Jazz live
Publié le 25 Juin 2023

Jazzdor Strasbourg-Berlin-Dresden (4)

15e édition du 6 au 11 juin 2023

Dernière soirée : trio, 4tet et 6tet

Le trio d’Aki Takase (p), Louis Sclavis (cl) et Vincent Courtois (cello) se situe au croisement du (free) jazz, du domaine classique et d’autres racines encore. Une musique pleine d’événements, virages, coups d’éclats, avec un sens très sûr de la dramaturgie, une ardeur et une invention débordantes. L’essentiel des compositions semblent de la plume de la pianiste, qui assure aussi les présentations. Ses idées sans frontières lui ont inspiré une composition de « folklore imaginaire » d’inspiration irlandaise, d’une joie sans nuage. Ailleurs, son jeu décidé et tranchant fait merveille, associé aux élans indociles des cordes de Courtois et aux clarinettes alertes de Sclavis, qui aime à fréquenter les notes les plus hautes de la clarinette basse. Une musique virtuose et savante, que l’on ne peut rattacher à un genre en particulier puisque des formes aussi diverses que marquées sont abordées. Parfois cela tient de la bande originale de film, annonçant quelque mystère ou tragédie ; les deux Français ont quelque expérience en matière de musique destinée à accompagner des images, ainsi que l’illustre le récent « Finis Terrae : music for a movie by Jean Epstein » du violoncelliste. Un titre vivace semble relever du dixieland ou jazz des premiers jours, la pianiste faisant bondir les notes hors du piano, avec un Sclavis véloce : modernité de l’ancien, dimension révolutionnaire de formes non vouées à la muséification. Les thèmes offrent à chacun le matériau à des explorations conséquentes. Ce sont ensuite des balles de ping-pong qui bondissent, jetées dans le cadre du piano. Contraste toujours, avec un morceau élégiaque, nouvelle occasion de solos habités. Inattendu : une citation littérale par Takase d’un célèbre thème de Ryuichi Sakamoto, en hommage au compositeur récemment disparu. La Japonaise de Berlin se focalise sur le simple énoncé, sans ornementations, renvoyant aux interprétations tardives de Sakamoto de cette même pièce.

Le nom du projet de Naïssam Jalal (fl, nay, voc, comp), Healing Rituals est à prendre au sens littéral : musique du soin, de la guérison, du bien-être. Pour l’artiste comme pour le public. Pour ce faire, Jalal a élaboré une série de rituels et convoqué Clément Petit (cello), Claude Tchamitchian (b) et Zaza Desiderio (dm) à la cérémonie. Les collines, le vent, la Terre, la forêt, la Lune, le Soleil sont successivement célébrés. De discrètes harmoniques émanent des flûtes (dont le ney, flûte en roseau), se superposant aux notes jouées. Cette musique modale se compose d’un chant sans paroles ni consonnes, aux modulations à l’intensité parfaitement maîtrisée, utilisant la gamme naturelle, avec des percussions plus caressées que heurtées. Le violoncelle évoque par moments le guembri, à d’autres il se joint au chant. Les développements sont volontairement limités, remplacés par un désir de simplicité et d’épure. Le rituel de la Terre fait appel aux graves et dessine une face plus sombre, dans un ensemble à dominante lumineuse. Celui de la Lune débute par une introduction à la basse, qui dessine un motif lent sur laquelle vient se percher la flûte traversière. Les flûtes apparaissent comme un prolongement de la voix, et vice-versa. Le rituel du Soleil tourne autour d’une note de référence : on n’est pas loin du blues. Le public, invité à la méditation tant par la musique que par la voix douce de l’artiste lors de ses prises de parole, se tient immobile et réservé, à la surprise de l’intéressée qui donnait la veille un concert à Paris devant une salle plus remuante.

Thérapie encore, de Couple cette fois avec le 6tet de Daniel Erdmann : Daniel Erdmann (ts, comp), Hélène Duret (cl), Théo Ceccaldi (vln), Vincent Courtois (cello), Robert Lucaciu (b), Eva Klesse (dm). Idées et motifs se voient exposés, développés et étirés lors de morceaux à tiroirs qui signalent un travail collectif. Derrière l’instrumentation jazz se devine un attrait pour la pop, le rock et, décidément, une sensibilité chambriste qui aura servi de fil rouge à bon nombre de formations du festival. Erdmann a fréquenté Carmen de Bizet (avec Takase et Courtois), mais aussi Lully, Satie, Ravel et Bizet encore sur « Vive la France » de Das Kapital, et des chansonniers plus ou moins sérieux sur le même disque. On est dans cet entre-deux entre premier et second degré, ce qu’exemplifient sans doute les hommages à Louis de Funès et Romy Schneider – qui n’ont jamais partagé l’affiche ensemble et renvoient à une époque lointaine. Ces comédiens populaires seraient-ils les représentants du « couple » franco-allemand imaginé par Erdmann ? Ce dernier, sonorité de velours, se signale par une certaine distanciation au lieu de l’engagement manifeste de formations l’ayant précédé. En retrait, il énonce calmement les thèmes et se fend de solos agiles, serpentins mais légers dans leur expression. L’ambiance est à la concorde plutôt qu’à la colère, jusqu’à un solo enflammé de Théo Ceccaldi, du même tonneau que ce qu’il proposait dans Freaks, et qui constitue l’acmé du spectacle. Vif succès dans le Kesselhaus, et un final adapté pour un festival dédié au rapprochement des scènes européennes.

Jazzdor fait ses valises et prend la route pour Dresde le lendemain, avec quelques-unes des formations présentes à Berlin. Une ligne artistique cohérente, mélange de fidélités et d’ouverture aux rencontres, et rendant approchables des propositions exigeantes : Jazzdor Berlin a figuré par avance un antidote aux grosses machines de l’été et leurs stars inamovibles. Les échanges à bâtons rompus entre musiciens, spectateurs et critiques autour du stand de disques et entre les concerts ont également constitué des moments plaisants et sources d’éclairages bienvenus. David Cristol

Photos : Ulla C. Binder

Episodes précédents :

https://jazzmagazine.com/jazzlive/jazzdor-strasbourg-berlin-dresden-1/

https://jazzmagazine.com/jazzlive/jazzdor-strasbourg-berlin-dresden-2/

https://jazzmagazine.com/jazzlive/jazzdor-strasbourg-berlin-dresden-3/