Jazz live
Publié le 20 Déc 2023

Jazzfest Berlin (2/3)

Le grand moment du festival, la première mondiale, l’événement qui justifiait le déplacement; et deux leadeuses aux langages contrastés.

The Creative Music Universe of Henry Threadgill: Zooid meets Potsa Lotsa XL

Henry Threadgill (as, fl, bfl, comp), Liberty Ellman (g), Christopher Hoffman (cello), José Davila (tuba, tb), Elliot Humberto Kavee (dm, perc)

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Silke Eberhard (as), Jürgen Kupke (cl), Patrick Braun (ts, cl), Nikolaus Neuser (tp), Gerhard Gschlössl (tb), Johannes Fink (cello), Taiko Saito (vib), Antonis Anissegos (p), Kay Lübke (dm), Igor Spallati (b) + Silke Lange (cond)

Les apparitions d’Henry Threadgill sont rares. Celle-ci est unique, et trouve son origine en 2020 : Zooid alors programmé fut annulé pour cause de Covid et à la place, la saxophoniste Silke Eberhard mit en place un programme de relectures de compositions de l’Américain avec son Ensemble Potsa Lotsa XL. Enchanté par le résultat, le maître écrivit une suite destinée à être jouée par les deux ensembles mêlés. C’est à cette restitution que nous avons assisté. Si la pièce porte la marque inimitable du soufflant, elle relève plus que précédemment de la musique contemporaine, se rapprochant de certains projets de son confrère de l’AACM Roscoe Mitchell. Sans concession, avec des solos absolus de presque tous les instruments (clarinette, trombone, percussion, guitare, tuba…). Musique austère, difficile ? Pas vraiment. La dimension ludique est bien là, mais selon une épure et sans les thèmes curieusement entraînants des albums des années 80 et 90. Le compositeur écoute les partitions prendre vie, et ne saisit ses instruments que tardivement, pour quelques notes éparses, avant un solo acide et déchirant. L’œuvre est présentée sans pause ni morceaux de bravoure, avec de courageux moments de quasi-silence. L’artiste, qui a publié son autobiographie plus tôt dans l’année, vient au plus près des spectateurs manifester sa joie.

La suite est consacrée à deux formations menées par des femmes, ayant en commun un état d’esprit punk, mais s’exprimant selon des idiomes distincts. Qui se traduit dans l’esthétique du projet “Matter 100” de Kaja Draksler (voc, cla, p) par un assemblage de noise, de pop, d’électro, de rock et d’autres surprises intégrées dans le mix. Marta Warelis (cla), admirable pianiste, est au synthé et semble beaucoup s’amuser, de même que ses camarades. Draxler est au piano : une citation tronquée de Chopin est jouée à la façon d’un sample, boucle acoustique rythmiquement irrégulière, imitant un vinyle qui saute. Du plus bel effet, et qui participe de la perte de repères recherchée. Elle passe au Vocoder, et c’est l’ombre de Laurie Anderson qui se profile. J’avais entendu Draksler au même endroit en 2017, avec Punkt.Vrt.Plastik (trio avec Christian Lillinger et Petter Eldh), avant de découvrir le poétique « Out for Stars » et le duo avec Eve Risser. A chaque fois, l’approche est radicalement nouvelle. La musique est très écrite et repose sur plusieurs niveaux de jeu et d’écoute. Le guitariste et vocaliste Andy Moor s’emmêle un peu les pinceaux lors du tour de force final, morceau à rallonge qui le voit déclamer une longue litanie de phrases absurdes ; impossible de lui en vouloir. La vielle à roue préparée (Samo Kutin) tourne à plein régime. Pour l’originalité des idées, leur mise en œuvre, un appétit de créer et un humour appréciables, la prestation du sextet paritaire – complété par Lena Hessels (voc, elg) et Macio Moretti (dm) – est à saluer.

La saxophoniste Zoh Amba (par ailleurs guitariste, flûtiste et chanteuse, et ce soir pianiste désinhibée) aime à changer de partenaires. Pour la première fois elle se produit avec Vinicius Cajado (b) et Mauricio Takara (dm), Brésiliens installés à Berlin. Le début est similaire à celui du trio avec Chris Corsano et Luke Stewart (ce dernier jouant au même moment dans une autre salle du bâtiment) : de vives éruptions de saxophone dans les extrémités, qui forcent l’attention de l’auditoire. Ses collègues lui emboîtent le pas, de trop près peut-être, au lieu de fomenter des décadrages ou contradictions qui apporteraient quelque friction créative à ce free tumultueux. Cajado produit un larsen, et abuse de cet effet au cours du set. Son exubérance fait écho à celle d’Amba. Les percussions brésiliennes apportent davantage de variété, mais dans l’ensemble la consigne principale semble être de rester constamment dans le rouge. David Cristol

Photos : Roland Owsnitzki, Camille Blake & Peter Gannushkin