Jazz live
Publié le 22 Oct 2015

La Fête de l'AACM

Parmi les événements importants du mois d’octobre dans notre capitale, il y avait « Chicago à Paris », une plongée dans l’environnement culturel très riche de la Cité des vents. Bien sûr, la musique était présente, notamment au travers du concert fêtant les 50 ans de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) au théâtre du Châtelet. Jazz Magazine y était.

Avant ce concert anniversaire, les festivités musicales avaient commencé trois jours plus tôt, à la Dynamo de Pantin (94), par un concert où Chicagoans et Bretons se mêlaient sur scène. En première partie, on put ainsi entendre un quartette composé de Nicole Mitchell (fl), Christophe Rocher (cl, bcl), Tomeka Reid (vlle) et Avreeyl Ra (dm), suivi d’une seconde partie donnée par le Thrid Coast Ensemble pour lequel Rob Mazurek avait composé plusieurs partitions. Le grand ensemble européaméricain se composait, en plus des quatre musiciens déjà entendus, de : Philippe Champion (tp), Steve Berry (tb), Nicolas Peoc’h (as), Irvin Pierce (ts), Mazz Swift (vl), Jeff Parker (elg), Christopher Bjurström (p), Frédéric B. Briet (cb), Nicolas Pointard (dm), Lou Malozzi, Vincent Raude (électroniques).

Le lendemain, à l’Université de Chicago à Paris, se tenait un colloque portant sur l’AACM. En matinée, après une remarquable introduction d’Alexandre Pierrepont (qui vient de publier La Nuée. L’AACM : un jeu de société musicale aux Éditions Parenthèses), Robert O’Meally (de l’Université de Columbia) ouvrit une table ronde à laquelle participèrent Tracye A. Matthews (directrice adjointe du Center for the Studies of Race, Politics, and Culture de l’Université de Chicago, remplaçant au pied levé le co-organisateur du colloque, Michael Dawson, de la même université, qui suite à un accident n’avait pas réussi à prendre son avion pour la France), Nicole Mitchell, Mike Reed et Yves Citton (Université Stendhal-Grenoble 3). Au cours des discussions à bâtons rompus qui s’ensuivirent, une même question revint, exprimée de différente manière : comment expliquer la longévité de l’AACM ? Un peu avant midi, une réponse pleine d’autorité et d’expérience fut apportée par Henry Threadgill qui avait rejoint l’assemblée quelques minutes plus tôt : « En fait, le nombre de participants à l’Association a beaucoup fluctué au cours des années, avec des périodes de creux où nous étions peu nombreux, et d’autres très prolixes. Ces variations s’expliquent par l’adhésion ou non de ce qui constitue la base de notre communauté : le principe démocratique. Maintenant, pourquoi l’AACM dure depuis si longtemps ? Je n’en sais rien ! ». L’après-midi débuta par une communication de Robert O’Meally portant sur les fils reliant un musicien emblématique de l’AACM, Lester Bowie, à l’esprit des grands anciens tel Louis Armstrong (s’interrogeant sur les fonctions de l’humour, de l’intertextualité, de l’hommage, etc., dans ces musiques). Une table ronde suivit cette intervention, avec cette fois le philosophe Daniel Soutif en modérateur – remplaçant séance tenante Jean-Louis Comolli, annoncé mais finalement absent –, entouré outre O’Meally de Francesco Martinelli (historien et chercheur à Siena Jazz) et le maître Henry Threadgill. Par-delà les interventions parfois contestables de Daniel Soutif (opposant inutilement Boulez à la musique improvisée, se moquant légèrement de l’utopie hodeirienne, confondant émulation avec compétition…), l’un des moments forts fut l’évocation par Threadgill de son travail avec Cecil Taylor.

 

« Chicago à Paris »

Lundi 19 octobre 2015, Paris (75), Théâtre du Châtelet

1e partie : Henry Threadgill Double-Up

Roman Filiu, Curtis McDonald (as), David Bryant, David Virelles (p), Christopher Hoffman (vlle), José Davila (tu), Craig Weinrib (dm), Henry Threadgill (dir, comp).

2e partie : Roscoe Mitchell Duet

Roscoe Mitchell (ss, as), Mike Reed (dm)

3e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet

Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p, fender rhodes), John Lindberg (cb), Mike Reed (dm).

Le Théâtre du Châtelet était presque comble ce 19 octobre, avec un public bigarré allant des abonnés ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre jusqu’aux fondus de creative music, fins connaisseurs de l’œuvre des trois légendes réunies pour un soir.

