Jazz live
Publié le 3 Juin 2020

Julien Pontvianne et Clément Édouard : deux éloges de la lenteur

Aujourd’hui, 4 juin, le trio Kepler du saxophoniste Julien Pontvianne et des frères Sanchez (le saxophoniste Adrien et le pianiste Maxime) devait se produire au festival Jazzdor Strasbourg-Berlin. Un éloge de la lenteur qui attire mon attention sur le disque “Dix Ailes” de Clément Édouard paru en pleine désorganisation sanitaire et procédant, différemment, d’un même dédain pour la dimension “sportive” de l’improvisation.

L’élévation du niveau technique consécutive au développement de l’enseignement du jazz, la facilité avec laquelle la musique s’enregistre et se diffuse, la multiplication des jeunes musiciens de haut niveau sans emploi, et donc disponibles à leur tour pour former de nouvelles générations de musiciens toujours plus nombreux, et toujours plus performants, rendent l’actualité de la scène musicale toujours plus insaisissable. Dans le même temps, les médias, même les plus éclairés, s’appliquent à déformer les publics, les préoccupations musicales ayant déserté les hautes sphères du monde culturel pour qui, au contraire des arts nobles, la musique, dès lors qu’elle n’est pas le support d’un texte, n’a d’autre fonction que le divertissement des corps et de l’esprit. De là à considérer comme de froids techniciens, voire de vains “intellos”, les jeunes musiciens hyper-formés dans les classes de jazz – qui plus est hyper-informés sous l’effet des métissages inter-esthétiques (musiques afro-américaines, pop-rock, électro, musiques dites contemporaines ou classiques, musiques du monde) et inter-disciplinaires (arts littéraires, dramatiques, photographiques, cinématographiques, plastiques, chorégraphiques) –, il n’y a qu’un pas communément franchi.

Et la tentation est grande de contourner le caractère insaisissable de la diversité esthétique contemporaine par la désignation de quelques courants aisément identifiables et monnayables, réductibles à quelques représentants médiatiques. Le monde du jazz échappe d’autant moins à cette problématique qu’il doit son existence à une sorte de consensus, constamment bousculé, mais qui rassemble encore des foules, par forcément les plus averties, autour du mot jazz : Jazz in Marciac, Jazz sous les pommiers, Jazz à Vienne, Jazzdor, Jazz à La Villette, Jazz in Langourla, Europa Jazz, où, quoique l’on pense de ces manifestations tous azimuts, citées comme elles me viennent à l’instant sous la plume, le jazz est devenu paradoxalement un mot fourre-tout. D’où la précaution pour certaines – qui ne sont pas forcément les moins exigeantes en terme de programmation – d’éviter le mot jazz (Arts des villes Arts des champs à Malguénac, Météo à Muhlouse, les Émouvantes à Marseille…), ou de se débarrasser de ce qu’il représente lorsque Jazz en Baie devient les Grands Marées..

On aura compris que, si l’on met de côté les quelques amateurs de raretés qui partiront chacun de son côté à la recherche de la perle rare, pour exister dans ce grand souk qu’est le marché du jazz – et quoi de plus merveilleux qu’un souk –, pour attirer l’attention, il faut briller. Et bien qu’amateur moi-même de raretés, je considère, l’heure de la retraite ayant sonné, combien, au fil de mes années de métier dans la presse, il fut difficile de faire face à la diversité sans limite de la scène dans un domaine soumis à mille contraintes, à commencer par celle de la pagination qui est limitée, celle du “lecteur majoritaire” prompt à sanctionner la vente en kiosque s’il n’a pas son lot de musiciens vedettes, celle de l’abonné qui se sent trahi au premier pas hors de ce qu’il considère comme étant le “vrai jazz”. Soit la quadrature du cercle qui m’a souvent fait m’interroger sur ma présence, en tant que rédacteur en chef, aux concerts de musiciens émergents dans de lointaines banlieues, artistes dont je savais fort hypothétique leur présence dans les pages que je représentais, lorsque ma place aurait dû être plutôt dans les coulisses des grandes salles parisiennes ou aux conférences de presse des grands festivals. Qui plus est lorsque ces concerts qui avaient ma préférence correspondaient à des musiques s’éloignant de l’intitulé “Jazz Magazine” au nom duquel je m’y rendais – ce qui est le cas des deux artistes dont il sera question plus bas – et dont le jeune public ne semblait pas, comme j’ai pu souvent le constater, concerné par la lecture de la presse jazz, voire de la presse papier, voire de la presse tout court, voire de la lecture dépassant la longueur d’un twit.

