Jazz live
Publié le 15 Mar 2014

La décontraction de Brad Mehldau

En 1994, Brad Mehldau montait pour la première fois sur une scène française, avec le quartette de Joshua Redman. Vingt ans après, il continue d’arpenter la planète avec sa formation de prédilection, un trio avec piano dont le personnel n’a que très peu changé (Jeff Ballard a remplacé Jorge Rossi en 2005, tandis qu’il accorde sa confiance à Larry Grenadier depuis 1998). Son passage à Boulogne-Billancourt offre l’occasion de faire le point.

 

 

Carré Belle-Feuille, Boulogne-Billancourt (92), Vendredi 14 mars 2014, 20h30
Brad Mehldau Trio
Brad Mehldau (p), Larry Grenadier (cb), Jeff Ballard (dm).

 

L’entrée en scène
Depuis ses débuts en tant que leader, les arrivées en piste de Brad Mehldau n’ont pas bougé d’un pouce, en des gestes de mise en condition précisément définis : avancée calme vers le piano ; rassemblement des mains devant soi, croisées ; salut sobre, un peu japonais, en direction du public, un sourire comme forcé aux lèvres (il n’use que d’un seul zygomatique) traduisant en réalité une attitude respectueuse vis-à-vis de son auditoire, la main gauche se déployant ensuite pour désigner ses partenaires. Enfin, tandis que Larry Grenadier effectue les dernières vérifications (accord, branchement, volume, placement dans l’espace scènique) et que Jeff Ballard baisse la tête les yeux fermés en attendant l’émergence des premières notes, Mehldau s’installe au piano et se plonge mentalement dans la première pièce de la soirée. Quoique bref, ce cérémoniel sans pompe permet au public de se préparer lui aussi. On sent celui de Boulogne-Billancourt concentré et impliqué, sentiment qui s’affermira durant les quelques deux heures de concert.

 

Le répertoire : permanence et évolutions
Pas à pas, Mehldau a mis en place son expression musicale par le biais de pièces aux caractères précis, le concert de Boulogne-Billancourt ayant représenté à cet égard une sorte de condensé de son univers.


– En ouverture, une composition en mesure asymétrique, Spiral (un 5/8 pas encore enregistré), fondée sur une main gauche en ostinato harmonico-rythmique perpétuel. Dans un précédent blog, je faisais remarquer que Mehldau ne semblait pas avoir encore trouvé de solution au problème de la fin des pièces sur perpetuum mobile, celles-ci s’interrompant plutôt que de se conclure. Cette fois, les derniers instants de la pièce ont bouclé la boucle d’une manière tout à fait convaincante à mon sens, parce qu’ils donnent bien la sensation d’un achèvement, celui réclamé par la logique du mécanisme musical mis en oeuvre par Mehldau.


– Les racines de sa pratique jazz sont ensuite convoquées au travers d’un thème bop pur jus, Dexterity de Charlie Parker, occasion donnée à Larry Grenadier de plonger dans l’improvisation. Il fut, comme à son habitude, d’une grande finesse dans son placement et ses appuis rythmiques, son invention mélodique s’avérant d’une rare justesse (dans tous les sens du terme), sans oublier ce son si caractéristique, à la fois rond et attaqué qui, à l’évidence, a ravi le public.


– Depuis une quinzaine d’années, Mehldau trouve également son compte dans l’interprétation de bossa novas mineures au tempo très finement choisi, celle donnée à Boulogne-Billancourt, de la plume de Mehldau, s’intitulant To Hold on or to Let Go.


– Dans cette veine, Mehldau a aussi imaginé un type de valse jazz très lent, là encore le plus souvent dans le mode mineur, Song Song sur son « Songs – Art of Trio, vol. 3 » en étant sans doute le premier archétype gravé sur disque. Seymour Reads the Constitution qui fut donné ce 14 mars, lancinant à souhait, témoigne d’une évolution dans l’approche compositionnelle de cette sorte de valse par Mehldau : au lieu d’un simple exposé du thème à la contrebasse, cette fois la mélodie principale se trouva contrepointée par des lignes fuyantes du piano, la doublure pianistique de la contrebasse à la tierce ou la sixte se dissolvant tout à coup dans le registre aigu du clavier, nuage harmonique se surimposant soudainement pour disparaître presque aussitôt. Au lieu du lent et très progressif crescendo aboutissant à un sommet précédant le retour du thème, le solo de Mehldau prit cette fois la forme d’un crescendo avec plateforme finale, le challenge étant, une fois celle-ci atteinte, de parvenir à entretenir l’intérêt de l’improvisation sans tomber dans le déploiement technique creux. En ce domaine, il semble que Mehldau continue d’approfondir une pensée musicale de « composition improvisée » tout à fait exceptionnelle, leçon qu’il a retenue de sa fréquentation du répertoire écrit de tradition occidentale, et qu’il tente d’appliquer au phénomène improvisé.


