Jazz live
Publié le 27 Juin 2019

JazzAscona, 2. Du rock à gogo et Leroy couronné

Une caractéristique de ce festival, qui n’est pas le moindre de ses attraits, c’est que la musique est partout, tout au long de la journée. Pas seulement sur les scènes disséminées le long du Lac Majeur, mais aux terrasses des cafés et des restaurants, sur les places, dans les arrière-cours. Le bourg tout entier baigne dans la musique. Le jazz sourd, en quelque sorte, des vieilles pierres – si j’ose utiliser un vocable qui évoque des troubles d’audition et pourrait, dans un tel contexte, prêter à équivoque, la surdité n’étant guère de mise. Il ne surprendra que ceux qui ignorent l’existence du vieux verbe « sourdre », surgir, émaner…

Trêve de digression. Ce qui est sûr, c’est qu’il est difficile d’arpenter les ruelles de la cité sans être happé au passage par un solo de piano ou de trompette. Suprises heureuses, le plus souvent. Ainsi, le 24, aux abords du stage Pontile, un chorus de guitare sur Bye Bye Blackbird m’a soudain détourné de ma route.

David Blenkhorn & David Torkanowsky Band

New CD Presentation

David Blenkhorn (g, voc), David Torkanowsky (p), Victor Nyberg (b), Andreas Svendson (dm)

Stage Al Pontile, 24 juin.

Le guitariste vient de sortir sous son nom un album, « Mother Earth » , qu’il est venu présenter à un public qui le connaît bien, car c’est un habitué des lieux. Il a, durant des lustres, animé, avec La Section Rythmique, les jam sessions after hours. Ses qualités, éprouvées auprès d’artites aussi différents que Lee Konitz, Evan Christopher ou Cécile McLorin-Salvant,  sont bien connues : rigueur du tempo, virtuosité, sens du swing. Autant d’atouts mis en valeur par sa collaboration avec David Torkanowsky, l’un des pianistes les plus sollicités de La Nouvelle-Orléans. A juste titre, si on en juge par le brio qu’il déploie ce soir et par l’éclectisme dont il a fait preuve en quelque quarante ans de carrière. Fondateur du célèbre groupe punk The Meters, il a par la suite collaboré avec Nat Adderley ou Dianne Reeves, entre autres. Il est ici flanqué pour la première fois de deux jeunes musiciens scandinaves au talent prometteur.

Le quartette ainsi constitué tourne rond grâce à la qualité des deux solistes. A leur émulation réciproque et à leur complémentarité. Toutes les vertus d’un jazz fondé sur le swing et sur la fraîcheur d’inspiration se trouvent ainsi exaltées. Ainsi, du reste, que la probité de musiciens qui ne cherchent pas à « faire du neuf » à tout prix, mais exploitent un héritage dont ils ont su faire leurs les vertus cardinales.

Le même soir, mais au Stage Elvezia, un autre groupe remportait, lui aussi, un grand succès dans un style, il est vrai, fort différent.

Cat Lee King & The Mint

Cat Lee King (p, voc), Mathieu Luszpinski (ts), Stéphane Barral (b), Simon Boyer (dm).

Stage Elvezia, 24 juin.

Il suffit de fermer les yeux pour se trouver transporté plusieurs décennies en arrière. A la grande époque du rhythm’n’blues triomphant et de ses divers avatars, dont le rock’n’roll déferlant sur le monde entier avec le film Asphalt Jungle (1954) et le succès planétaire de son générique Round Around the Clock, interprété par Bill Haley et ses Comets. Il n’y a pas lieu de débattre ici sur la qualité ou l’authenticité d’une musique dont certains déplorent l’abâtardissement par rapport à la tradition de la Great Black Music américaine. Sans doute le rock’n’roll a-t-il engendré le pire et le meilleur. Ce qui est certain, c’est que, phénix renaissant toujours de ses cendres, le rhythm’n’blues a permis l’éclosion de musiciens de la trempe de Fats Domino, de Dave Bartholomew (qui vient de disparaître ces jours-ci à plus de cent ans) ou d’Allen Toussaint, auquel fait penser, par instants, Cat Lee King. Un pianiste allemand habile à mêler le blues de Chicago et celui des bayous avec la country,  l’influence de Ray Charles et celle de B.B. King. Une voix expressive, un jeu de piano délié, un toucher percussif.

