Jazzdor Strasbourg – The Ocean Within Us et David Murray 4tet
Crédit photo : Teona Goreci pour Jazzdor
Certains concerts sont de véritables traversées, dont on ne connaît parfois ni les conditions ni l’arrivée. Cette deuxième soirée du Festival Jazzdor, inscrite dans le programme Jazzpassage, axe franco-allemand du festival en collaboration avec la Reithalle d’Offenburg (où se tiendra par ailleurs jeudi 13 novembre deux concerts à ne pas manquer, celui du trio hors-norme Das Kapital, et celui du trio formé par Airelle Besson, Sebastian Sternal et Jonas Burgwinkel), fait la part-belle aux projets d’improvisation libre.
Sur scène ce soir, deux univers presque opposés : d’un côté, The Ocean Within Us, laboratoire sonore en constante mutation ; de l’autre, le David Murray Quartet, censé incarner la continuité du jazz contemporain.
La première formation, menée par le contrebassiste franco-allemand Pascal Niggenkemper, est un quartet résolument indocile. Accompagné de Gerald Cleaver à la batterie, Sakina Abdou au saxophone et à la flûte, et Liz Kosack aux claviers, il semblait bien déterminé à brouiller les pistes du défini.
Dès les premières minutes, c’est tout un bestiaire qui entre en scène, face auquel je fus dans un premier temps, il faut bien l’admettre, quelque peu sceptique. Flûte à bec, bruissements électroniques non identifiés, spoken word du batteur : une véritable jungle sonore émerge dans la narration des notes et des mots. Cette ambiance cinématographique faisant signe vers la création hylémorphique nous met face au monolithe sombre et mystérieux de 2001 : l’Odyssée de l’espace, entouré d’une faune et d’une flore à peine terrestres. L’atmosphère ambient se trouve peu à peu renversée au fil de l’unique morceau-fleuve qui durera tout le temps du concert. L’intensité monte, surtout du côté de Gerald Cleaver, portée par le grondement de la contrebasse et des nappes de synthétiseur qui imitent à la perfection le chant guttural des Mongols. Les sources se mélangent, les timbres se confondent, et la matière devient insaisissable.
Jusqu’à ce que la musique se fasse rugissante. Si le rapport à l’élément aqueux est conceptualisé de part et d’autre de la pièce (le tumulte, l’éternel retour…), c’est aussi une évidente tension entre la spontanéité animale et la rationalité technique qui l’innerve. Rien de plus abstrait et technique que le projet de reproduire l’inimitable nature par la main de l’homme et ses créations. C’est d’ailleurs la technique qui, finalement, prend le dessus, l’ensemble se muant en train au rythme du choc des traverses reproduit par le batteur, fendant le brouillard d’un glockenspiel numérique.
Je me suis laissé surprendre, et parfois même emporter, par le quartet de Victor Niggenkemper, l’oreille suspendue entre circonspection, doute et fascination.
Ce ne fut pas nécessairement le cas lors de la seconde partie de cette soirée, qui accueillait pourtant David Murray, un des plus grands ténors parmi nous. Cette figure tutélaire du free post-bop, présenté par le nouveau directeur du festival comme une synthèse parfaite entre tradition et modernité, était entouré du même quartet que sur « Seriana Promethea », son récent disque sur le label Impulse! : Marta Sanchez (piano), Luke Stewart (contrebasse) et Chris Beck (batterie).
Les deux premiers morceaux, Nectar et Come and go, me laissèrent toutefois sur ma faim. David Murray est un authentique leader, le genre à porter son groupe à bout de bras. Mais ce soir-là, il en décida autrement. Époustouflant de richesse, de profondeur et de lyrisme lorsqu’il se saisissait des thèmes et de ses solos, il quittait ensuite systématiquement la scène pour la laisser aux mains de son quartet, donnant lieu à une forme généralisée de débandade. Enfouir et inonder le thème autant que possible sous une avalanche aléatoire de notes, telle semblait être la compétition à laquelle participaient Marta Sanchez et Luke Stewart, jusqu’au retour du messie, qui alors reprenait les choses en main.
Jusqu’au troisième morceau, Song of the World, extrait de leur nouvel album, une authentique ballade, simple et lumineuse. Soulagement intense de voir Murray irradiant sur ses comparses de ce savant mélange d’autorité et d’émotion qui fait sa marque, poussant ainsi son contrebassiste à nous livrer un solo souple et chantant, qu’on n’espérait plus d’entendre.
Mais la suite verse dans l’anecdotique, et il me coûte de le mentionner. Car la compagne du saxophoniste, Francesca Cinelli, apparemment parolière à ses heures perdues, vint nous présenter sa création intitulée Oiseau de Paradis. Happening de mauvais goût digne d’une Yoko Ono, elle ressasse ses rimes pauvres d’une voix monotone, se voulant langoureuse et sensuelle, gesticulant auprès des musiciens qui paraissent figés par une gêne identique à celle du public. « Ramage, plumage… » et surtout bavardage qui nous priva de quelques fragments d’une musique puissante qui, lentement, s’était mise en place.
Clou du spectacle, c’est Murray lui-même qui finit par l’imiter, lançant lui aussi quelques tirades micro en main — sans plus de réussite. Pendant ce temps, la chanteuse s’agite côté cour ; la musique se dissout dans le bruit, le propos se perd dans la posture.
Entre tradition et modernité, nulle synthèse n’est parfaite…
Walden Gauthier