Il fut donné à l’orchestre d’Henry Threadgill l’honneur d’ouvrir les festivités, en l’occurrence par le biais d’un solo de piano de David Virelles, suivi d’un autre de David Bryant (entendu récemment à Paris dans les concerts des groupes de Steve Coleman au Festival « Jazz à la Villette » en septembre dernier). À ces moments musicaux d’emblée stratosphériques (quels merveilleux musiciens que ces deux pianistes !) s’enchaînent un tutti plutôt court auquel succède un solo de tuba. Le son d’ensemble est alors pour le moins inhabituel (deux pianos, violoncelle et batterie accompagnant l’improvisation d’un tubiste !), dense et à l’épaisseur de texture évolutive. Au cours de cette première pièce, Henry Threadgill modela son orchestre en fonction du déroulement de l’action musicale, arrêtant par exemple soudainement son ensemble pour constituer inopinément un duo violoncelle/batterie. Que se passa-t-il ensuite ? Au lieu de décrire platement la succession des événements, ne vaut-il pas mieux tenter d’en expliquer le(s) principe(s) sous-jacent(s) ? Certes… Mais votre rapporteur n’en a pas compris grand-chose… Sauf à préciser que les musiciens avaient tous les yeux rivés sur de grandes partitions, alors même que l’énergie résultante portait en elle une souplesse et une poésie d’une grande liberté. Je sentais bien quelque chose d’organique dans l’organisation, avec par moment des « tourneries » sur une sorte de grille improbable, mais je fus bien en peine de saisir les rouages propres au travail de Threadgill. Au fond, en fin de compte, cela pourrait se résumer à un mixte d’improvisations guidées et de partitions cartographiques à laquelle les musiciens devaient donner chair ; mais en exprimant cela, je n’explique pas grand chose. Quoi qu’il en soit, à l’issue des quarante minutes qui composèrent la première pièce (dont un admirable solo de C
raig Weinrib
, très Max Roach en son début), le public exulta de joie lorsque Threadgill arrêta d’un geste ferme son septette. L’ouverture de la seconde pièce fut de nouveau confiée aux deux pianistes. Peu à peu, pendant que le duo continuait d’improviser, le reste de l’ensemble donna à entendre une sorte d’hymne très harmonique aux formules faussement americana[i]. D’abord très doux, l’hymne s’amplifia sous la direction millimétrique de Threadgill jusqu’à atteindre un fortissimo éminemment expressif, les deux pianistes continuant de surfer librement dans et au-dessus de la partition. Après les deux dernières notes de l’orchestre, déchirées et profondes (et qui frappèrent les esprits, puisqu’elles résonnèrent longtemps après leur extinction dans la tête de François-René Simon, présent dans la salle), le public fit une ovation à Threadgill et ses musiciens. Très classieux, manifestement ému et fier, le compositeur vint saluer son auditoire avec un grand et beau sourire aux lèvres.

Après l’entracte, changement de régime : non plus le foisonnement de la multitude, la polychromie de la matière, mais le régime sec de l’idée usée jusqu’à la corde, les infinies variations autour d’une teinte unique. En partant d’un motif aux allures presque enfantines, exécuté avec des « mauvais » doigtés, Roscoe Mitchell développa des volutes de sons, des notes giratoires en souffle continu, un tourbillon de multiphoniques. Si l’interaction se définit par l’influence réciproque, par l’écoute, du discours de l’un sur celui de l’autre, alors l’interaction sembla principalement fonctionner en sens unique : Roscoe Mitchell imposa, et Mike Reed suivit. C’est que les enjeux de la conception musicale de l’un des membres les plus anciens de l’AACM reposèrent, ce soir là, sur le continuum et le flux, la notion de performance – entre résistance physique et transe – étant implicitement supposée ; mais aussi sur une certaine manière de sonner à deux comme tout un ensemble ; et cela en interrogeant sans cesse la frontière entre sons contrôlés et sons incontrôlés/incontrôlables. Chacune des interruptions soniques de Roscoe Mitchell déclencha de frénétiques applaudissements, et après trente minutes de concert, le public réclama un bis, s’opposant aux organisateurs du théâtre qui avaient rallumé les lumières de la salle en vue de préparer le plateau suivant. Grand seigneur, Roscoe Mitchell revint avec son partenaire pour une improvisation de deux minutes conclue par un « sol – si – ré – sol » définitif.

On ne pouvait imaginer plus fort contraste, après Roscoe Mitchell, que le Golden Quartet de Wadada Leo Smith. J’avais entendu ce groupe quelques mois plus tôt au festival Sons d’hiver, et je n’avais alors pas vraiment été emballé, du fait notamment de la préparation insuffisante du groupe (les musiciens se perdant au milieu de partitions innombrables et ne comprenant pas les signes donnés par le trompettiste). Si cette fois le quartette donna une prestation d’une meilleure cohésion, demeure en moi un sentiment mitigé sur le trompettiste historique. J’ai cette fois mieux compris son esthétique, qui repose sur la volupté savourée d’une sonorité de trompette à la plastique indéniable. J’ai bien saisi combien les hésitations, les moments d’attente sont intrinsèques au mode de pensée même de Smith. Mais cela ne me touche pas nécessairement, au contraire d’une bonne partie du public qui adressa, là encore, des applaudissements très fournis aux musiciens. Outre le son plein de Smith, à la fois rond et brillant, parfois volontairement fragilisé, fourni en multiphoniques, la séduction produite par Wadada Leo Smith et son Golden Quartet repose peut-être sur la référence forte à la figure de Miles Davis. Même si Smith possède un jeu qui aspire au free, la deuxième pièce de la suite qui fut donnée l’autre soir au Châtelet évoqua sans ambiguïté le Miles électrique des années 1970, en moins brutale. De même, la mise en majesté du son, l’ouverture modale de la prestation du Golden Quartet, la position physique et la manière de diriger de Smith évoquèrent certainement pour le grand public le Prince des ténèbres. Peut-être est-ce là précisément ce qui me gêne ? Mais au fond, je connais mal l’œuvre enregistrée de Wadada Leo Smith, et la vertu de ce concert aura au moins était celle de me donner envie d’y plonger un peu plus.



[i] « Americana » se réfère à des artefacts culturels liés à l’histoire, la géographie, le folklore et le patrimoine culturel des États-Unis. « Artefact culturel » (ou artefact) est un terme utilisé dans les sciences sociales, notamment en anthropologie, en ethnologie, et en sociologie désignant tout ce qui est créé par l’homme et qui donne des informations sur la culture de son créateur et de ses utilisateurs.