Ses partenaires, en particulier Mathieu Luszpinski, ténor « charnu » dans la tradition des Arnett Cobb et autres Illinois Jacquet, font preuve d’une belle cohésion et d’une énergie qui reste leur caractéristique commune. Rien de sophistiqué, l’utilisation pléthorique de riffs, des arrangements réduits au minimum et visant avant tout à l’efficacité. Telle est la tendance dominante de cette trente-cinquième édition. Le concert donné le lendemain par Sax Gordon devait le confirmer sans la moindre ambiguïté.

Sax Gordon

Sax Gordon (ts, voc),Cédric Legoff (p), Nico Duportal (g), Max Genouel (b), Fabrice Bessouat (dm).

Stage New Orleans, 25 juin.

Encore un quartette homogène, dominé toutefois par la forte personnalité du leader. Un saxophoniste doté d’une technique éblouissante. Un style résolument expressionniste qui le situe dans la lignée d’un Louis Jordan ou d’un Sam « The Man » Taylor. Un showman irrésistible dont le moins qu’on en puisse dire est qu’il ne fait pas dans la dentelle, mais témoigne d’une redoutable efficacité.

L’inspiration du groupe rejoint celle de Cat Lee King, mais il serait hasardeux de risquer une comparaison entre les deux formations. Une esthétique commune, certes, des références identiques, mais un raffinement qu’on chercherait en vain ce soir – même si, suprême pirouette, le saxophoniste parvient à glisser dans un de ses soli quelques mesures de la Lettre à Elise. Un parti pris de paroxysme constant, de véhémence qui finit par lasser. Passé le premier moment de curiosité (et d’intérêt, il faut le reconnaître) l’ennui finit par l’emporter devant les effets inlassablement répétés. Telles sont, sans doute, les limites d’une musique dont les séductions s’épuisent assez vite.

Il n’était donc que temps de changer de registre. Ce fut chose faite avec Leroy Jones qui devait, comme l’avant-veille Othella Dallas, recevoir à son tour un Ascona Jazz Award.

 Leroy Jones & The Ully Wunner Band

Leroy Jones (tp, voc), Ulli Wunner (cl, as), Tom Kincaid (p), Karel Algoed (b), Frederic Van Den Bergh (dm).

Stage New Orleans, 25 juin.

Après la déferlante Sax Gordon, on aborde à des rivages plus sereins avec l’orchestre Ulli Wunner qui accueille le trompettiste et chanteur Leroy Jones, tout droit issu de La Nouvelle-Orléans. Il s’est produit à Ascona à plusieurs reprises, dans des contextes divers, et le trophée qui lui est attribué récompense une carrière exemplaire. Il est, avec Wendell Brunious, l’une des figures de proue du renouveau de la trompette et son style, volontiers volubile, se démarque assez nettement de celui d’un Wynton Marsalis. Quant à sa voix, expressive, nuancée, elle imprime aux standards qu’il se plaît à interpréter des inflexions personnelles qui le rendent immédiatement reconnaissable

Au menu, des classiques de La Nouvelle-Orléans (When You’re Smiling, What a Wonderful World d’Armastrong, des blues et des ballades). Il y fait preuve d’une vraie sensibilité, même si son apparente impassibilité contraste avec l’exubérance de mise précédemment. Ulli Wunner, à la clarinette et à l’alto,  et son quartette jouent parfaitement dans l’esprit du style New Orleans, chacun prenant son chorus dans un ordre immuable. D’où vient que tout cela, pourtant si bien réglé, finit par susciter l’ennui ? Sans doute le manque de passion, l’absence d’imprévu, de ce petit grain de folie qui suffirait à mettre le feu aux poudres font-ils ici défaut.

« Je me sens ici comme chez moi, assure Leroy Jones. C’est un coin de paradis ». Remise de la rituelle statuette. Accolades. Hommage rendu au lauréat par la fanfare formée de musiciens du New Orleans Jazz Orchestra, Ainsi s’est achevée une journée caniculaire. Torride, dans tous les sens du terme.

Jacques Aboucaya