– Le trio de Mehldau aime aussi interpréter les standards en up tempo, la formation ayant cette fois jeté son dévolu sur Almost Like Being in Love. Tout l’art du trio consiste à ne pas exprimer d’emblée ce tempo rapide : dédoublement, sous-entendus, arrêts furtifs… tout est bon pour ne pas exprimer ce BPM élevé qui est pourtant bien en jeu. Jeff Ballard fut magistral, déroutant plus d’une fois votre rapporteur qui, pourtant, s’accrochait aux branches. Prolongeant la grande tradition, les questions-réponses en fin de morceau entre le pianiste et le batteur allèrent en s’amenuisant : de 32 jusqu’à 2 mesures chacun.


– Il fallait une ballade pour clore ce concert, et ce fut Where Do You Start? de Johnny M
andel (dont il existe une version enregistrée sur le dernier album en date du trio). Dans ce domaine, les pianistes sont bien peu à pouvoir rivaliser avec Mehldau : son piano sonne comme un quatuor à cordes augmenté d’un orchestre symphonique et d’un musicien chantant. Mais surtout, il y a une profondeur d’expression que seuls les vrais écrivains pourraient peut-être parvenir à décrire avec des mots.

 

Bis et sortie de scène
Le trio de Brad Mehldau n’est généralement pas avare de bis. Cette fois il en donna deux qui complétèrent le panorama de son répertoire-type. Il y eut d’abord une pièce de haute volée avec Seven Steps to Heaven, suivie de Still Crazy After This Year de Simon & Garfunkel, Mehldau ayant d’une certaine façon, et à son corps défendant, accentué la propension aux reprises folk-pop-rock chez les jazzmen à la fin des années 1990.
Après plusieurs saluts agrémentés de « thank you » inaudibles, les trois amis quittèrent les planches, Jeff Ballard une main dans le dos de Brad Mehldau, Larry Grenadier jetant un dernier regard vers la foule.

 

Une attitude
Brad Mehldau ne laisse pas indifférent : on l’adule ou on le dédaigne (dans les deux cas, parfois pour de mauvaises raisons). À la lecture de ce qui précède, les fans se consoleront de ne pas avoir pu être présents à un concert semblable à beaucoup d’autres. Les autres demeureront de marbre en se disant que, décidément, la routine mehldau-ienne n’est en rien créative. Deux points de vue opposés qui convergent donc vers un même constat : le concert du trio de Brad Mehldau à Boulogne-Billancourt fut un non-événement. Tel fut effectivement le cas, mais à la manière du non-vouloir zen. Ce trio ne donne jamais dans l’événementiel, dans la sensation ou le spectaculaire. Seule la puissance expressive prime, le degré technique exceptionnel de chaque membre n’étant en aucun cas source d’attention particulière. Il émane ainsi de ces trois artistes une sérénité qui rappelle celle des grands maîtres des arts martiaux. D’ailleurs, Brad Mehldau adopte à présent la position du lotus lorsqu’il n’accompagne pas ses partenaires. Tout paraît couler de source, y compris dans les tempos les plus rapides, sur les grilles les plus complexes, la musique semblant dès lors les traverser au lieu de se faire prier. La perfection ne se perçoit pas toujours et peu prendre les apparences du non-événement !
Non-événement aussi dans la mesure où l’Evénement (avec un grand « E ») se situe à un niveau supérieur. Ce n’est pas telle ou telle prestation en particulier qui importe, mais bien l’Œuvre que Mehldau constitue avec le temps. Concert après concert, le trio de Mehldau élabore un monde toujours plus cohérent et profond. En ce sens, celui de Boulogne-Billancourt aura peut-être permis au groupe de voir apparaître ou de consolider un micro-aspect de leur art interprétatif qui, pourquoi pas, d’ici une vingtaine d’année donnera ses plus beaux fruits.