 

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Parmi les événements importants du mois d’octobre dans notre capitale, il y avait « Chicago à Paris », une plongée dans l’environnement culturel très riche de la Cité des vents. Bien sûr, la musique était présente, notamment au travers du concert fêtant les 50 ans de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) au théâtre du Châtelet. Jazz Magazine y était.

Avant ce concert anniversaire, les festivités musicales avaient commencé trois jours plus tôt, à la Dynamo de Pantin (94), par un concert où Chicagoans et Bretons se mêlaient sur scène. En première partie, on put ainsi entendre un quartette composé de Nicole Mitchell (fl), Christophe Rocher (cl, bcl), Tomeka Reid (vlle) et Avreeyl Ra (dm), suivi d’une seconde partie donnée par le Thrid Coast Ensemble pour lequel Rob Mazurek avait composé plusieurs partitions. Le grand ensemble européaméricain se composait, en plus des quatre musiciens déjà entendus, de : Philippe Champion (tp), Steve Berry (tb), Nicolas Peoc’h (as), Irvin Pierce (ts), Mazz Swift (vl), Jeff Parker (elg), Christopher Bjurström (p), Frédéric B. Briet (cb), Nicolas Pointard (dm), Lou Malozzi, Vincent Raude (électroniques).

Le lendemain, à l’Université de Chicago à Paris, se tenait un colloque portant sur l’AACM. En matinée, après une remarquable introduction d’Alexandre Pierrepont (qui vient de publier La Nuée. L’AACM : un jeu de société musicale aux Éditions Parenthèses), Robert O’Meally (de l’Université de Columbia) ouvrit une table ronde à laquelle participèrent Tracye A. Matthews (directrice adjointe du Center for the Studies of Race, Politics, and Culture de l’Université de Chicago, remplaçant au pied levé le co-organisateur du colloque, Michael Dawson, de la même université, qui suite à un accident n’avait pas réussi à prendre son avion pour la France), Nicole Mitchell, Mike Reed et Yves Citton (Université Stendhal-Grenoble 3). Au cours des discussions à bâtons rompus qui s’ensuivirent, une même question revint, exprimée de différente manière : comment expliquer la longévité de l’AACM ? Un peu avant midi, une réponse pleine d’autorité et d’expérience fut apportée par Henry Threadgill qui avait rejoint l’assemblée quelques minutes plus tôt : « En fait, le nombre de participants à l’Association a beaucoup fluctué au cours des années, avec des périodes de creux où nous étions peu nombreux, et d’autres très prolixes. Ces variations s’expliquent par l’adhésion ou non de ce qui constitue la base de notre communauté : le principe démocratique. Maintenant, pourquoi l’AACM dure depuis si longtemps ? Je n’en sais rien ! ». L’après-midi débuta par une communication de Robert O’Meally portant sur les fils reliant un musicien emblématique de l’AACM, Lester Bowie, à l’esprit des grands anciens tel Louis Armstrong (s’interrogeant sur les fonctions de l’humour, de l’intertextualité, de l’hommage, etc., dans ces musiques). Une table ronde suivit cette intervention, avec cette fois le philosophe Daniel Soutif en modérateur – remplaçant séance tenante Jean-Louis Comolli, annoncé mais finalement absent –, entouré outre O’Meally de Francesco Martinelli (historien et chercheur à Siena Jazz) et le maître Henry Threadgill. Par-delà les interventions parfois contestables de Daniel Soutif (opposant inutilement Boulez à la musique improvisée, se moquant légèrement de l’utopie hodeirienne, confondant émulation avec compétition…), l’un des moments forts fut l’évocation par Threadgill de son travail avec Cecil Taylor.

 

« Chicago à Paris »

Lundi 19 octobre 2015, Paris (75), Théâtre du Châtelet

1e partie : Henry Threadgill Double-Up

Roman Filiu, Curtis McDonald (as), David Bryant, David Virelles (p), Christopher Hoffman (vlle), José Davila (tu), Craig Weinrib (dm), Henry Threadgill (dir, comp).

2e partie : Roscoe Mitchell Duet

Roscoe Mitchell (ss, as), Mike Reed (dm)

3e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet

Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p, fender rhodes), John Lindberg (cb), Mike Reed (dm).

Le Théâtre du Châtelet était presque comble ce 19 octobre, avec un public bigarré allant des abonnés ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre jusqu’aux fondus de creative music, fins connaisseurs de l’œuvre des trois légendes réunies pour un soir.

