Jazz live
Publié le 20 Oct 2014

Jazzèbre (suite) : éloge de la Suisse, et final sous les platanes avec Hildegard Lernt Fliegen

Déjà, avec Sylvie Courvoisier, nous avions eu une pianiste d’origine suisse (Lausanne), même si l’épouse de Mark Feldman vit à Brooklyn. Mais ce qui allait suivre, samedi et dimanche, allait nous rapprocher encore davantage de nos amis transalpins.

 

Au terme d’une journée paisible, nous avions rendez-vous dans l’Aude (11), précisément au Château de Prat de Cest, belle demeure qui peut accueillir des concerts tout au long de l’année dans une vaste salle bien équipée et à l’acoustique parfaite. Ainsi le 7 décembre, c’est Joëlle Léandre qui viendra, pour une performance en solo. Mais avant-hier, nous avions en ligne d’écoute un quartet venu de Suisse et déjà réputé, « Orioxy ». Avec Yaël Miller (voc), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (b) et Roland Merlinc (dm, perc). Je dis « déjà réputé » car ils ont gagné le Tremplin Jazz d’Avignon en 2013, l’année même où Florian Satche était aussi récompensé comme batteur avec « Toons », et le même ensemble (avec les Ceccaldi) pour la composition. Sur la prestation de samedi, et même si Julie Campiche déclenche des réactions très positives par une manière originale de renouveler la façon de toucher la harpe, on dira que les deux formations ne jouent pas dans la même catégorie. Les qualités de la chanteuse (voix bien placée, habileté à se déplacer entre anglais, français, hébreu) ne suffisent pas à captiver totalement l’attention – disons la mienne car le public apprécie, le fait savoir, en redemande, et se jette sur les CD ! 


Éloge de la Suisse, ai-je annoncé. Je devrais dire éloge de « Hildegard lernt fliegen », voire (car c’est sur lui que beaucoup de choses excellentes reposent) d’Andreas Schaerer. Ce garçon est un phénomène, et c’est dans plusieurs directions qu’il faut aller chercher les raisons de notre enthousiasme. Mais d’abord petit retour en arrière : j’écrivais en 2011, après avoir entendu ce sextet à Cully : 


« Quant à Andreas Schaerer (voc, compositions, textes), il dirige, anime, électrise un orchestre aux arêtes vives, sous le nom « Hildegard Lernt Fliegen ». Ebouriffant. Brillant et irréfutable. Drôle et démentiel. Imaginez une sorte de Médéric Collignon qui ne jouerait pas de cornet ou de trompette de poche mais ferait tout ça avec la bouche, dirigerait avec un sens rythmique superbe une formation cuivrée joyeuse et débridée sans la moindre concession, raconterait des histoires auxquelles on ne comprend rien mais dont on pressent le côté irrationnel ou sensible, et possèderait aussi une voix magnifique, capable d’enflammer le propos, si ce n’est de le rendre lyrique. Il n’est pas impossible que cet ensemble soit aux rendez-vous de Strasbourg en novembre (Jazzdor), et pour ma part je le conseille sans réserve à mes amis de l’AFIJMA, particulièrement il me semble dans les festivals qui ont vocation à accueillir ces groupes (Luz St Sauveur, Bagnères de Bigorre par exemple). Disque : « … vom fernen Kern der Sache » (UTR 4221, Unit Records, www.unitrecords.com). 

Rien que pour ces découvertes, le voyage à Cully aura été un bonheur. »


Force est de constater qu’il aura fallu trois bonnes années pour que mon « conseil » (quelle idée d’aller conseiller des personnes qui ne vous ont rien demandé !) soit suivi d’effet (à part Strasbourg, mais Philippe Ochem assistait au même concert à Cully…), et « Jazzèbre » va sans doute être le premier d’une belle série, sans compter que le concert d’hier s’inscrivait déjà dans une tournée « française »… à suivre évidemment.