Prochain concert jazz au Carré Belle-Feuille : 25 mars 2013, Antoine Hervé explique Dave Brubeck

|

En 1994, Brad Mehldau montait pour la première fois sur une scène française, avec le quartette de Joshua Redman. Vingt ans après, il continue d’arpenter la planète avec sa formation de prédilection, un trio avec piano dont le personnel n’a que très peu changé (Jeff Ballard a remplacé Jorge Rossi en 2005, tandis qu’il accorde sa confiance à Larry Grenadier depuis 1998). Son passage à Boulogne-Billancourt offre l’occasion de faire le point.

 

 

Carré Belle-Feuille, Boulogne-Billancourt (92), Vendredi 14 mars 2014, 20h30
Brad Mehldau Trio
Brad Mehldau (p), Larry Grenadier (cb), Jeff Ballard (dm).

 

L’entrée en scène
Depuis ses débuts en tant que leader, les arrivées en piste de Brad Mehldau n’ont pas bougé d’un pouce, en des gestes de mise en condition précisément définis : avancée calme vers le piano ; rassemblement des mains devant soi, croisées ; salut sobre, un peu japonais, en direction du public, un sourire comme forcé aux lèvres (il n’use que d’un seul zygomatique) traduisant en réalité une attitude respectueuse vis-à-vis de son auditoire, la main gauche se déployant ensuite pour désigner ses partenaires. Enfin, tandis que Larry Grenadier effectue les dernières vérifications (accord, branchement, volume, placement dans l’espace scènique) et que Jeff Ballard baisse la tête les yeux fermés en attendant l’émergence des premières notes, Mehldau s’installe au piano et se plonge mentalement dans la première pièce de la soirée. Quoique bref, ce cérémoniel sans pompe permet au public de se préparer lui aussi. On sent celui de Boulogne-Billancourt concentré et impliqué, sentiment qui s’affermira durant les quelques deux heures de concert.

 

Le répertoire : permanence et évolutions
Pas à pas, Mehldau a mis en place son expression musicale par le biais de pièces aux caractères précis, le concert de Boulogne-Billancourt ayant représenté à cet égard une sorte de condensé de son univers.


– En ouverture, une composition en mesure asymétrique, Spiral (un 5/8 pas encore enregistré), fondée sur une main gauche en ostinato harmonico-rythmique perpétuel. Dans un précédent blog, je faisais remarquer que Mehldau ne semblait pas avoir encore trouvé de solution au problème de la fin des pièces sur perpetuum mobile, celles-ci s’interrompant plutôt que de se conclure. Cette fois, les derniers instants de la pièce ont bouclé la boucle d’une manière tout à fait convaincante à mon sens, parce qu’ils donnent bien la sensation d’un achèvement, celui réclamé par la logique du mécanisme musical mis en oeuvre par Mehldau.


– Les racines de sa pratique jazz sont ensuite convoquées au travers d’un thème bop pur jus, Dexterity de Charlie Parker, occasion donnée à Larry Grenadier de plonger dans l’improvisation. Il fut, comme à son habitude, d’une grande finesse dans son placement et ses appuis rythmiques, son invention mélodique s’avérant d’une rare justesse (dans tous les sens du terme), sans oublier ce son si caractéristique, à la fois rond et attaqué qui, à l’évidence, a ravi le public.


– Depuis une quinzaine d’années, Mehldau trouve également son compte dans l’interprétation de bossa novas mineures au tempo très finement choisi, celle donnée à Boulogne-Billancourt, de la plume de Mehldau, s’intitulant To Hold on or to Let Go.


– Dans cette veine, Mehldau a aussi imaginé un type de valse jazz très lent, là encore le plus souvent dans le mode mineur, Song Song sur son « Songs – Art of Trio, vol. 3 » en étant sans doute le premier archétype gravé sur disque. Seymour Reads the Constitution qui fut donné ce 14 mars, lancinant à souhait, témoigne d’une évolution dans l’approche compositionnelle de cette sorte de valse par Mehldau : au lieu d’un simple exposé du thème à la contrebasse, cette fois la mélodie principale se trouva contrepointée par des lignes fuyantes du piano, la doublure pianistique de la contrebasse à la tierce ou la sixte se dissolvant tout à coup dans le registre aigu du clavier, nuage harmonique se surimposant soudainement pour disparaître presque aussitôt. Au lieu du lent et très progressif crescendo aboutissant à un sommet précédant le retour du thème, le solo de Mehldau prit cette fois la forme d’un crescendo avec plateforme finale, le challenge étant, une fois celle-ci atteinte, de parvenir à entretenir l’intérêt de l’improvisation sans tomber dans le déploiement technique creux. En ce domaine, il semble que Mehldau continue d’approfondir une pensée musicale de « composition improvisée » tout à fait exceptionnelle, leçon qu’il a retenue de sa fréquentation du répertoire écrit de tradition occidentale, et qu’il tente d’appliquer au phénomène improvisé.


