Jazzdor Strasbourg-Berlin-Dresden (1)
Berlin, 15e édition du 6 au 11 juin 2023
Pendant quatre jours, dans un seul et même lieu, le Kesselhaus, ancienne brasserie à bière, se sont tenus onze concerts, aux esthétiques diverses, créatives et engagées, « ni consensuelles ni radicales » selon le programme. Pour ce rapporteur comme pour le public, ce fut l’occasion de découvertes, confirmations et retrouvailles.
Dirigé par Philippe Ochem depuis 1986, Jazzdor Strasbourg s’exporte à Berlin pour la 17e année (et la 15e édition, moins deux en 2020-21 pour des raisons faciles à deviner). Un festival voyageur et créateur de rencontres, autour de la scène française, européenne et au-delà. Les artistes présents revendiquent l’influence des musiques baroque, classique, minimaliste, préhistorique (Ostrakinda!), traditionnelles, pop, rock, musiques pour le cinéma, autant que celle du jazz.
Au menu, premières en Allemagne, concerts de sortie de disque, répertoires annonçant de futures parutions, créations et récréations. Un jazz peu inféodé aux formats consacrés, qui ne copie rien ni personne, choisit ses sources d’inspiration et en tire des schèmes singuliers, largement émancipés de l’ascendant de l’oncle Sam. Entre Budapest en mars dernier (lire les reportages de Franck Bergerot sur ce site) et Dresde (dans la foulée de la présente édition), point d’étape à Berlin.
Première soirée : 4tet et 5tet + 1
Le sigle O.U.R.S. – Clément Janinet (vln, elg, comp), Hugues Mayot (ts, bcl), Joachim Florent (b), Emmanuel Scarpa (dm, vib) – ne désigne aucun plantigrade mais signifie Ornette Under the Repetitive Skies, et résume bien le projet initial de Janinet. L’ont ici inspiré Steve Reich, Terry Riley, Philip Glass, John Adams, chantres du minimalisme, et Ornette Coleman, dont on entend cependant moins de traces dans le répertoire présenté ce soir. Au bout de trois albums, le nom est demeuré, et englobe en réalité la nébuleuse free jazz dans son ensemble. On ne va pas s’en plaindre, à l’écoute d’une reprise réaménagée d’Alice Coltrane, ou quand le ténor d’Hugues Mayot évoque les volutes d’un Pharoah Sanders, dans sa version la plus feutrée. Quant aux musiques répétitives, elles n’englobent pas seulement les américains cités plus haut mais aussi les héritages de formes traditionnelles africaines ou de nos terroirs. Les agencements finauds, tels des mobiles superposés, produisent un effet d’envoûtement et de vertige. Le violon déploie un jeu continu, favorisant la transe. A une pièce d’inspiration médiévale, en succède une autre aux motifs rotatifs, sur lesquels le batteur propose des inserts de rythmes urbains en décalage, nous faisant douter de notre perception. Janinet joue également de la mandoline électrique, légèrement saturée et résonante, produisant un effet de flottement, d’errance crépusculaire, comme on peut en trouver sur le catalogue ECM. Le projet est original, la finition aboutie, l’exécution irréprochable. L’expressivité est cadrée et l’on sent une certaine retenue là où, s’il faut émettre une réserve, j’aurais aimé davantage de lâcher-prise, d’incartades et montées vers le firmament, même au prix d’une moindre perfection formelle. Depuis la salle, la sonorisation est parfaite, chaque instrument audible, découpé, équilibré dans le mix. Il semble qu’un souci de retours sur la scène a cependant freiné le quartet dans ses élans, induisant cette modération. Une contrainte probablement résolue à Dresde, où l’O.U.R.S. se produit dans le contexte d’un club de jazz, quelques jours plus tard.
Au gré des soirées, on découvre que la plupart des musiciens se connaissent, ont joué ensemble, se sont remplacés parfois, sont passés par l’ONJ ou ont été publiés sur les mêmes labels (Jazzdor et BMC, mais aussi Ayler Records) et collaborent selon une multitude de configurations.
« Six Migrant Pieces » : cet « éloge de la bienveillance » d’inspiration humanitaire est mené par Christophe Monniot (s) qui a réuni un groupe en empathie pour mener à bien ses idées : Aymeric Avice (tp), Jozef Dumoulin (p, cla), Bruno Chevillon (b), Franck Vaillant (dm), avec Nguyen Lê (elg) en invité. A chacune de ses interventions, ce dernier élève le niveau déjà considérable du dynamisme de l’ensemble. On savoure les unissons et interactions d’Avice et Monniot, tandis qu’une basse inflexible (discrète depuis la salle) et un batteur prépondérant apportent le combustible nécessaire : l’huile de coude comme substitut crédible aux énergies fossiles. Une séquence abstraite fait la part belle au piano électrique et nous installe dans un état de plénitude sonore, jusqu’au rappel du thème par les vents. Une impression de souplesse, d’imprévu, d’aventure se dévoile. Comme il est désormais la règle dans le jazz progressiste, les solos sont intégrés aux arrangements plutôt que s’en détachant de manière évidente, en une une meilleure correspondance entre forme et fond. L’intention de cette fusion sans clichés ni redites nous apparaît ainsi pleinement réalisée. Le lyrisme de Monniot est amplifié par ses gestes, qui semblent faire appel à un au-delà de l’instrument, une zone inaccessible à atteindre ou dépasser, l’expression d’un souhait de transcendance, qu’elle soit technique, narrative ou spirituelle. Le mélange de précision et de respirations ménagées par l’écriture impressionne. Après des dédicaces à Wayne Shorter et Leonard Bernstein, le concert s’achève sur une ballade. David Cristol
Photos : Ulla C. Binder