Il fut donné à l’orchestre d’Henry Threadgill l’honneur d’ouvrir les festivités, en l’occurrence par le biais d’un solo de piano de David Virelles, suivi d’un autre de David Bryant (entendu récemment à Paris dans les concerts des groupes de Steve Coleman au Festival « Jazz à la Villette » en septembre dernier). À ces moments musicaux d’emblée stratosphériques (quels merveilleux musiciens que ces deux pianistes !) s’enchaînent un tutti plutôt court auquel succède un solo de tuba. Le son d’ensemble est alors pour le moins inhabituel (deux pianos, violoncelle et batterie accompagnant l’improvisation d’un tubiste !), dense et à l’épaisseur de texture évolutive. Au cours de cette première pièce, Henry Threadgill modela son orchestre en fonction du déroulement de l’action musicale, arrêtant par exemple soudainement son ensemble pour constituer inopinément un duo violoncelle/batterie. Que se passa-t-il ensuite ? Au lieu de décrire platement la succession des événements, ne vaut-il pas mieux tenter d’en expliquer le(s) principe(s) sous-jacent(s) ? Certes… Mais votre rapporteur n’en a pas compris grand-chose… Sauf à préciser que les musiciens avaient tous les yeux rivés sur de grandes partitions, alors même que l’énergie résultante portait en elle une souplesse et une poésie d’une grande liberté. Je sentais bien quelque chose d’organique dans l’organisation, avec par moment des « tourneries » sur une sorte de grille improbable, mais je fus bien en peine de saisir les rouages propres au travail de Threadgill. Au fond, en fin de compte, cela pourrait se résumer à un mixte d’improvisations guidées et de partitions cartographiques à laquelle les musiciens devaient donner chair ; mais en exprimant cela, je n’explique pas grand chose. Quoi qu’il en soit, à l’issue des quarante minutes qui composèrent la première pièce (dont un admirable solo de C
raig Weinrib
, très Max Roach en son début), le public exulta de joie lorsque Threadgill arrêta d’un geste ferme son septette. L’ouverture de la seconde pièce fut de nouveau confiée aux deux pianistes. Peu à peu, pendant que le duo continuait d’improviser, le reste de l’ensemble donna à entendre une sorte d’hymne très harmonique aux formules faussement americana[i]. D’abord très doux, l’hymne s’amplifia sous la direction millimétrique de Threadgill jusqu’à atteindre un fortissimo éminemment expressif, les deux pianistes continuant de surfer librement dans et au-dessus de la partition. Après les deux dernières notes de l’orchestre, déchirées et profondes (et qui frappèrent les esprits, puisqu’elles résonnèrent longtemps après leur extinction dans la tête de François-René Simon, présent dans la salle), le public fit une ovation à Threadgill et ses musiciens. Très classieux, manifestement ému et fier, le compositeur vint saluer son auditoire avec un grand et beau sourire aux lèvres.

Après l’entracte, changement de régime : non plus le foisonnement de la multitude, la polychromie de la matière, mais le régime sec de l’idée usée jusqu’à la corde, les infinies variations autour d’une teinte unique. En partant d’un motif aux allures presque enfantines, exécuté avec des « mauvais » doigtés, Roscoe Mitchell développa des volutes de sons, des notes giratoires en souffle continu, un tourbillon de multiphoniques. Si l’interaction se définit par l’influence réciproque, par l’écoute, du discours de l’un sur celui de l’autre, alors l’interaction sembla principalement fonctionner en sens unique : Roscoe Mitchell imposa, et Mike Reed suivit. C’est que les enjeux de la conception musicale de l’un des membres les plus anciens de l’AACM reposèrent, ce soir là, sur le continuum et le flux, la notion de performance – entre résistance physique et transe – étant implicitement supposée ; mais aussi sur une certaine manière de sonner à deux comme tout un ensemble ; et cela en interrogeant sans cesse la frontière entre sons contrôlés et sons incontrôlés/incontrôlables. Chacune des interruptions soniques de Roscoe Mitchell déclencha de frénétiques applaudissements, et après trente minutes de concert, le public réclama un bis, s’opposant aux organisateurs du théâtre qui avaient rallumé les lumières de la salle en vue de préparer le plateau suivant. Grand seigneur, Roscoe Mitchell revint avec son partenaire pour une improvisation de deux minutes conclue par un « sol – si – ré – sol » définitif.

On ne pouvait imaginer plus fort contraste, après Roscoe Mitchell, que le Golden Quartet de Wadada Leo Smith. J’avais entendu ce groupe quelques mois plus tôt au festival Sons d’hiver, et je n’avais alors pas vraiment été emballé, du fait notamment de la préparation insuffisante du groupe (les musiciens se perdant au milieu de partitions innombrables et ne comprenant pas les signes donnés par le trompettiste). Si cette fois le quartette donna une prestation d’une meilleure cohésion, demeure en moi un sentiment mitigé sur le trompettiste historique. J’ai cette fois mieux compris son esthétique, qui repose sur la volupté savourée d’une sonorité de trompette à la plastique indéniable. J’ai bien saisi combien les hésitations, les moments d’attente sont intrinsèques au mode de pensée même de Smith. Mais cela ne me touche pas nécessairement, au contraire d’une bonne partie du public qui adressa, là encore, des applaudissements très fournis aux musiciens. Outre le son plein de Smith, à la fois rond et brillant, parfois volontairement fragilisé, fourni en multiphoniques, la séduction produite par Wadada Leo Smith et son Golden Quartet repose peut-être sur la référence forte à la figure de Miles Davis. Même si Smith possède un jeu qui aspire au free, la deuxième pièce de la suite qui fut donnée l’autre soir au Châtelet évoqua sans ambiguïté le Miles électrique des années 1970, en moins brutale. De même, la mise en majesté du son, l’ouverture modale de la prestation du Golden Quartet, la position physique et la manière de diriger de Smith évoquèrent certainement pour le grand public le Prince des ténèbres. Peut-être est-ce là précisément ce qui me gêne ? Mais au fond, je connais mal l’œuvre enregistrée de Wadada Leo Smith, et la vertu de ce concert aura au moins était celle de me donner envie d’y plonger un peu plus.



[i] « Americana » se réfère à des artefacts culturels liés à l’histoire, la géographie, le folklore et le patrimoine culturel des États-Unis. « Artefact culturel » (ou artefact) est un terme utilisé dans les sciences sociales, notamment en anthropologie, en ethnologie, et en sociologie désignant tout ce qui est créé par l’homme et qui donne des informations sur la culture de son créateur et de ses utilisateurs.

