Jazz live
Publié le 12 Nov 2025

Jazzdor 40 – Kris Davis Trio & Sylvaine Hélary ONJ

En faisant se succéder sur la grande scène de la Cité de la musique & de la danse de Strasbourg la Canadienne Kris Davis à la tête de son nouveau trio et la Française Sylvaine Hélary pour son premier projet aux commandes de l’ONJ consacré au répertoire de la grande Carla Bley, le festival Jazzdor célèbre en beauté l’irrésistible avénement au premier plan d’une génération dorée de jeunes musiciennes.

KRIS DAVIS TRIO

Kris Davis (piano) | Robert Hurst (contrebasse) | Johnathan Blake (batterie)

C’est auréolée de la reconnaissance du magazine américain DownBeat qui lors de son dernier palmarès en date l’a élue “Pianiste de l’année”, que la Canadienne Kris Davis, fer de lance depuis quelque 20 ans de la petite scène avant-gardiste new-yorkaise aux côtés d’artistes comme Ingrid Laubrock, Tom Rainey, Mary Halvorson ou Tyswhan Sorey, s’est présentée sur scène en cette fin d’après-midi dominicale à la tête de son nouveau trio. Loin des formes flottantes et abstraites proposées ces dernières années en compagnie du contrebassiste Stephan Crump et du batteur Eric McPherson au sein du trio collectif Borderlands, Kris Davis, entourée ici de son compagnon de longue date Johnattan Blake à la batterie et, plus surprenant, de l’élégantissime et très groovy contrebassiste Robert Husrt (partenaire historique des frères Marsalis durant les années 80/90), a développé durant une heure de grande intensité, une conception du trio très  arrangée, à la fois profondément ancrée dans la tradition proprement afro-américaine du jazz par son sens du groove et de l’interplay et rigoureusement tenue dans des cadres formels d’une grande sophistication. Déclinant de façon virtuose en un kaléidoscope de séquences rythmiques vertigineusement enchâssées une musique à la fois organique et fondamentalement formaliste, Kris Davis, redistribuant constamment le centre de gravité de sa formation, a démontré tout du long sa parfaite maîtrise des dynamiques collectives propres au trio. Laissant beaucoup de liberté et de latitude à la contrebasse à la fois fluide et puissamment charpentée de Robert Hurst, pour privilégier le plus souvent l’axe de son dialogue avec un Johnattan Blake époustouflant de swing, de précision et de facilité, la pianiste a impressionné par la complexité de son phrasé admirablement articulé et subtilement discontinu participant de l’élaboration globale du son d’ensemble sans jamais chercher à prendre le lead. Peut-être peut-on simplement regretter parfois qu’à privilégier ainsi la maîtrise de la forme au détriment de l’expression individuelle la musique ne déborde que rarement de ses cadres, mais la hauteur de conception et la virtuosité avec laquelle Kris Davis aborde ici l’exercice de style du trio ne peut que susciter l’admiration et emporter l’adhésion. `

ORCHESTRE NATIONAL DE JAZZ
AVEC CARLA    

Sylvaine Hélary direction artistique, flûtes traversières, chant, conception, arrangements | Rémi Sciuto saxophones alto, soprano et baryton, flûtes traversières, clarinette, chant, arrangements | Léa Ciechelski saxophones alto et soprano, flûte traversière | Hugues Mayot saxophone ténor, clarinette | Sylvain Bardiau trompette | Quentin Ghomari trompette | Jessica Simon trombone | Cor Mathilde Fèvre | Fanny Météoier tuba | Laure Franz violon | Anne Le Pape violon | Guillaume Roy alto | Juliette Serrad violoncelle | Piano Antonin Rayon, orgue Hammond | Vibraphone Illya Amar, percussions | Sébastien Boisseau contrebasse | Franck Vaillant batterie

Faut-il l’avouer ? C’est avec une curiosité mêlée de quelque a priori sinon négatifs au moins dubitatifs que je partais à la découverte du programme que la flûtiste et compositrice Sylvaine Hélary, pour inaugurer son mandat à la tête de l’ONJ, a curieusement choisi de consacrer au répertoire de l’iconique Carla Bley. Était-ce excès de prudence ou marque d’humilité que de se mettre ainsi en retrait en prenant non seulement pour matière les compositions d’une autre mais en déléguant la quasi-totalité des arrangements du programme au saxophoniste Rémi Sciuto ? Où allait bien pouvoir s’exprimer dans ce contexte ultra-référencé la signature orchestrale d’une musicienne qui nous avait tant séduit ces dernières années, à la tête notamment de son Orchestre Incandescent, par sa façon toute personnelle de jeter des ponts inédits entre jazz, domaine contemporain, New Music et rock progressif ? Si pour l’essentiel ces questions demeurent ouvertes ­— le programme, au-delà de ses qualités intrinsèques indéniables, ne reflétant que très lointainement les enjeux esthétiques développés par la flûtiste dans ses projets antérieurs — le concert nous aura au moins rassuré sur la qualité et la cohésion du groupe de musiciens et de musiciennes réuni au sein de ce nouvel ONJ et comblé par la richesse et la diversité d’approche de l’œuvre de Carla Bley proposées par les arrangements très inspirés de Sciuto. Plongeant résolument dans le vaste répertoire de la compositrice américaine pour en décliner toutes les dimensions (de la ritournelle sarcastique payant sa dette à Hans Eisler ou Nino Rota au choral luthérien revisité en passant par le jazz dans tous ses états) Sylvaine Hélary et sa formation, explorant toutes les nuances d’une palette sonore extrêmement variée, ont multiplié les perspectives au gré d’arrangements volontiers baroques — expérimentant des alliages de couleurs et de textures audacieux,  jouant d’effets de zooms virtuoses pour isoler de façon très scénographiée des petites cellules d’instruments ou mettre en avant des interventions solistes de haut vol (Quentin Ghomari, Hugues Mayot) et animant au final de façon très personnelle  et cohérente cet univers hybride et protéiforme décidément inclassable. Si avec ce programme séduisant Sylvaine Hélary affirme incontestablement son leadership en actant la naissance d’un orchestre à son image (ouvert, généreux, inventif), on attend désormais la suite avec impatience pour entendre la compositrice et l’arrangeuse s’emparer définitivement de ce formidable outil pour donner corps à sa propre musique.

Stéphane Ollivier