuscade. Médo, quoi !

Passer de Médéric Collignon à Anouar Brahem, c’est un peu comme quitter un dojo de kung fu pour une salle de méditation soufie. Mais dans les deux cas c’est la même concentration à l’œuvre, la même maîtrise du corps musicien et de l’instrument. Avant d’aborder les délires annoncés de Thomas de Pourquery & friends, le petit cénacle modal et mélodieux du oudiste tunisien était sans doute le meilleur intermède possible… après le silence, bien sûr, comme le proclame le label ECM qui accueille régulièrement ses enregistrements. Autour de minuit, retour au Magic Mirrors, bourré comme un métro parisien. T2P officie, et plutôt bien entouré : gardes du corps et go-go girls (je rigole!) pour chanter, faire danser et vibrer. Du son et de la sueur (à défaut de sang et de larmes). On n’énumèrera pas tout le monde et on (je) ne restera(i) pas jusqu’à la fin : mer, campagne et soleil toute l’après-midi, ça vous vide un citadin. Quelques impression quand même : ce son très rock, dense et lourd de menaces d’un instrumental qui se déroule en douceur et sûr de sa force, mené par la guitare de Maxime Delpierre. La voix d’Elise Caron chantant/récitant un air dont le refrain dit « J’aime…al à la tête », repris par un chœur mixte et souplement lancinant (T2P, Jeanne Added). Thomas de Pourquery, chante, joue du soprano, invite ses amis, se garde d’envahir tout l’espace et distribue les rôles avec sa générosité génétiquement autogérée. Il affiche son amour du son, du chant, du fun… ça, oui. Bref, les Beautiful Freaks… c’est Chic ! T2P termine ici sa résidence de trois ans à Coutances. Une chose est sure : il sera dur de le remplacer et son successeur devra se coltiner à une barre haute, en Basse-Normandie. « Au suivant ! »

Thierry Quénum

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Jazz sous les Pommiers, 33° édition. Coutances, Manche, 30/05.

Revenir de Granville à Coutances en fin d’après-midi — avec le soleil revenu, difficile de résister à l’appel de la mer ! — pour écouter la carte blanche confiée à Emile Parisien et intitulée « Emile & Friends » sur le programme (mais j’eusse préféré « Emile à la barre », plus maritime, ou « Emilology », plus ornettien) serait un vrai plaisir sans les touristes qui traînent sur les départementales et les tracteurs qui y sont chez eux. Mais si les uns glandent alors que les autres bossent, le statut imprécis du critique de jazz in partibus ne lui permet guère de la ramener. Il patiente, donc, ronge le frein de sa voiture de location, et arrive… presque à l’heure.

Emile & Friends : Emile Parisien (ss), Vincent Peirani (acc), Jean-Paul Celea (b), Wolfgang Reisinger (dm), Daniel Humair (dm), Jérôme Regard (b) ; Médéric Collignon et le Jus de Bocse : Médéric Collignon (ct, voc), Yvan Robillard (claviers), Emmanuel Harang (elb), Philippe Gleizes (dm) + strings ; Anouar Brahem (oud), Klaus Gesing (bcl), Björn Meyer (elb), Khaled Yassine (perc) ; Thomas de Pourquery & « Beautiful Freaks » : T2P + plenty.