IMG 7851

Andreas Schaerer à Bolzano, cet été. A côté de lui, Leïla Martial

 

Passons et précisons : si j’évoquais à l’époque Médéric Collignon comme comparaison possible (mais comparaison n’est pas raison…), je devrais ajouter aujourd’hui dans la panoplie (au moins) Beñat Achiary et André Minvielle. Avec, à chaque fois, une dimension qui n’appartient qu’à Andreas Schaerer lui-même : feu follet comme Médéric, mais à mon sens infiniment plus contrôlé. Joueur comme Minvielle, brillant vocalement comme Achiary, mais infiniment plus capable d’humour sur lui-même ! Connaissez-vous des basques ou des occitans capables de prendre de la distance vis à vis de leurs engagements et de leurs convictions ? Nos amis suisses (est-ce le trilinguisme, l’histoire du pays, la configuration des Alpes ?) ont toujours été, vis à vis d’eux mêmes et de leur « folklore », d’un humour décapant, et surtout d’une ironie libératrice !!! Rappelez-vous « Stimmhorn », et cet art merveilleux qui consiste à savoir à la fois évoquer la grandeur du cor des Alpes tout en riant de ses dimensions et de ce qui y est attaché ! Nous devons rendre aux Suisses ce qui leur appartient, et qui nous est (hélas) souvent étranger, cette capacité de rire d’eux-mêmes, et de leur sérieux apparent. Quant à l’horlogerie, elle est bien là, dans la façon dont les « songs » sont arrangés : délicatesse, finesse d’écriture, précision de la mise en place. Andreas Schaerer et ses compagons (là, il faut les citer : Matthias Wenger (anches), Benedikt Reising (anches), Andreas Tschopp (tb, tuba), Marco Müller (b), Christoph Steiner (dm, marimba), distillent des pièces aux arêtes vives, intelligentes. Vocalement, il est incroyablement doué : capable de chanter comme un crooner, comme un ténor d’opéra, comme une basse russe, il vient de ce qu’on appelle « human beat box », il sait contrefaire la trompette comme pas un, rien de ce qui passe par la glotte, la bouche, l’enclos des dents, ne lui est étranger. Ces dons, il les respecte en les mettant au service de la musique, et pas du « spectacle ». Qu’on me comprenne bien : le spectacle est bien là, mais ce n’est pas lui qui est recherché et offert en pâture.

 

Pâture ? Pâturage ? Tiens ? Les alpages sont de retour. Et les vaches. Bon, vous avez compris, « Hildegard Lernt Fliegen », c’est tout à fait ça. Et ça va se savoir de plus en plus. Et c’est tant mieux.

 

Philippe Méziat

|

Déjà, avec Sylvie Courvoisier, nous avions eu une pianiste d’origine suisse (Lausanne), même si l’épouse de Mark Feldman vit à Brooklyn. Mais ce qui allait suivre, samedi et dimanche, allait nous rapprocher encore davantage de nos amis transalpins.

 

Au terme d’une journée paisible, nous avions rendez-vous dans l’Aude (11), précisément au Château de Prat de Cest, belle demeure qui peut accueillir des concerts tout au long de l’année dans une vaste salle bien équipée et à l’acoustique parfaite. Ainsi le 7 décembre, c’est Joëlle Léandre qui viendra, pour une performance en solo. Mais avant-hier, nous avions en ligne d’écoute un quartet venu de Suisse et déjà réputé, « Orioxy ». Avec Yaël Miller (voc), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (b) et Roland Merlinc (dm, perc). Je dis « déjà réputé » car ils ont gagné le Tremplin Jazz d’Avignon en 2013, l’année même où Florian Satche était aussi récompensé comme batteur avec « Toons », et le même ensemble (avec les Ceccaldi) pour la composition. Sur la prestation de samedi, et même si Julie Campiche déclenche des réactions très positives par une manière originale de renouveler la façon de toucher la harpe, on dira que les deux formations ne jouent pas dans la même catégorie. Les qualités de la chanteuse (voix bien placée, habileté à se déplacer entre anglais, français, hébreu) ne suffisent pas à captiver totalement l’attention – disons la mienne car le public apprécie, le fait savoir, en redemande, et se jette sur les CD ! 