– Le trio de Mehldau aime aussi interpréter les standards en up tempo, la formation ayant cette fois jeté son dévolu sur Almost Like Being in Love. Tout l’art du trio consiste à ne pas exprimer d’emblée ce tempo rapide : dédoublement, sous-entendus, arrêts furtifs… tout est bon pour ne pas exprimer ce BPM élevé qui est pourtant bien en jeu. Jeff Ballard fut magistral, déroutant plus d’une fois votre rapporteur qui, pourtant, s’accrochait aux branches. Prolongeant la grande tradition, les questions-réponses en fin de morceau entre le pianiste et le batteur allèrent en s’amenuisant : de 32 jusqu’à 2 mesures chacun.


– Il fallait une ballade pour clore ce concert, et ce fut Where Do You Start? de Johnny M
andel (dont il existe une version enregistrée sur le dernier album en date du trio). Dans ce domaine, les pianistes sont bien peu à pouvoir rivaliser avec Mehldau : son piano sonne comme un quatuor à cordes augmenté d’un orchestre symphonique et d’un musicien chantant. Mais surtout, il y a une profondeur d’expression que seuls les vrais écrivains pourraient peut-être parvenir à décrire avec des mots.

 

Bis et sortie de scène
Le trio de Brad Mehldau n’est généralement pas avare de bis. Cette fois il en donna deux qui complétèrent le panorama de son répertoire-type. Il y eut d’abord une pièce de haute volée avec Seven Steps to Heaven, suivie de Still Crazy After This Year de Simon & Garfunkel, Mehldau ayant d’une certaine façon, et à son corps défendant, accentué la propension aux reprises folk-pop-rock chez les jazzmen à la fin des années 1990.
Après plusieurs saluts agrémentés de « thank you » inaudibles, les trois amis quittèrent les planches, Jeff Ballard une main dans le dos de Brad Mehldau, Larry Grenadier jetant un dernier regard vers la foule.

 

Une attitude
Brad Mehldau ne laisse pas indifférent : on l’adule ou on le dédaigne (dans les deux cas, parfois pour de mauvaises raisons). À la lecture de ce qui précède, les fans se consoleront de ne pas avoir pu être présents à un concert semblable à beaucoup d’autres. Les autres demeureront de marbre en se disant que, décidément, la routine mehldau-ienne n’est en rien créative. Deux points de vue opposés qui convergent donc vers un même constat : le concert du trio de Brad Mehldau à Boulogne-Billancourt fut un non-événement. Tel fut effectivement le cas, mais à la manière du non-vouloir zen. Ce trio ne donne jamais dans l’événementiel, dans la sensation ou le spectaculaire. Seule la puissance expressive prime, le degré technique exceptionnel de chaque membre n’étant en aucun cas source d’attention particulière. Il émane ainsi de ces trois artistes une sérénité qui rappelle celle des grands maîtres des arts martiaux. D’ailleurs, Brad Mehldau adopte à présent la position du lotus lorsqu’il n’accompagne pas ses partenaires. Tout paraît couler de source, y compris dans les tempos les plus rapides, sur les grilles les plus complexes, la musique semblant dès lors les traverser au lieu de se faire prier. La perfection ne se perçoit pas toujours et peu prendre les apparences du non-événement !
Non-événement aussi dans la mesure où l’Evénement (avec un grand « E ») se situe à un niveau supérieur. Ce n’est pas telle ou telle prestation en particulier qui importe, mais bien l’Œuvre que Mehldau constitue avec le temps. Concert après concert, le trio de Mehldau élabore un monde toujours plus cohérent et profond. En ce sens, celui de Boulogne-Billancourt aura peut-être permis au groupe de voir apparaître ou de consolider un micro-aspect de leur art interprétatif qui, pourquoi pas, d’ici une vingtaine d’année donnera ses plus beaux fruits.


