La retour de Nicolas Dary

Disparu de la scène à la suite d’un problème de santé, le saxophoniste Nicolas Dary nous revient en pianiste et compositeur.
Je ne quitte jamais Paris sans jeter un regard aux programmes que je vais y manquer et, sans même ouvrir le site de Paris Jazz Club alors que mon train pour Lorient s’élance de la Gare Montparnasse, j’en ai aujourd’hui en tête beaucoup trop pour que je puisse les évoquer sinon sous la forme d’une énumération qui ferait d’autant moins sens que, correspondant à des goûts et des préférences qui m’appartiennent, elle mériterait des commentaires détaillés. Il est un concert cependant non mentionné par le site de référence (et peut-être à dessein, vu le lieu où il se tiendra), qui mérite d’être porté à la connaissance du public.
Certains se souviennent probablement de Nicolas Dary, saxophoniste ténor, qui n’avait plus donné signe de vie depuis quelques années… Je me souviens de la première fois que je l’avais entendu ; c’était une époque où je me faisais encore l’illusion de pouvoir tout couvrir, au nom de la profession de jazz critic que j’avais le privilège d’exercer, illusion qui n’a mal résisté à l’augmentation exponentielle du nombre de territoires esthétiques correspondant au champ jazzistique et l’explosion du nombre de nouveaux musiciens, ceci pour ne rien dire des effets pervers de sa médiatisation (on pourrait parler tout autant de sa non-médiatisation).
Néanmoins, en un temps reculé, que je situerais dans les premières années 2000, alors que je travaillais encore pour Jazzman, je m’étais rendu au Petit-Journal Montparnasse pour y entendre le trio de Nicolas Montier, saxophoniste dont j’appréciais, pour faire court, la droiture et l’engagement caractérisant sa pratique du métier (en pupitre comme en soliste) au service d’une tradition remontant aux années 1930, qualités qu’il partageait (j’imagine que c’est toujours le cas) avec ses deux complices : le contrebassiste Pierre Maingourd et le batteur et pianiste Stan Laferrière. Lors de ce concert, deux jeunes gens avaient été invités à sortir du public pour rejoindre le trio sur scène : les saxophonistes Luigi Grasso et Nicolas Dary… et ç’avait été un festival de virtuosité vraie.
J’ai pu rendre hommage à Luigi Grasso à l’époque où les aléas de la presse m’avaient fait quitter Jazzman pour Jazz Magazine. En revanche, je ne me souviens pas avoir accordé une quelconque place à Nicolas Dary, sinon peut-être dans les pages “chroniques de disques”, l’entonnoir rédactionnel se faisant chaque année un peu plus étroit pour les raisons exposées plus haut. Il existait alors un autre journal, à la diffusion plus confidentielle, qui remédiait courageusement aux lacunes des deux leaders de la presse jazz de l’époque sous le titre très explicite de Jazz Classique. Je n’en manquais jamais un numéro et j’ai gardé particulièrement en mémoire certains des longs interviews conduits par son rédacteur en chef, Guy Chauvier. Aussi, ai-je tiré de mes étagères la boîte le numéro de septembre 2008 qui consacrait sa Une à Nicolas Dary à l’occasion de la sortie du CD “I’ll Never Be the Same” (Djaz records) sur lequel il était accompagné du guitariste Gilles Réa, du contrebassiste Matthias Allamane et du batteur Philippe Soirat.