 

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Parmi les événements importants du mois d’octobre dans notre capitale, il y avait « Chicago à Paris », une plongée dans l’environnement culturel très riche de la Cité des vents. Bien sûr, la musique était présente, notamment au travers du concert fêtant les 50 ans de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) au théâtre du Châtelet. Jazz Magazine y était.

Avant ce concert anniversaire, les festivités musicales avaient commencé trois jours plus tôt, à la Dynamo de Pantin (94), par un concert où Chicagoans et Bretons se mêlaient sur scène. En première partie, on put ainsi entendre un quartette composé de Nicole Mitchell (fl), Christophe Rocher (cl, bcl), Tomeka Reid (vlle) et Avreeyl Ra (dm), suivi d’une seconde partie donnée par le Thrid Coast Ensemble pour lequel Rob Mazurek avait composé plusieurs partitions. Le grand ensemble européaméricain se composait, en plus des quatre musiciens déjà entendus, de : Philippe Champion (tp), Steve Berry (tb), Nicolas Peoc’h (as), Irvin Pierce (ts), Mazz Swift (vl), Jeff Parker (elg), Christopher Bjurström (p), Frédéric B. Briet (cb), Nicolas Pointard (dm), Lou Malozzi, Vincent Raude (électroniques).

Le lendemain, à l’Université de Chicago à Paris, se tenait un colloque portant sur l’AACM. En matinée, après une remarquable introduction d’Alexandre Pierrepont (qui vient de publier La Nuée. L’AACM : un jeu de société musicale aux Éditions Parenthèses), Robert O’Meally (de l’Université de Columbia) ouvrit une table ronde à laquelle participèrent Tracye A. Matthews (directrice adjointe du Center for the Studies of Race, Politics, and Culture de l’Université de Chicago, remplaçant au pied levé le co-organisateur du colloque, Michael Dawson, de la même université, qui suite à un accident n’avait pas réussi à prendre son avion pour la France), Nicole Mitchell, Mike Reed et Yves Citton (Université Stendhal-Grenoble 3). Au cours des discussions à bâtons rompus qui s’ensuivirent, une même question revint, exprimée de différente manière : comment expliquer la longévité de l’AACM ? Un peu avant midi, une réponse pleine d’autorité et d’expérience fut apportée par Henry Threadgill qui avait rejoint l’assemblée quelques minutes plus tôt : « En fait, le nombre de participants à l’Association a beaucoup fluctué au cours des années, avec des périodes de creux où nous étions peu nombreux, et d’autres très prolixes. Ces variations s’expliquent par l’adhésion ou non de ce qui constitue la base de notre communauté : le principe démocratique. Maintenant, pourquoi l’AACM dure depuis si longtemps ? Je n’en sais rien ! ». L’après-midi débuta par une communication de Robert O’Meally portant sur les fils reliant un musicien emblématique de l’AACM, Lester Bowie, à l’esprit des grands anciens tel Louis Armstrong (s’interrogeant sur les fonctions de l’humour, de l’intertextualité, de l’hommage, etc., dans ces musiques). Une table ronde suivit cette intervention, avec cette fois le philosophe Daniel Soutif en modérateur – remplaçant séance tenante Jean-Louis Comolli, annoncé mais finalement absent –, entouré outre O’Meally de Francesco Martinelli (historien et chercheur à Siena Jazz) et le maître Henry Threadgill. Par-delà les interventions parfois contestables de Daniel Soutif (opposant inutilement Boulez à la musique improvisée, se moquant légèrement de l’utopie hodeirienne, confondant émulation avec compétition…), l’un des moments forts fut l’évocation par Threadgill de son travail avec Cecil Taylor.

 

« Chicago à Paris »

Lundi 19 octobre 2015, Paris (75), Théâtre du Châtelet

1e partie : Henry Threadgill Double-Up

Roman Filiu, Curtis McDonald (as), David Bryant, David Virelles (p), Christopher Hoffman (vlle), José Davila (tu), Craig Weinrib (dm), Henry Threadgill (dir, comp).

2e partie : Roscoe Mitchell Duet

Roscoe Mitchell (ss, as), Mike Reed (dm)

3e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet

Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p, fender rhodes), John Lindberg (cb), Mike Reed (dm).

Le Théâtre du Châtelet était presque comble ce 19 octobre, avec un public bigarré allant des abonnés ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre jusqu’aux fondus de creative music, fins connaisseurs de l’œuvre des trois légendes réunies pour un soir.