Éloge de la Suisse, ai-je annoncé. Je devrais dire éloge de « Hildegard lernt fliegen », voire (car c’est sur lui que beaucoup de choses excellentes reposent) d’Andreas Schaerer. Ce garçon est un phénomène, et c’est dans plusieurs directions qu’il faut aller chercher les raisons de notre enthousiasme. Mais d’abord petit retour en arrière : j’écrivais en 2011, après avoir entendu ce sextet à Cully : 


« Quant à Andreas Schaerer (voc, compositions, textes), il dirige, anime, électrise un orchestre aux arêtes vives, sous le nom « Hildegard Lernt Fliegen ». Ebouriffant. Brillant et irréfutable. Drôle et démentiel. Imaginez une sorte de Médéric Collignon qui ne jouerait pas de cornet ou de trompette de poche mais ferait tout ça avec la bouche, dirigerait avec un sens rythmique superbe une formation cuivrée joyeuse et débridée sans la moindre concession, raconterait des histoires auxquelles on ne comprend rien mais dont on pressent le côté irrationnel ou sensible, et possèderait aussi une voix magnifique, capable d’enflammer le propos, si ce n’est de le rendre lyrique. Il n’est pas impossible que cet ensemble soit aux rendez-vous de Strasbourg en novembre (Jazzdor), et pour ma part je le conseille sans réserve à mes amis de l’AFIJMA, particulièrement il me semble dans les festivals qui ont vocation à accueillir ces groupes (Luz St Sauveur, Bagnères de Bigorre par exemple). Disque : « … vom fernen Kern der Sache » (UTR 4221, Unit Records, www.unitrecords.com). 

Rien que pour ces découvertes, le voyage à Cully aura été un bonheur. »


Force est de constater qu’il aura fallu trois bonnes années pour que mon « conseil » (quelle idée d’aller conseiller des personnes qui ne vous ont rien demandé !) soit suivi d’effet (à part Strasbourg, mais Philippe Ochem assistait au même concert à Cully…), et « Jazzèbre » va sans doute être le premier d’une belle série, sans compter que le concert d’hier s’inscrivait déjà dans une tournée « française »… à suivre évidemment.


IMG 7851

Andreas Schaerer à Bolzano, cet été. A côté de lui, Leïla Martial

 

Passons et précisons : si j’évoquais à l’époque Médéric Collignon comme comparaison possible (mais comparaison n’est pas raison…), je devrais ajouter aujourd’hui dans la panoplie (au moins) Beñat Achiary et André Minvielle. Avec, à chaque fois, une dimension qui n’appartient qu’à Andreas Schaerer lui-même : feu follet comme Médéric, mais à mon sens infiniment plus contrôlé. Joueur comme Minvielle, brillant vocalement comme Achiary, mais infiniment plus capable d’humour sur lui-même ! Connaissez-vous des basques ou des occitans capables de prendre de la distance vis à vis de leurs engagements et de leurs convictions ? Nos amis suisses (est-ce le trilinguisme, l’histoire du pays, la configuration des Alpes ?) ont toujours été, vis à vis d’eux mêmes et de leur « folklore », d’un humour décapant, et surtout d’une ironie libératrice !!! Rappelez-vous « Stimmhorn », et cet art merveilleux qui consiste à savoir à la fois évoquer la grandeur du cor des Alpes tout en riant de ses dimensions et de ce qui y est attaché ! Nous devons rendre aux Suisses ce qui leur appartient, et qui nous est (hélas) souvent étranger, cette capacité de rire d’eux-mêmes, et de leur sérieux apparent. Quant à l’horlogerie, elle est bien là, dans la façon dont les « songs » sont arrangés : délicatesse, finesse d’écriture, précision de la mise en place. Andreas Schaerer et ses compagons (là, il faut les citer : Matthias Wenger (anches), Benedikt Reising (anches), Andreas Tschopp (tb, tuba), Marco Müller (b), Christoph Steiner (dm, marimba), distillent des pièces aux arêtes vives, intelligentes. Vocalement, il est incroyablement doué : capable de chanter comme un crooner, comme un ténor d’opéra, comme une basse russe, il vient de ce qu’on appelle « human beat box », il sait contrefaire la trompette comme pas un, rien de ce qui passe par la glotte, la bouche, l’enclos des dents, ne lui est étranger. Ces dons, il les respecte en les mettant au service de la musique, et pas du « spectacle ». Qu’on me comprenne bien : le spectacle est bien là, mais ce n’est pas lui qui est recherché et offert en pâture.

 

Pâture ? Pâturage ? Tiens ? Les alpages sont de retour. Et les vaches. Bon, vous avez compris, « Hildegard Lernt Fliegen », c’est tout à fait ça. Et ça va se savoir de plus en plus. Et c’est tant mieux.