Prochain concert jazz au Carré Belle-Feuille : 25 mars 2013, Antoine Hervé explique Dave Brubeck

|

En 1994, Brad Mehldau montait pour la première fois sur une scène française, avec le quartette de Joshua Redman. Vingt ans après, il continue d’arpenter la planète avec sa formation de prédilection, un trio avec piano dont le personnel n’a que très peu changé (Jeff Ballard a remplacé Jorge Rossi en 2005, tandis qu’il accorde sa confiance à Larry Grenadier depuis 1998). Son passage à Boulogne-Billancourt offre l’occasion de faire le point.

 

 

Carré Belle-Feuille, Boulogne-Billancourt (92), Vendredi 14 mars 2014, 20h30
Brad Mehldau Trio
Brad Mehldau (p), Larry Grenadier (cb), Jeff Ballard (dm).

 

L’entrée en scène
Depuis ses débuts en tant que leader, les arrivées en piste de Brad Mehldau n’ont pas bougé d’un pouce, en des gestes de mise en condition précisément définis : avancée calme vers le piano ; rassemblement des mains devant soi, croisées ; salut sobre, un peu japonais, en direction du public, un sourire comme forcé aux lèvres (il n’use que d’un seul zygomatique) traduisant en réalité une attitude respectueuse vis-à-vis de son auditoire, la main gauche se déployant ensuite pour désigner ses partenaires. Enfin, tandis que Larry Grenadier effectue les dernières vérifications (accord, branchement, volume, placement dans l’espace scènique) et que Jeff Ballard baisse la tête les yeux fermés en attendant l’émergence des premières notes, Mehldau s’installe au piano et se plonge mentalement dans la première pièce de la soirée. Quoique bref, ce cérémoniel sans pompe permet au public de se préparer lui aussi. On sent celui de Boulogne-Billancourt concentré et impliqué, sentiment qui s’affermira durant les quelques deux heures de concert.

 

Le répertoire : permanence et évolutions
Pas à pas, Mehldau a mis en place son expression musicale par le biais de pièces aux caractères précis, le concert de Boulogne-Billancourt ayant représenté à cet égard une sorte de condensé de son univers.


– En ouverture, une composition en mesure asymétrique, Spiral (un 5/8 pas encore enregistré), fondée sur une main gauche en ostinato harmonico-rythmique perpétuel. Dans un précédent blog, je faisais remarquer que Mehldau ne semblait pas avoir encore trouvé de solution au problème de la fin des pièces sur perpetuum mobile, celles-ci s’interrompant plutôt que de se conclure. Cette fois, les derniers instants de la pièce ont bouclé la boucle d’une manière tout à fait convaincante à mon sens, parce qu’ils donnent bien la sensation d’un achèvement, celui réclamé par la logique du mécanisme musical mis en oeuvre par Mehldau.


– Les racines de sa pratique jazz sont ensuite convoquées au travers d’un thème bop pur jus, Dexterity de Charlie Parker, occasion donnée à Larry Grenadier de plonger dans l’improvisation. Il fut, comme à son habitude, d’une grande finesse dans son placement et ses appuis rythmiques, son invention mélodique s’avérant d’une rare justesse (dans tous les sens du terme), sans oublier ce son si caractéristique, à la fois rond et attaqué qui, à l’évidence, a ravi le public.


– Depuis une quinzaine d’années, Mehldau trouve également son compte dans l’interprétation de bossa novas mineures au tempo très finement choisi, celle donnée à Boulogne-Billancourt, de la plume de Mehldau, s’intitulant To Hold on or to Let Go.


– Dans cette veine, Mehldau a aussi imaginé un type de valse jazz très lent, là encore le plus souvent dans le mode mineur, Song Song sur son « Songs – Art of Trio, vol. 3 » en étant sans doute le premier archétype gravé sur disque. Seymour Reads the Constitution qui fut donné ce 14 mars, lancinant à souhait, témoigne d’une évolution dans l’approche compositionnelle de cette sorte de valse par Mehldau : au lieu d’un simple exposé du thème à la contrebasse, cette fois la mélodie principale se trouva contrepointée par des lignes fuyantes du piano, la doublure pianistique de la contrebasse à la tierce ou la sixte se dissolvant tout à coup dans le registre aigu du clavier, nuage harmonique se surimposant soudainement pour disparaître presque aussitôt. Au lieu du lent et très progressif crescendo aboutissant à un sommet précédant le retour du thème, le solo de Mehldau prit cette fois la forme d’un crescendo avec plateforme finale, le challenge étant, une fois celle-ci atteinte, de parvenir à entretenir l’intérêt de l’improvisation sans tomber dans le déploiement technique creux. En ce domaine, il semble que Mehldau continue d’approfondir une pensée musicale de « composition improvisée » tout à fait exceptionnelle, leçon qu’il a retenue de sa fréquentation du répertoire écrit de tradition occidentale, et qu’il tente d’appliquer au phénomène improvisé.