Il fut donné à l’orchestre d’Henry Threadgill l’honneur d’ouvrir les festivités, en l’occurrence par le biais d’un solo de piano de David Virelles, suivi d’un autre de David Bryant (entendu récemment à Paris dans les concerts des groupes de Steve Coleman au Festival « Jazz à la Villette » en septembre dernier). À ces moments musicaux d’emblée stratosphériques (quels merveilleux musiciens que ces deux pianistes !) s’enchaînent un tutti plutôt court auquel succède un solo de tuba. Le son d’ensemble est alors pour le moins inhabituel (deux pianos, violoncelle et batterie accompagnant l’improvisation d’un tubiste !), dense et à l’épaisseur de texture évolutive. Au cours de cette première pièce, Henry Threadgill modela son orchestre en fonction du déroulement de l’action musicale, arrêtant par exemple soudainement son ensemble pour constituer inopinément un duo violoncelle/batterie. Que se passa-t-il ensuite ? Au lieu de décrire platement la succession des événements, ne vaut-il pas mieux tenter d’en expliquer le(s) principe(s) sous-jacent(s) ? Certes… Mais votre rapporteur n’en a pas compris grand-chose… Sauf à préciser que les musiciens avaient tous les yeux rivés sur de grandes partitions, alors même que l’énergie résultante portait en elle une souplesse et une poésie d’une grande liberté. Je sentais bien quelque chose d’organique dans l’organisation, avec par moment des « tourneries » sur une sorte de grille improbable, mais je fus bien en peine de saisir les rouages propres au travail de Threadgill. Au fond, en fin de compte, cela pourrait se résumer à un mixte d’improvisations guidées et de partitions cartographiques à laquelle les musiciens devaient donner chair ; mais en exprimant cela, je n’explique pas grand chose. Quoi qu’il en soit, à l’issue des quarante minutes qui composèrent la première pièce (dont un admirable solo de C
raig Weinrib
, très Max Roach en son début), le public exulta de joie lorsque Threadgill arrêta d’un geste ferme son septette. L’ouverture de la seconde pièce fut de nouveau confiée aux deux pianistes. Peu à peu, pendant que le duo continuait d’improviser, le reste de l’ensemble donna à entendre une sorte d’hymne très harmonique aux formules faussement americana[i]. D’abord très doux, l’hymne s’amplifia sous la direction millimétrique de Threadgill jusqu’à atteindre un fortissimo éminemment expressif, les deux pianistes continuant de surfer librement dans et au-dessus de la partition. Après les deux dernières notes de l’orchestre, déchirées et profondes (et qui frappèrent les esprits, puisqu’elles résonnèrent longtemps après leur extinction dans la tête de François-René Simon, présent dans la salle), le public fit une ovation à Threadgill et ses musiciens. Très classieux, manifestement ému et fier, le compositeur vint saluer son auditoire avec un grand et beau sourire aux lèvres.

Après l’entracte, changement de régime : non plus le foisonnement de la multitude, la polychromie de la matière, mais le régime sec de l’idée usée jusqu’à la corde, les infinies variations autour d’une teinte unique. En partant d’un motif aux allures presque enfantines, exécuté avec des « mauvais » doigtés, Roscoe Mitchell développa des volutes de sons, des notes giratoires en souffle continu, un tourbillon de multiphoniques. Si l’interaction se définit par l’influence réciproque, par l’écoute, du discours de l’un sur celui de l’autre, alors l’interaction sembla principalement fonctionner en sens unique : Roscoe Mitchell imposa, et Mike Reed suivit. C’est que les enjeux de la conception musicale de l’un des membres les plus anciens de l’AACM reposèrent, ce soir là, sur le continuum et le flux, la notion de performance – entre résistance physique et transe – étant implicitement supposée ; mais aussi sur une certaine manière de sonner à deux comme tout un ensemble ; et cela en interrogeant sans cesse la frontière entre sons contrôlés et sons incontrôlés/incontrôlables. Chacune des interruptions soniques de Roscoe Mitchell déclencha de frénétiques applaudissements, et après trente minutes de concert, le public réclama un bis, s’opposant aux organisateurs du théâtre qui avaient rallumé les lumières de la salle en vue de préparer le plateau suivant. Grand seigneur, Roscoe Mitchell revint avec son partenaire pour une improvisation de deux minutes conclue par un « sol – si – ré – sol » définitif.

On ne pouvait imaginer plus fort contraste, après Roscoe Mitchell, que le Golden Quartet de Wadada Leo Smith. J’avais entendu ce groupe quelques mois plus tôt au festival Sons d’hiver, et je n’avais alors pas vraiment été emballé, du fait notamment de la préparation insuffisante du groupe (les musiciens se perdant au milieu de partitions innombrables et ne comprenant pas les signes donnés par le trompettiste). Si cette fois le quartette donna une prestation d’une meilleure cohésion, demeure en moi un sentiment mitigé sur le trompettiste historique. J’ai cette fois mieux compris son esthétique, qui repose sur la volupté savourée d’une sonorité de trompette à la plastique indéniable. J’ai bien saisi combien les hésitations, les moments d’attente sont intrinsèques au mode de pensée même de Smith. Mais cela ne me touche pas nécessairement, au contraire d’une bonne partie du public qui adressa, là encore, des applaudissements très fournis aux musiciens. Outre le son plein de Smith, à la fois rond et brillant, parfois volontairement fragilisé, fourni en multiphoniques, la séduction produite par Wadada Leo Smith et son Golden Quartet repose peut-être sur la référence forte à la figure de Miles Davis. Même si Smith possède un jeu qui aspire au free, la deuxième pièce de la suite qui fut donnée l’autre soir au Châtelet évoqua sans ambiguïté le Miles électrique des années 1970, en moins brutale. De même, la mise en majesté du son, l’ouverture modale de la prestation du Golden Quartet, la position physique et la manière de diriger de Smith évoquèrent certainement pour le grand public le Prince des ténèbres. Peut-être est-ce là précisément ce qui me gêne ? Mais au fond, je connais mal l’œuvre enregistrée de Wadada Leo Smith, et la vertu de ce concert aura au moins était celle de me donner envie d’y plonger un peu plus.



[i] « Americana » se réfère à des artefacts culturels liés à l’histoire, la géographie, le folklore et le patrimoine culturel des États-Unis. « Artefact culturel » (ou artefact) est un terme utilisé dans les sciences sociales, notamment en anthropologie, en ethnologie, et en sociologie désignant tout ce qui est créé par l’homme et qui donne des informations sur la culture de son créateur et de ses utilisateurs.