 

Philippe Méziat

|

Déjà, avec Sylvie Courvoisier, nous avions eu une pianiste d’origine suisse (Lausanne), même si l’épouse de Mark Feldman vit à Brooklyn. Mais ce qui allait suivre, samedi et dimanche, allait nous rapprocher encore davantage de nos amis transalpins.

 

Au terme d’une journée paisible, nous avions rendez-vous dans l’Aude (11), précisément au Château de Prat de Cest, belle demeure qui peut accueillir des concerts tout au long de l’année dans une vaste salle bien équipée et à l’acoustique parfaite. Ainsi le 7 décembre, c’est Joëlle Léandre qui viendra, pour une performance en solo. Mais avant-hier, nous avions en ligne d’écoute un quartet venu de Suisse et déjà réputé, « Orioxy ». Avec Yaël Miller (voc), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (b) et Roland Merlinc (dm, perc). Je dis « déjà réputé » car ils ont gagné le Tremplin Jazz d’Avignon en 2013, l’année même où Florian Satche était aussi récompensé comme batteur avec « Toons », et le même ensemble (avec les Ceccaldi) pour la composition. Sur la prestation de samedi, et même si Julie Campiche déclenche des réactions très positives par une manière originale de renouveler la façon de toucher la harpe, on dira que les deux formations ne jouent pas dans la même catégorie. Les qualités de la chanteuse (voix bien placée, habileté à se déplacer entre anglais, français, hébreu) ne suffisent pas à captiver totalement l’attention – disons la mienne car le public apprécie, le fait savoir, en redemande, et se jette sur les CD ! 


Éloge de la Suisse, ai-je annoncé. Je devrais dire éloge de « Hildegard lernt fliegen », voire (car c’est sur lui que beaucoup de choses excellentes reposent) d’Andreas Schaerer. Ce garçon est un phénomène, et c’est dans plusieurs directions qu’il faut aller chercher les raisons de notre enthousiasme. Mais d’abord petit retour en arrière : j’écrivais en 2011, après avoir entendu ce sextet à Cully : 


« Quant à Andreas Schaerer (voc, compositions, textes), il dirige, anime, électrise un orchestre aux arêtes vives, sous le nom « Hildegard Lernt Fliegen ». Ebouriffant. Brillant et irréfutable. Drôle et démentiel. Imaginez une sorte de Médéric Collignon qui ne jouerait pas de cornet ou de trompette de poche mais ferait tout ça avec la bouche, dirigerait avec un sens rythmique superbe une formation cuivrée joyeuse et débridée sans la moindre concession, raconterait des histoires auxquelles on ne comprend rien mais dont on pressent le côté irrationnel ou sensible, et possèderait aussi une voix magnifique, capable d’enflammer le propos, si ce n’est de le rendre lyrique. Il n’est pas impossible que cet ensemble soit aux rendez-vous de Strasbourg en novembre (Jazzdor), et pour ma part je le conseille sans réserve à mes amis de l’AFIJMA, particulièrement il me semble dans les festivals qui ont vocation à accueillir ces groupes (Luz St Sauveur, Bagnères de Bigorre par exemple). Disque : « … vom fernen Kern der Sache » (UTR 4221, Unit Records, www.unitrecords.com). 

Rien que pour ces découvertes, le voyage à Cully aura été un bonheur. »


Force est de constater qu’il aura fallu trois bonnes années pour que mon « conseil » (quelle idée d’aller conseiller des personnes qui ne vous ont rien demandé !) soit suivi d’effet (à part Strasbourg, mais Philippe Ochem assistait au même concert à Cully…), et « Jazzèbre » va sans doute être le premier d’une belle série, sans compter que le concert d’hier s’inscrivait déjà dans une tournée « française »… à suivre évidemment.