– Le trio de Mehldau aime aussi interpréter les standards en up tempo, la formation ayant cette fois jeté son dévolu sur Almost Like Being in Love. Tout l’art du trio consiste à ne pas exprimer d’emblée ce tempo rapide : dédoublement, sous-entendus, arrêts furtifs… tout est bon pour ne pas exprimer ce BPM élevé qui est pourtant bien en jeu. Jeff Ballard fut magistral, déroutant plus d’une fois votre rapporteur qui, pourtant, s’accrochait aux branches. Prolongeant la grande tradition, les questions-réponses en fin de morceau entre le pianiste et le batteur allèrent en s’amenuisant : de 32 jusqu’à 2 mesures chacun.


– Il fallait une ballade pour clore ce concert, et ce fut Where Do You Start? de Johnny M
andel (dont il existe une version enregistrée sur le dernier album en date du trio). Dans ce domaine, les pianistes sont bien peu à pouvoir rivaliser avec Mehldau : son piano sonne comme un quatuor à cordes augmenté d’un orchestre symphonique et d’un musicien chantant. Mais surtout, il y a une profondeur d’expression que seuls les vrais écrivains pourraient peut-être parvenir à décrire avec des mots.

 

Bis et sortie de scène
Le trio de Brad Mehldau n’est généralement pas avare de bis. Cette fois il en donna deux qui complétèrent le panorama de son répertoire-type. Il y eut d’abord une pièce de haute volée avec Seven Steps to Heaven, suivie de Still Crazy After This Year de Simon & Garfunkel, Mehldau ayant d’une certaine façon, et à son corps défendant, accentué la propension aux reprises folk-pop-rock chez les jazzmen à la fin des années 1990.
Après plusieurs saluts agrémentés de « thank you » inaudibles, les trois amis quittèrent les planches, Jeff Ballard une main dans le dos de Brad Mehldau, Larry Grenadier jetant un dernier regard vers la foule.

 

Une attitude
Brad Mehldau ne laisse pas indifférent : on l’adule ou on le dédaigne (dans les deux cas, parfois pour de mauvaises raisons). À la lecture de ce qui précède, les fans se consoleront de ne pas avoir pu être présents à un concert semblable à beaucoup d’autres. Les autres demeureront de marbre en se disant que, décidément, la routine mehldau-ienne n’est en rien créative. Deux points de vue opposés qui convergent donc vers un même constat : le concert du trio de Brad Mehldau à Boulogne-Billancourt fut un non-événement. Tel fut effectivement le cas, mais à la manière du non-vouloir zen. Ce trio ne donne jamais dans l’événementiel, dans la sensation ou le spectaculaire. Seule la puissance expressive prime, le degré technique exceptionnel de chaque membre n’étant en aucun cas source d’attention particulière. Il émane ainsi de ces trois artistes une sérénité qui rappelle celle des grands maîtres des arts martiaux. D’ailleurs, Brad Mehldau adopte à présent la position du lotus lorsqu’il n’accompagne pas ses partenaires. Tout paraît couler de source, y compris dans les tempos les plus rapides, sur les grilles les plus complexes, la musique semblant dès lors les traverser au lieu de se faire prier. La perfection ne se perçoit pas toujours et peu prendre les apparences du non-événement !
Non-événement aussi dans la mesure où l’Evénement (avec un grand « E ») se situe à un niveau supérieur. Ce n’est pas telle ou telle prestation en particulier qui importe, mais bien l’Œuvre que Mehldau constitue avec le temps. Concert après concert, le trio de Mehldau élabore un monde toujours plus cohérent et profond. En ce sens, celui de Boulogne-Billancourt aura peut-être permis au groupe de voir apparaître ou de consolider un micro-aspect de leur art interprétatif qui, pourquoi pas, d’ici une vingtaine d’année donnera ses plus beaux fruits.