Le duo Peirani-Parisien, de toute façon, il connaît bien : c’est nouveau, c’est ludique et profond, virtuose et complice, bref excellent et on se lasse presque de tresser des louanges à ces deux trentenaires par trop terrassants. N’empêche qu’ils vous piègent à tout coup, ces brigands. Le trio de Jean-Paul Celea, c’est autre chose : Parisien y est le jeunot placé en première ligne, histoire de montrer ce qu’il a dans… et il a, pardi ! les deux autres sont des monstres, des purs sangs de leurs instrument. Enumérer le pedigree de Celea fait froid dans le dos (et chaud au cœur : vous m’arrachez les mots de la bouche !). Quant à Wolfgang Reisinger, à la batterie c’est la terreur. Les proposer ensemble sera un des titres de gloire de JSLP. Pensez : près d’un an que ce trio de “tueurs” patibulaires et enchanteurs n’avait pas joué sa version puissante et habitée de la musique d’Ornette Coleman. Pourquoi ? Va savoir : dans un monde où les yeux hypertrophiés par la crétinerie télévisuelle et le culte de l’image dictent leur loi aux oreilles raffinées et jazzophiles, tout peut arriver ! Vous croyiez connaître le quartet de Daniel Humair comme le fond de votre foutue poche, et voilà qu’au détour d’une carte blanche à Emile Parisien à Coutances, Manche, vous vous rendez soudain compte que le batteur et ses trois jeunes acolytes vous ont retourné le pantalon, vidé les fouilles, et que vous voilà ébahi, en caleçon, ému comme une jeune vierge. Décidément, il faut que ces quatre diables en aient dans leur besace commune pour réussir, en se retrouvant ponctuellement, à atteindre un tel niveau d’intensité et de musicalité réunies. Chacun va son chemin les trois quart du temps, musarde, mûrit (pour les plus jeunes) se bonifie (pour le “vénérable ancêtre”), et quand ils remettent leurs forces en commun, au fond d’un auditorium, au coin d’un théâtre, au carrefour d’un festival… ils vous détroussent en douceur, ne vous laissant que quelques airs et une poignée de rythmes gravés à même la peau. Bandits ! Chenapans ! Musiciens, va !

A Coutances, quand on fait le plein, on fait le plein ! Et quasiment tous les concerts de cette 33° édition affichaient complet. Mais pour Médéric Collignon on peut parler d’archi-complet puisque le pauvre chroniqueur, aimablement refoulé à toutes les entrées du Théâtre (à Jazz sous les Pommiers, la priorité absolue est donnée aux spectateurs payants, ce qui est tout à l’honneur du festival normand) dut se faufiler par une porte dérobée jusqu’à l’arrière-scène, d’où la vue sur les dos de l’ensemble à cordes était — reconnaissons-le — optimale. Mais c’est le son qui compte, non ? Et avec Médo on n’est jamais en manque de ça. Tenez, cet hommage à Steve Reich qui démarre dans le frottement des archets sur le timbre du cornet, tandis que le Rhodes égrène les arpèges répétitifs typiques du compositeur minimaliste. Puis tout bascule dans un brouet binaire où la voix du souffleur relaie sa trompinette. “Médo la synthèse ”, c’est ce qu’il est. Toujours au croisement des musiques qu’il aime (King Crimson succèdera à Reich, puis Miles…) et de celles qu’il crée, ouvrant les portes ou bouclant les boucles, à l’arrache, mais le cerveau branché en permanence et le palpitant toujours en embuscade. Médo, quoi !

Passer de Médéric Collignon à Anouar Brahem, c’est un peu comme quitter un dojo de kung fu pour une salle de méditation soufie. Mais dans les deux cas c’est la même concentration à l’œuvre, la même maîtrise du corps musicien et de l’instrument. Avant d’aborder les délires annoncés de Thomas de Pourquery & friends, le petit cénacle modal et mélodieux du oudiste tunisien était sans doute le meilleur intermède possible… après le silence, bien sûr, comme le proclame le label ECM qui accueille régulièrement ses enregistrements. Autour de minuit, retour au Magic Mirrors, bourré comme un métro parisien. T2P officie, et plutôt bien entouré : gardes du corps et go-go girls (je rigole!) pour chanter, faire danser et vibrer. Du son et de la sueur (à défaut de sang et de larmes). On n’énumèrera pas tout le monde et on (je) ne restera(i) pas jusqu’à la fin : mer, campagne et soleil toute l’après-midi, ça vous vide un citadin. Quelques impression quand même : ce son très rock, dense et lourd de menaces d’un instrumental qui se déroule en douceur et sûr de sa force, mené par la guitare de Maxime Delpierre. La voix d’Elise Caron chantant/récitant un air dont le refrain dit « J’aime…al à la tête », repris par un chœur mixte et souplement lancinant (T2P, Jeanne Added). Thomas de Pourquery, chante, joue du soprano, invite ses amis, se garde d’envahir tout l’espace et distribue les rôles avec sa générosité génétiquement autogérée. Il affiche son amour du son, du chant, du fun… ça, oui. Bref, les Beautiful Freaks… c’est Chic ! T2P termine ici sa résidence de trois ans à Coutances. Une chose est sure : il sera dur de le remplacer et son successeur devra se coltiner à une barre haute, en Basse-Normandie. « Au suivant ! »

Thierry Quénum