IMG 7851

Andreas Schaerer à Bolzano, cet été. A côté de lui, Leïla Martial

 

Passons et précisons : si j’évoquais à l’époque Médéric Collignon comme comparaison possible (mais comparaison n’est pas raison…), je devrais ajouter aujourd’hui dans la panoplie (au moins) Beñat Achiary et André Minvielle. Avec, à chaque fois, une dimension qui n’appartient qu’à Andreas Schaerer lui-même : feu follet comme Médéric, mais à mon sens infiniment plus contrôlé. Joueur comme Minvielle, brillant vocalement comme Achiary, mais infiniment plus capable d’humour sur lui-même ! Connaissez-vous des basques ou des occitans capables de prendre de la distance vis à vis de leurs engagements et de leurs convictions ? Nos amis suisses (est-ce le trilinguisme, l’histoire du pays, la configuration des Alpes ?) ont toujours été, vis à vis d’eux mêmes et de leur « folklore », d’un humour décapant, et surtout d’une ironie libératrice !!! Rappelez-vous « Stimmhorn », et cet art merveilleux qui consiste à savoir à la fois évoquer la grandeur du cor des Alpes tout en riant de ses dimensions et de ce qui y est attaché ! Nous devons rendre aux Suisses ce qui leur appartient, et qui nous est (hélas) souvent étranger, cette capacité de rire d’eux-mêmes, et de leur sérieux apparent. Quant à l’horlogerie, elle est bien là, dans la façon dont les « songs » sont arrangés : délicatesse, finesse d’écriture, précision de la mise en place. Andreas Schaerer et ses compagons (là, il faut les citer : Matthias Wenger (anches), Benedikt Reising (anches), Andreas Tschopp (tb, tuba), Marco Müller (b), Christoph Steiner (dm, marimba), distillent des pièces aux arêtes vives, intelligentes. Vocalement, il est incroyablement doué : capable de chanter comme un crooner, comme un ténor d’opéra, comme une basse russe, il vient de ce qu’on appelle « human beat box », il sait contrefaire la trompette comme pas un, rien de ce qui passe par la glotte, la bouche, l’enclos des dents, ne lui est étranger. Ces dons, il les respecte en les mettant au service de la musique, et pas du « spectacle ». Qu’on me comprenne bien : le spectacle est bien là, mais ce n’est pas lui qui est recherché et offert en pâture.

 

Pâture ? Pâturage ? Tiens ? Les alpages sont de retour. Et les vaches. Bon, vous avez compris, « Hildegard Lernt Fliegen », c’est tout à fait ça. Et ça va se savoir de plus en plus. Et c’est tant mieux.

 

Philippe Méziat

|

Déjà, avec Sylvie Courvoisier, nous avions eu une pianiste d’origine suisse (Lausanne), même si l’épouse de Mark Feldman vit à Brooklyn. Mais ce qui allait suivre, samedi et dimanche, allait nous rapprocher encore davantage de nos amis transalpins.

 

Au terme d’une journée paisible, nous avions rendez-vous dans l’Aude (11), précisément au Château de Prat de Cest, belle demeure qui peut accueillir des concerts tout au long de l’année dans une vaste salle bien équipée et à l’acoustique parfaite. Ainsi le 7 décembre, c’est Joëlle Léandre qui viendra, pour une performance en solo. Mais avant-hier, nous avions en ligne d’écoute un quartet venu de Suisse et déjà réputé, « Orioxy ». Avec Yaël Miller (voc), Julie Campiche (harpe), Manu Hagmann (b) et Roland Merlinc (dm, perc). Je dis « déjà réputé » car ils ont gagné le Tremplin Jazz d’Avignon en 2013, l’année même où Florian Satche était aussi récompensé comme batteur avec « Toons », et le même ensemble (avec les Ceccaldi) pour la composition. Sur la prestation de samedi, et même si Julie Campiche déclenche des réactions très positives par une manière originale de renouveler la façon de toucher la harpe, on dira que les deux formations ne jouent pas dans la même catégorie. Les qualités de la chanteuse (voix bien placée, habileté à se déplacer entre anglais, français, hébreu) ne suffisent pas à captiver totalement l’attention – disons la mienne car le public apprécie, le fait savoir, en redemande, et se jette sur les CD ! 