Pour attirer l’attention, disais-je, il faut briller, et le jazz aura été brillant, élancé, vif, agile, rapide, musclé, puissant, sexy… avec toutes les connotations qui associe depuis leur origine les mots jazz et swing au monde du sport, de la danse, du sexe. L’improvisateur, la rythmique, l’arrangeur, sont en jazz avant tout performants et s’il peut être exigé du batteur qu’il soit “discret”, c’est à la condition qu’il soit efficace. Or, à force de compétences dont les secrets sont désormais à disposition de tous (classes de jazz, master class, méthodes, leçons en ligne), à force de prouesses aux limites sans cesse repoussées sur le plan technique, harmonique ou rythmique, par les vagues d’innovateurs qui se sont succédées de Louis Armstrong à Steve Coleman, tout se passe comme si certains musiciens ayant appris du jazz ce sens de l’initiative instantanée et cette conscience du temps – qui constituent à mon sens l’essentiel de l’héritage jazzistique –, s’étaient détournés de la dimension technique, comme d’un acquis dépassé, leur assurant tout au plus une sécurité, un assise, un profondeur de champ, une sorte de réserve d’accélération sous le pied “au cas où”. Pour revenir à un essentiel, le son, l’écoute et donc la possibilité de la lenteur et de la suspension du temps.

Julien Pontvianne et l’Aum Grand Ensemble

J’avais commencé à en prendre conscience en écoutant les saxophonistes de la “génération Mark Turner” (dont Adrien Sanchez pourrait être une illustration), en assistant aux concerts du quartette de Wayne Shorter, en écoutant les disques de Paul Motian, en réécoutant le Gil Evans de Moondreams ou de Barbara Song, en observant vieillir Lee Konitz avec un bravoure dont se montraient incapables de plus athlètes que lui trahis par l’âge… Je me souviens vaguement de la première fois que j’entendis Julien Pontvianne pour, me semble-il, un concert du Jazzoo Project où Riccardo Del Fra réunissait quelques-uns des étudiants de sa classe de jazz au CNSM. Au sortir de ce concert, un confrère avec qui nous échangions nos impressions sur ces jeunes pousses, avait balayé mon enthousiasme pour l’un ces jeunes gens en mettant l’accent sur Julien Pontvianne au nom des valeurs du “swing”, du “groove”, de l’assurance, de ce côté performatif qui fait le succès ordinaire d’un soliste de jazz…

Et il avait certainement raison. Mais qu’aurait-il pensé s’il m’avait accompagné en 2010 dans les caves de l’Olympic Café, au quartier de la Goutte d’or, pour entendre Pontvianne et le trompettiste Olivier Laisney abandonner – un peu sur le modèle du Nefertiti de Miles Davis, mais version 2.0 – tout esprit de performance à la rythmique du quintette Oxyd d’Alexandre Herer ; ou plus encore le même Pontvianne en trio avec le tromboniste Fidel Fourneyron et le batteur Julien Loutellier, tout effet de discours et de progression suspendu au profit de la seule “résonnance des corps sonores”. Une sorte d’anti-jazz pour lequel nous aurions pu reprendre, en la dépouillant toutefois de toute ironie, la célèbre conclusion d’Hugues Panassié à sa comparaison de très mauvaise foi entre un solo de Louis Armstrong et un autre du jeune Miles Davis : « Ça, du jazz ? Vous voulez rire ! »

Ce n’était là qu’un avant-goût de ce que je découvrirais deux ans plus tard de l’autre côté du périph’, au Théâtre de Vanves, avec le grand orchestre Aum, pour un concert accompagné d’un programme où il était fait référence aux chants liturgiques tibétains, à Morton Feldman, Gérard Grisey, György Ligeti, mais aussi Jim Black, Sonic Youth, Jimi Hendrix et même… Duke Ellington. Soit un art du son minimaliste, pas  seulement  au sens de la musique dite “répétitive”, mais comme minimalisme du geste et de l’évènement. Où l’on entendait intervalles rythmiques et harmoniques, phrasés, improvisations, formes et orchestrations tributaires de la seule texture du son, au fil d’une longue et lente partition en forme de bouillon harmonique fluide et continu, seulement perturbé ici ou là par les réorchestrations, déclinaisons arpégées, dissonances, suspensions douces et violentes réattaques, comme autant de révélateurs du continuum et de sa dimension collective.

Expérience sans lendemain ? Le trio a au moins laissé la trace d’un CD en 2010, “Khoom”, Aum Grand Ensemble ayant enregistré “Silere” en 2014 et “You’ve Never Listened to the Wind”, tous publiés sur le label du collectif Onze Heures Onze. À quoi s’ajoutent les participations toujours prégnantes de Pontvianne, sous différents labels (et consultables sur julien-pontvianne.com), aux Onze Heures Onze Orchestra, à l’Oxyd Quintet et au trio d’Alexandre Herer, au quatuor de clarinettes Watt, au trio Kepler avec les frères Sanchez… La littérature, la photographie, les arts graphiques ou plastiques, la philosophie et les sciences de la nature n’étant jamais étrangers aux préoccupations du saxophoniste qui emprunte le titre “Watt” au roman de Samuel Beckett, qui cite Mark Rothko et Jackson Pollock comme sources d’inspiration, dont le projet “El Memorioso – Cinq Formes du Temps” renvoie à l’écrivain Borgès, aux variations photographiques de Vasil Tasevski, en jouant sur la subsistance d’une mémoire au travers différentes reprises d’une improvisation initiale collective… Et tandis que la plume de Fernando Pessoa est convoquée sur “You’ve Never Listened to the Wind” celle d’Henry David Thoreau parcourt tant “Silere” que le sextuor de chambre avec voix d’“Abhra”. On aura compris que cette musique ne se prête ni au divertissement ni à l’écoute domestique (« J’adore “Köln Concert”, avouait une admiratrice à un Keith Jarrett hors de lui. Je l’écoute toujours en faisant le ménage… » L’histoire ne dit pas si elle recourait à un aspirateur), mais à ce type de contemplation qui exige disponibilité totale.