 

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Parmi les événements importants du mois d’octobre dans notre capitale, il y avait « Chicago à Paris », une plongée dans l’environnement culturel très riche de la Cité des vents. Bien sûr, la musique était présente, notamment au travers du concert fêtant les 50 ans de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) au théâtre du Châtelet. Jazz Magazine y était.

Avant ce concert anniversaire, les festivités musicales avaient commencé trois jours plus tôt, à la Dynamo de Pantin (94), par un concert où Chicagoans et Bretons se mêlaient sur scène. En première partie, on put ainsi entendre un quartette composé de Nicole Mitchell (fl), Christophe Rocher (cl, bcl), Tomeka Reid (vlle) et Avreeyl Ra (dm), suivi d’une seconde partie donnée par le Thrid Coast Ensemble pour lequel Rob Mazurek avait composé plusieurs partitions. Le grand ensemble européaméricain se composait, en plus des quatre musiciens déjà entendus, de : Philippe Champion (tp), Steve Berry (tb), Nicolas Peoc’h (as), Irvin Pierce (ts), Mazz Swift (vl), Jeff Parker (elg), Christopher Bjurström (p), Frédéric B. Briet (cb), Nicolas Pointard (dm), Lou Malozzi, Vincent Raude (électroniques).

Le lendemain, à l’Université de Chicago à Paris, se tenait un colloque portant sur l’AACM. En matinée, après une remarquable introduction d’Alexandre Pierrepont (qui vient de publier La Nuée. L’AACM : un jeu de société musicale aux Éditions Parenthèses), Robert O’Meally (de l’Université de Columbia) ouvrit une table ronde à laquelle participèrent Tracye A. Matthews (directrice adjointe du Center for the Studies of Race, Politics, and Culture de l’Université de Chicago, remplaçant au pied levé le co-organisateur du colloque, Michael Dawson, de la même université, qui suite à un accident n’avait pas réussi à prendre son avion pour la France), Nicole Mitchell, Mike Reed et Yves Citton (Université Stendhal-Grenoble 3). Au cours des discussions à bâtons rompus qui s’ensuivirent, une même question revint, exprimée de différente manière : comment expliquer la longévité de l’AACM ? Un peu avant midi, une réponse pleine d’autorité et d’expérience fut apportée par Henry Threadgill qui avait rejoint l’assemblée quelques minutes plus tôt : « En fait, le nombre de participants à l’Association a beaucoup fluctué au cours des années, avec des périodes de creux où nous étions peu nombreux, et d’autres très prolixes. Ces variations s’expliquent par l’adhésion ou non de ce qui constitue la base de notre communauté : le principe démocratique. Maintenant, pourquoi l’AACM dure depuis si longtemps ? Je n’en sais rien ! ». L’après-midi débuta par une communication de Robert O’Meally portant sur les fils reliant un musicien emblématique de l’AACM, Lester Bowie, à l’esprit des grands anciens tel Louis Armstrong (s’interrogeant sur les fonctions de l’humour, de l’intertextualité, de l’hommage, etc., dans ces musiques). Une table ronde suivit cette intervention, avec cette fois le philosophe Daniel Soutif en modérateur – remplaçant séance tenante Jean-Louis Comolli, annoncé mais finalement absent –, entouré outre O’Meally de Francesco Martinelli (historien et chercheur à Siena Jazz) et le maître Henry Threadgill. Par-delà les interventions parfois contestables de Daniel Soutif (opposant inutilement Boulez à la musique improvisée, se moquant légèrement de l’utopie hodeirienne, confondant émulation avec compétition…), l’un des moments forts fut l’évocation par Threadgill de son travail avec Cecil Taylor.

 

« Chicago à Paris »

Lundi 19 octobre 2015, Paris (75), Théâtre du Châtelet

1e partie : Henry Threadgill Double-Up

Roman Filiu, Curtis McDonald (as), David Bryant, David Virelles (p), Christopher Hoffman (vlle), José Davila (tu), Craig Weinrib (dm), Henry Threadgill (dir, comp).

2e partie : Roscoe Mitchell Duet

Roscoe Mitchell (ss, as), Mike Reed (dm)

3e partie : Wadada Leo Smith Golden Quartet

Wadada Leo Smith (tp), Anthony Davis (p, fender rhodes), John Lindberg (cb), Mike Reed (dm).

Le Théâtre du Châtelet était presque comble ce 19 octobre, avec un public bigarré allant des abonnés ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre jusqu’aux fondus de creative music, fins connaisseurs de l’œuvre des trois légendes réunies pour un soir.