Ayant glissé disque et numéro de Jazz Classique dans mon sac, j’ai pu relire l’interview de Nicolas Dary, celle d’un musicien venu au jazz et au saxophone (longtemps alto, puis ténor) à l’occasion de concerts d’artistes plutôt modernes (Arthur Blythe, Archie Shepp, Sonny Rollins), formé à l’instrument dès l’âge de 8 ans, passé beaucoup plus tard par la classe de François Jeanneau au CNSMDP (1995-1996) où il s’est vite senti “à part”. Alors qu’il faisait écouter son premier disque, enregistré en duo avec Alain Jean-Marie (“You”, Djaz Records), à Sylvain Beuf avec qui il avait également étudié, celui-ci lui avait fait la remarque : « Tu sais, après Sonny Rollins, il existe d’autres saxophonistes » ce à quoi Dary avait rétorqué « mais il en a existé beaucoup d’autres avant. » Tournant le dos à ses premières années qui l’avaient vu stimulé notamment par l’écoute de John Coltrane (mais une telle fréquentation est-elle à tout jamais perdue ?), on le vit chercher du côté de Coleman Hawkins, Lester Young et Don Byas, faire le métier entre la Huchette et le Petit Opportun, et recueillir, chaque fois qu’il le pouvait, la sainte parole de Barry Harris, pianiste originaire de Detroit devenu figure du piano bop de la deuxième moitié des années 1950 et suivantes (Donald Byrd, Hank Mobley, Sonny Stitt, Yusef Lateef, Johnny Griffin), qui fit bientôt office d’enseignant au point de faire figure de guru auprès des continuateurs du jazz pré-coltranien.
Après “I’ll Never Be the Same” où il affichait une noble faconde évoquant Coleman Hawkins, voire Ben Webster, Nicolas Dary a encore publié deux disques chez Gaya : “L’Autre Rive” (2013, Yves Brouqui ayant remplacé Gilles Réa et Luigi Grasso s’étant joint au quartette en compagnie du trompettiste Fabien Mary et du tromboniste Jean-Christophe Vilain) ; “U Babu” (2014, avec Allamane, Stan Laferrière et le guitariste Joe Cohn, le tout sous une pochette pastichant le “Saxophone Colossus” de Rollins). Puis plus rien…
En 2014, victime de dystonie, il perd le contrôle de son instrument et disparaît de la scène. Or, voici qu’un concert de sortie de disque m’est annoncé. Car entre temps, Nicolas Dary s’est remis au travail, désormais pianiste et compositeur. Une visite de sa page facebook nous le montre à l’œuvre devant son piano, revisitant en privé un large catalogue, de O Susanna à Juju de Wayne Shorter et passant par les pages du Great American Songbook, dans un exercice joaillier de réharmonisation, soignant la conduite des voix et laissant deviner tant l’héritage des compositeurs français du début du siècle que la trace de la fréquentation de Barry Harris.
Un catalogue qui aurait mérité de se faire plus sélectif, car à se faire trop démonstratif d’un savoir faire certain, il peut décourager voire agacer, et se faire la forêt qui cache l’arbre aux louis d’or. Et je recommanderais plutôt de naviguer vers d’autres sources qui révèlent l’existence d’un album de 2023 titré “Le Tourment de l’ogre”, disponible en numérique sur différentes plateformes, recueil de vingt piécettes pour piano dont la concision mélodique (de 0’43 à 2’56) et les harmonies dépouillées de leurs conventions ou facilités fonctionnelles et de toute épaisseur renverraient aux petites rebellions d’Erik Satie ou à l’ornithologie d’Olivier Messiaen (abstraction faite de la vivacité de ces dernières, Dary, dans son tourment d’ogre privilégiant une forme de lenteur et d’épure qui fait son charme).
Or, voilà que Nicolas Dary présente en public un nouvel album, “Fleur de sable”, sous la direction artistique de Daniel Yvinec. Autour de lui, ce n’est pas sans une certaine logique que l’on trouve le guitariste Frédéric Loiseau dont on connaît l’enthousiasme et l’art de surgir où on ne l’attend pas, la contrebassiste de formation classique Marie-Christine Daqui qui s’est laissé entrainer par Loiseau sur les terres du jazz et que l’on a entendu récemment en duo avec la chanteuse Sandrine Deschamps sous la direction artistique de Daniel Yvinec (“D’Elles”), et enfin le chanteur lyrique Laurent Naouri qui s’aventure volontiers hors de sa zone de confort (notamment avec Guillaume de Chassy), plus les partitions de Nicolas Dary pour quatuor à cordes. Rendez-vous le 22 mai chez Charles Coquet, luthier, 50 rue Joseph de Maistre, 75018 Paris (réservation recommandée au 07 63 88 82 91). Franck Bergerot