Prochain concert jazz au Carré Belle-Feuille : 25 mars 2013, Antoine Hervé explique Dave Brubeck

|

En 1994, Brad Mehldau montait pour la première fois sur une scène française, avec le quartette de Joshua Redman. Vingt ans après, il continue d’arpenter la planète avec sa formation de prédilection, un trio avec piano dont le personnel n’a que très peu changé (Jeff Ballard a remplacé Jorge Rossi en 2005, tandis qu’il accorde sa confiance à Larry Grenadier depuis 1998). Son passage à Boulogne-Billancourt offre l’occasion de faire le point.

 

 

Carré Belle-Feuille, Boulogne-Billancourt (92), Vendredi 14 mars 2014, 20h30
Brad Mehldau Trio
Brad Mehldau (p), Larry Grenadier (cb), Jeff Ballard (dm).

 

L’entrée en scène
Depuis ses débuts en tant que leader, les arrivées en piste de Brad Mehldau n’ont pas bougé d’un pouce, en des gestes de mise en condition précisément définis : avancée calme vers le piano ; rassemblement des mains devant soi, croisées ; salut sobre, un peu japonais, en direction du public, un sourire comme forcé aux lèvres (il n’use que d’un seul zygomatique) traduisant en réalité une attitude respectueuse vis-à-vis de son auditoire, la main gauche se déployant ensuite pour désigner ses partenaires. Enfin, tandis que Larry Grenadier effectue les dernières vérifications (accord, branchement, volume, placement dans l’espace scènique) et que Jeff Ballard baisse la tête les yeux fermés en attendant l’émergence des premières notes, Mehldau s’installe au piano et se plonge mentalement dans la première pièce de la soirée. Quoique bref, ce cérémoniel sans pompe permet au public de se préparer lui aussi. On sent celui de Boulogne-Billancourt concentré et impliqué, sentiment qui s’affermira durant les quelques deux heures de concert.

 

Le répertoire : permanence et évolutions
Pas à pas, Mehldau a mis en place son expression musicale par le biais de pièces aux caractères précis, le concert de Boulogne-Billancourt ayant représenté à cet égard une sorte de condensé de son univers.


– En ouverture, une composition en mesure asymétrique, Spiral (un 5/8 pas encore enregistré), fondée sur une main gauche en ostinato harmonico-rythmique perpétuel. Dans un précédent blog, je faisais remarquer que Mehldau ne semblait pas avoir encore trouvé de solution au problème de la fin des pièces sur perpetuum mobile, celles-ci s’interrompant plutôt que de se conclure. Cette fois, les derniers instants de la pièce ont bouclé la boucle d’une manière tout à fait convaincante à mon sens, parce qu’ils donnent bien la sensation d’un achèvement, celui réclamé par la logique du mécanisme musical mis en oeuvre par Mehldau.


– Les racines de sa pratique jazz sont ensuite convoquées au travers d’un thème bop pur jus, Dexterity de Charlie Parker, occasion donnée à Larry Grenadier de plonger dans l’improvisation. Il fut, comme à son habitude, d’une grande finesse dans son placement et ses appuis rythmiques, son invention mélodique s’avérant d’une rare justesse (dans tous les sens du terme), sans oublier ce son si caractéristique, à la fois rond et attaqué qui, à l’évidence, a ravi le public.


– Depuis une quinzaine d’années, Mehldau trouve également son compte dans l’interprétation de bossa novas mineures au tempo très finement choisi, celle donnée à Boulogne-Billancourt, de la plume de Mehldau, s’intitulant To Hold on or to Let Go.


– Dans cette veine, Mehldau a aussi imaginé un type de valse jazz très lent, là encore le plus souvent dans le mode mineur, Song Song sur son « Songs – Art of Trio, vol. 3 » en étant sans doute le premier archétype gravé sur disque. Seymour Reads the Constitution qui fut donné ce 14 mars, lancinant à souhait, témoigne d’une évolution dans l’approche compositionnelle de cette sorte de valse par Mehldau : au lieu d’un simple exposé du thème à la contrebasse, cette fois la mélodie principale se trouva contrepointée par des lignes fuyantes du piano, la doublure pianistique de la contrebasse à la tierce ou la sixte se dissolvant tout à coup dans le registre aigu du clavier, nuage harmonique se surimposant soudainement pour disparaître presque aussitôt. Au lieu du lent et très progressif crescendo aboutissant à un sommet précédant le retour du thème, le solo de Mehldau prit cette fois la forme d’un crescendo avec plateforme finale, le challenge étant, une fois celle-ci atteinte, de parvenir à entretenir l’intérêt de l’improvisation sans tomber dans le déploiement technique creux. En ce domaine, il semble que Mehldau continue d’approfondir une pensée musicale de « composition improvisée » tout à fait exceptionnelle, leçon qu’il a retenue de sa fréquentation du répertoire écrit de tradition occidentale, et qu’il tente d’appliquer au phénomène improvisé.