Il fut donné à l’orchestre d’Henry Threadgill l’honneur d’ouvrir les festivités, en l’occurrence par le biais d’un solo de piano de David Virelles, suivi d’un autre de David Bryant (entendu récemment à Paris dans les concerts des groupes de Steve Coleman au Festival « Jazz à la Villette » en septembre dernier). À ces moments musicaux d’emblée stratosphériques (quels merveilleux musiciens que ces deux pianistes !) s’enchaînent un tutti plutôt court auquel succède un solo de tuba. Le son d’ensemble est alors pour le moins inhabituel (deux pianos, violoncelle et batterie accompagnant l’improvisation d’un tubiste !), dense et à l’épaisseur de texture évolutive. Au cours de cette première pièce, Henry Threadgill modela son orchestre en fonction du déroulement de l’action musicale, arrêtant par exemple soudainement son ensemble pour constituer inopinément un duo violoncelle/batterie. Que se passa-t-il ensuite ? Au lieu de décrire platement la succession des événements, ne vaut-il pas mieux tenter d’en expliquer le(s) principe(s) sous-jacent(s) ? Certes… Mais votre rapporteur n’en a pas compris grand-chose… Sauf à préciser que les musiciens avaient tous les yeux rivés sur de grandes partitions, alors même que l’énergie résultante portait en elle une souplesse et une poésie d’une grande liberté. Je sentais bien quelque chose d’organique dans l’organisation, avec par moment des « tourneries » sur une sorte de grille improbable, mais je fus bien en peine de saisir les rouages propres au travail de Threadgill. Au fond, en fin de compte, cela pourrait se résumer à un mixte d’improvisations guidées et de partitions cartographiques à laquelle les musiciens devaient donner chair ; mais en exprimant cela, je n’explique pas grand chose. Quoi qu’il en soit, à l’issue des quarante minutes qui composèrent la première pièce (dont un admirable solo de C
raig Weinrib
, très Max Roach en son début), le public exulta de joie lorsque Threadgill arrêta d’un geste ferme son septette. L’ouverture de la seconde pièce fut de nouveau confiée aux deux pianistes. Peu à peu, pendant que le duo continuait d’improviser, le reste de l’ensemble donna à entendre une sorte d’hymne très harmonique aux formules faussement americana[i]. D’abord très doux, l’hymne s’amplifia sous la direction millimétrique de Threadgill jusqu’à atteindre un fortissimo éminemment expressif, les deux pianistes continuant de surfer librement dans et au-dessus de la partition. Après les deux dernières notes de l’orchestre, déchirées et profondes (et qui frappèrent les esprits, puisqu’elles résonnèrent longtemps après leur extinction dans la tête de François-René Simon, présent dans la salle), le public fit une ovation à Threadgill et ses musiciens. Très classieux, manifestement ému et fier, le compositeur vint saluer son auditoire avec un grand et beau sourire aux lèvres.

Après l’entracte, changement de régime : non plus le foisonnement de la multitude, la polychromie de la matière, mais le régime sec de l’idée usée jusqu’à la corde, les infinies variations autour d’une teinte unique. En partant d’un motif aux allures presque enfantines, exécuté avec des « mauvais » doigtés, Roscoe Mitchell développa des volutes de sons, des notes giratoires en souffle continu, un tourbillon de multiphoniques. Si l’interaction se définit par l’influence réciproque, par l’écoute, du discours de l’un sur celui de l’autre, alors l’interaction sembla principalement fonctionner en sens unique : Roscoe Mitchell imposa, et Mike Reed suivit. C’est que les enjeux de la conception musicale de l’un des membres les plus anciens de l’AACM reposèrent, ce soir là, sur le continuum et le flux, la notion de performance – entre résistance physique et transe – étant implicitement supposée ; mais aussi sur une certaine manière de sonner à deux comme tout un ensemble ; et cela en interrogeant sans cesse la frontière entre sons contrôlés et sons incontrôlés/incontrôlables. Chacune des interruptions soniques de Roscoe Mitchell déclencha de frénétiques applaudissements, et après trente minutes de concert, le public réclama un bis, s’opposant aux organisateurs du théâtre qui avaient rallumé les lumières de la salle en vue de préparer le plateau suivant. Grand seigneur, Roscoe Mitchell revint avec son partenaire pour une improvisation de deux minutes conclue par un « sol – si – ré – sol » définitif.

On ne pouvait imaginer plus fort contraste, après Roscoe Mitchell, que le Golden Quartet de Wadada Leo Smith. J’avais entendu ce groupe quelques mois plus tôt au festival Sons d’hiver, et je n’avais alors pas vraiment été emballé, du fait notamment de la préparation insuffisante du groupe (les musiciens se perdant au milieu de partitions innombrables et ne comprenant pas les signes donnés par le trompettiste). Si cette fois le quartette donna une prestation d’une meilleure cohésion, demeure en moi un sentiment mitigé sur le trompettiste historique. J’ai cette fois mieux compris son esthétique, qui repose sur la volupté savourée d’une sonorité de trompette à la plastique indéniable. J’ai bien saisi combien les hésitations, les moments d’attente sont intrinsèques au mode de pensée même de Smith. Mais cela ne me touche pas nécessairement, au contraire d’une bonne partie du public qui adressa, là encore, des applaudissements très fournis aux musiciens. Outre le son plein de Smith, à la fois rond et brillant, parfois volontairement fragilisé, fourni en multiphoniques, la séduction produite par Wadada Leo Smith et son Golden Quartet repose peut-être sur la référence forte à la figure de Miles Davis. Même si Smith possède un jeu qui aspire au free, la deuxième pièce de la suite qui fut donnée l’autre soir au Châtelet évoqua sans ambiguïté le Miles électrique des années 1970, en moins brutale. De même, la mise en majesté du son, l’ouverture modale de la prestation du Golden Quartet, la position physique et la manière de diriger de Smith évoquèrent certainement pour le grand public le Prince des ténèbres. Peut-être est-ce là précisément ce qui me gêne ? Mais au fond, je connais mal l’œuvre enregistrée de Wadada Leo Smith, et la vertu de ce concert aura au moins était celle de me donner envie d’y plonger un peu plus.



[i] « Americana » se réfère à des artefacts culturels liés à l’histoire, la géographie, le folklore et le patrimoine culturel des États-Unis. « Artefact culturel » (ou artefact) est un terme utilisé dans les sciences sociales, notamment en anthropologie, en ethnologie, et en sociologie désignant tout ce qui est créé par l’homme et qui donne des informations sur la culture de son créateur et de ses utilisateurs.