Éloge de la Suisse, ai-je annoncé. Je devrais dire éloge de « Hildegard lernt fliegen », voire (car c’est sur lui que beaucoup de choses excellentes reposent) d’Andreas Schaerer. Ce garçon est un phénomène, et c’est dans plusieurs directions qu’il faut aller chercher les raisons de notre enthousiasme. Mais d’abord petit retour en arrière : j’écrivais en 2011, après avoir entendu ce sextet à Cully : 


« Quant à Andreas Schaerer (voc, compositions, textes), il dirige, anime, électrise un orchestre aux arêtes vives, sous le nom « Hildegard Lernt Fliegen ». Ebouriffant. Brillant et irréfutable. Drôle et démentiel. Imaginez une sorte de Médéric Collignon qui ne jouerait pas de cornet ou de trompette de poche mais ferait tout ça avec la bouche, dirigerait avec un sens rythmique superbe une formation cuivrée joyeuse et débridée sans la moindre concession, raconterait des histoires auxquelles on ne comprend rien mais dont on pressent le côté irrationnel ou sensible, et possèderait aussi une voix magnifique, capable d’enflammer le propos, si ce n’est de le rendre lyrique. Il n’est pas impossible que cet ensemble soit aux rendez-vous de Strasbourg en novembre (Jazzdor), et pour ma part je le conseille sans réserve à mes amis de l’AFIJMA, particulièrement il me semble dans les festivals qui ont vocation à accueillir ces groupes (Luz St Sauveur, Bagnères de Bigorre par exemple). Disque : « … vom fernen Kern der Sache » (UTR 4221, Unit Records, www.unitrecords.com). 

Rien que pour ces découvertes, le voyage à Cully aura été un bonheur. »


Force est de constater qu’il aura fallu trois bonnes années pour que mon « conseil » (quelle idée d’aller conseiller des personnes qui ne vous ont rien demandé !) soit suivi d’effet (à part Strasbourg, mais Philippe Ochem assistait au même concert à Cully…), et « Jazzèbre » va sans doute être le premier d’une belle série, sans compter que le concert d’hier s’inscrivait déjà dans une tournée « française »… à suivre évidemment.


IMG 7851

Andreas Schaerer à Bolzano, cet été. A côté de lui, Leïla Martial

 

Passons et précisons : si j’évoquais à l’époque Médéric Collignon comme comparaison possible (mais comparaison n’est pas raison…), je devrais ajouter aujourd’hui dans la panoplie (au moins) Beñat Achiary et André Minvielle. Avec, à chaque fois, une dimension qui n’appartient qu’à Andreas Schaerer lui-même : feu follet comme Médéric, mais à mon sens infiniment plus contrôlé. Joueur comme Minvielle, brillant vocalement comme Achiary, mais infiniment plus capable d’humour sur lui-même ! Connaissez-vous des basques ou des occitans capables de prendre de la distance vis à vis de leurs engagements et de leurs convictions ? Nos amis suisses (est-ce le trilinguisme, l’histoire du pays, la configuration des Alpes ?) ont toujours été, vis à vis d’eux mêmes et de leur « folklore », d’un humour décapant, et surtout d’une ironie libératrice !!! Rappelez-vous « Stimmhorn », et cet art merveilleux qui consiste à savoir à la fois évoquer la grandeur du cor des Alpes tout en riant de ses dimensions et de ce qui y est attaché ! Nous devons rendre aux Suisses ce qui leur appartient, et qui nous est (hélas) souvent étranger, cette capacité de rire d’eux-mêmes, et de leur sérieux apparent. Quant à l’horlogerie, elle est bien là, dans la façon dont les « songs » sont arrangés : délicatesse, finesse d’écriture, précision de la mise en place. Andreas Schaerer et ses compagons (là, il faut les citer : Matthias Wenger (anches), Benedikt Reising (anches), Andreas Tschopp (tb, tuba), Marco Müller (b), Christoph Steiner (dm, marimba), distillent des pièces aux arêtes vives, intelligentes. Vocalement, il est incroyablement doué : capable de chanter comme un crooner, comme un ténor d’opéra, comme une basse russe, il vient de ce qu’on appelle « human beat box », il sait contrefaire la trompette comme pas un, rien de ce qui passe par la glotte, la bouche, l’enclos des dents, ne lui est étranger. Ces dons, il les respecte en les mettant au service de la musique, et pas du « spectacle ». Qu’on me comprenne bien : le spectacle est bien là, mais ce n’est pas lui qui est recherché et offert en pâture.

 

Pâture ? Pâturage ? Tiens ? Les alpages sont de retour. Et les vaches. Bon, vous avez compris, « Hildegard Lernt Fliegen », c’est tout à fait ça. Et ça va se savoir de plus en plus. Et c’est tant mieux.

 

Philippe Méziat