– Le trio de Mehldau aime aussi interpréter les standards en up tempo, la formation ayant cette fois jeté son dévolu sur Almost Like Being in Love. Tout l’art du trio consiste à ne pas exprimer d’emblée ce tempo rapide : dédoublement, sous-entendus, arrêts furtifs… tout est bon pour ne pas exprimer ce BPM élevé qui est pourtant bien en jeu. Jeff Ballard fut magistral, déroutant plus d’une fois votre rapporteur qui, pourtant, s’accrochait aux branches. Prolongeant la grande tradition, les questions-réponses en fin de morceau entre le pianiste et le batteur allèrent en s’amenuisant : de 32 jusqu’à 2 mesures chacun.


– Il fallait une ballade pour clore ce concert, et ce fut Where Do You Start? de Johnny M
andel (dont il existe une version enregistrée sur le dernier album en date du trio). Dans ce domaine, les pianistes sont bien peu à pouvoir rivaliser avec Mehldau : son piano sonne comme un quatuor à cordes augmenté d’un orchestre symphonique et d’un musicien chantant. Mais surtout, il y a une profondeur d’expression que seuls les vrais écrivains pourraient peut-être parvenir à décrire avec des mots.

 

Bis et sortie de scène
Le trio de Brad Mehldau n’est généralement pas avare de bis. Cette fois il en donna deux qui complétèrent le panorama de son répertoire-type. Il y eut d’abord une pièce de haute volée avec Seven Steps to Heaven, suivie de Still Crazy After This Year de Simon & Garfunkel, Mehldau ayant d’une certaine façon, et à son corps défendant, accentué la propension aux reprises folk-pop-rock chez les jazzmen à la fin des années 1990.
Après plusieurs saluts agrémentés de « thank you » inaudibles, les trois amis quittèrent les planches, Jeff Ballard une main dans le dos de Brad Mehldau, Larry Grenadier jetant un dernier regard vers la foule.

 

Une attitude
Brad Mehldau ne laisse pas indifférent : on l’adule ou on le dédaigne (dans les deux cas, parfois pour de mauvaises raisons). À la lecture de ce qui précède, les fans se consoleront de ne pas avoir pu être présents à un concert semblable à beaucoup d’autres. Les autres demeureront de marbre en se disant que, décidément, la routine mehldau-ienne n’est en rien créative. Deux points de vue opposés qui convergent donc vers un même constat : le concert du trio de Brad Mehldau à Boulogne-Billancourt fut un non-événement. Tel fut effectivement le cas, mais à la manière du non-vouloir zen. Ce trio ne donne jamais dans l’événementiel, dans la sensation ou le spectaculaire. Seule la puissance expressive prime, le degré technique exceptionnel de chaque membre n’étant en aucun cas source d’attention particulière. Il émane ainsi de ces trois artistes une sérénité qui rappelle celle des grands maîtres des arts martiaux. D’ailleurs, Brad Mehldau adopte à présent la position du lotus lorsqu’il n’accompagne pas ses partenaires. Tout paraît couler de source, y compris dans les tempos les plus rapides, sur les grilles les plus complexes, la musique semblant dès lors les traverser au lieu de se faire prier. La perfection ne se perçoit pas toujours et peu prendre les apparences du non-événement !
Non-événement aussi dans la mesure où l’Evénement (avec un grand « E ») se situe à un niveau supérieur. Ce n’est pas telle ou telle prestation en particulier qui importe, mais bien l’Œuvre que Mehldau constitue avec le temps. Concert après concert, le trio de Mehldau élabore un monde toujours plus cohérent et profond. En ce sens, celui de Boulogne-Billancourt aura peut-être permis au groupe de voir apparaître ou de consolider un micro-aspect de leur art interprétatif qui, pourquoi pas, d’ici une vingtaine d’année donnera ses plus beaux fruits.


Prochain concert jazz au Carré Belle-Feuille : 25 mars 2013, Antoine Hervé explique Dave Brubeck