Il en va de même de “Dix Ailes” de Clément Édouard, récupéré sur son site de vente durant le confinement, période de grande disponibilité.

Dix Ailes pour Clément Édouard

J’ai croisé Clément Édouard, il y a fort longtemps, lorsque je fréquentais le hameau de La Lichère de Patrick Tandin, en Ardèche profonde. Il faut croire que la rencontre avec le créateur du Label La Lichère et les fêtes musicales qu’il anima mit le jeune garçon sur la voie du jazz, d’abord comme saxophoniste avec pour premiers modèles Cannonball Adderley, Lee Konitz et Ornette Coleman. Installé à Lyon (où il connut la personnalité marquante du saxophoniste Jean Cohen à l’École nationale de musique de Villeurbanne), impliqué au Périscope au sein du Grolektif et de son big band Bigre ! où il eut un pupitre, je l’avais recroisé et un peu embarrassé par ce qu’il me donnait à écouter, des musiques assez éloignées de mes centres d’intérêt, dont il m’avait avoué, tout aussi embarrassé que moi : « Ça n’est pas vraiment du jazz. C’est plutôt du rock, de l’électro. » en réponse à mes habituelles avertissements : « Tu sais, on reçoit 100 à 200 disques par mois et l’on a la place d’en chroniquer qu’une quarantaine. » Puis, un beau jour, étant programmé à Paris, il m’avait invité à venir l’entendre. Toujours sur mes gardes, craignant de blesser le fils d’un ami, je consultais par acquis de conscience ceci sur internet.

Et j’annulais aussitôt ma soirée prévue, pour me rendre aux Voûtes, ateliers désaffectés attenants aux Frigos du Quai de la Gare à Paris, où dans un décor précaire le saxophone Nicolas Stephan et son collectif Le Bruit du [sign] animait les soirées “Sophie Aime”. Leur fréquentation était alors l’occasion de faire la connaissance de toute une génération qui commençaient à s’épanouir sous les noms collectifs de Coax, Umlaut, Carton Records… Ce soir-là : Jeanne Added chantait Schubert, Prince et Purcell accompagnée de sa seule basse électrique, je découvrais Emmanuel Scarpa, batteur grenoblois, qui faisait jouer ses compositions par le trio Umlaut (rien à voir avec le collectif du même nom), et je retrouvais Clément Edouard déjà plus concentré sur le traitement électronique que sur son alto, le très spectaculaire Yoann Durant étant le principal saxophoniste du quartette Irène que complétait la guitare de Julien Desprez et la batterie de Sébastien Brun. Une musique pas vraiment de tout repos, où l’on pouvait déceler les influences de John Zorn, Jim Black, d’un certain rock radical, mais avec une prise de parole et un sens de l’espace très authentiques et identifiables.

Au fil des disques sur Carton Records et Coax, Gaffer Records ou Grolektif Productions, et au fil des groupes (les power trios Lunatic Toys et Snap, le duo Loup, le noisy Parquet), ont retrouverait Clément Édouard sur des musiques plutôt violentes et bruyantes mais toujours avec cette élégance jusque dans le hardcore qu’il partage avec ses collaborateurs réguliers depuis Irène, Julien Desprez* et Sébastien Brun*.

Cette élégance, Clément Edouard l’a mise depuis deux ans au service d’une tout autre énergie, remisant le saxophone pour se consacrer entièrement à l’électronique et à la composition au sein du projet “Dix Ailes” qui associe les voix d’Isabel Sörling et Linda Olah aux percussions de Julien Chamla. Nappes sonores aux évolutions très lentes destinées à mettre en valeur les architectures réverbérantes en jouant sur la perte de repères quant à la diffusion du son et sa spacialisation. On pense à Giacinto Scelsi, à La Monte Young… Une fascinante radiographie du son où les deux chanteuses suédoises semblent chez elles, et que Clément Edouard présente comme un tournant dans son parcours, renvoyant aux recherches de la musique spectrale, mais qui « par un principe de composition initiale basé sur les symboles et les archétypes, fait écho aux rituels et aux mythes universels. » Un tournant vers la lenteur, le minimal et l’essentiel qu’il convient de rapprocher de l’œuvre entièrement électronique qu’il a entrepris en 2018 sur les images minérales “chorégraphiées” du vidéaste Pierce Warnecke, mais dont on pouvait pressentir l’avènement dès les manipulations électronique de saxophone des trois solos  qui m’avaient décidé à me rendre aux Voûtes en 2010. Franck Bergerot

* Outre “Dix Ailes”, sont apparus récemment sur le site  collectifcoax.co les “Split Sessions” de Julien Desprez, Jean-Luc Guionnet et Philippe Gleizes et le solo “Ar Ker” de Sébastien Brun.