Jazz live
Publié le 16 Oct 2022

La spiritualité sans perlimpinpin d’Ambrose Akinmusire et la Curiosity de David Chevallier

Hier, samedi 15 octobre, l’affiche imaginée par Arnaud Merlin pour le concert de rentrée de Jazz sur le vif avait belle allure et le public du studio 104 de la Maison de la Radio, nombreux, enthousiaste, le lui a bien rendu.

Pourtant, on n’a pas tourné les serviettes, on n’a pas demandé vingt fois au public s’il allait bien, on ne l’a pas fait claquer dans ses mains, on ne lui a pas servi la même soupe réchauffée que se sont refilée beaucoup de grands festivals ne sachant plus comme remplir des jauges démesurées.

On pourrait dire – ce serait fort réducteur, mais on pourrait commencer par ça –, qu’avec Laurent Blondiau au sein du Curiosity Quartet et Ambrose Akinmusire à la tête de sa formation, on eut hier une formidable affiche de trompette, fidèle à cette vieille tradition du piston avec ou sans sourdine qui pétrit le son du cuivre depuis que le jazz est jazz, remontant à King Oliver, Bubber Miley, Rex Stewart… ou plus récemment Lester Bowie, Wadada Leo Smith ou Kenny Wheeler.

Mais dans les deux cas, il s’agissait non de soliste mais d’orchestre.

Nous avions vu le Curiosity Quartet l’an passé, au festival de Nevers, encore dans sa prime jeunesse, et avec un trompettiste remplaçant, et nous avions surtout loué la complicité ancienne entre Sébastien Boisseau et Christophe Lavergne. Hier, on entrait de plein pied dans le vif du propos de David Chevallier, certes avec cette guitare nourrie du modèle de ceux qui ont réinventé l’instrument dans les années 1970 : John Abercrombie, Pat Metheny, Mick Goodrick et Ralph Towner, plus tardivement Bill Frisell… Nous n’oublions pas John Scofield, mais ce n’est pas son nom qui vient en premier dans cet éventail d’influences. Et si cet éventail se déploie ainsi pour qui a cette culture, il se fait aussitôt oublier, n’occultant en rien ce qui fait l’originalité de David Chevallier, guitariste-compositeur-chef d’orchestre qui a su se nourrir à bien d’autres sources (on sait notamment  qu’il n’est pas sorti les poches vides d’un compagnonnage avec John Taylor) et qui confie à ses complices des partitions-récits se faisant oublier tant est grande l’aisance avec laquelle elles circulent parmi les pupitres et la matière même de l’improvisation, dont participe l’usage très dynamique que Chevallier et Blondiau font de leurs palettes de timbres, la chorégraphie très fluide de Boisseau et ce sens de l’espace et de la nuance qui anime le jeu pourtant dense et intense de Christophe Lavergne.

Avec l’entrée en scène d’Ambrose Akinmusire et son quartette, on change de registre. D’un espace de jeu très ludique, on pénètre un domaine quasi monacal, une sacralisation du timbre avec ce sens du détail comme ces unissons piano trompette, non dans le phrasé, mais dans l’expression d’une note tenue, comme on fait sonner un gong dans un temple tibétain ou la clochette du servant de messe pour l’élévation. Plus que par le passé – en sortie de concert, avec Guillaume de Chassy nous évoquions un concert à Créteil en 2015 d’où nous étions sortis autant étourdis qu’éblouis par l’intensité d’un groove qui nous avait paru insaisissable, par le pouvoir d’entrainement de cette inéluctable dérobade – plus que par le passé donc, la contrebasse d’Harish Raghavan (1) nous offrait un ancrage au gué du drumming tantôt torrentiel tantôt ruisselant de Justin Brown. La sobriété du quartette confine désormais – il nous offrait déjà par le passé de ces moments comme en suspension – au dramaturgique, au liturgique, de par la précision et la concision de son propos, Akinmusire portant une parole grave, du recueillement d’une séquence a capella à l’effusion d’une colère momentanée, avec un sens de la mesure et du recul qui n’est pas dénuée d’humour. C’est là, la grande tradition afro-américaine qui s’exprime au sommet, sur ces altitudes que fréquentèrent Charles Mingus, Miles Davis, John Coltrane ou l’Art Ensemble of Chicago, ou dans leur domaine James Baldwin et Toni Morrison… La douleur et la joie de l’Amérique noire, telle qu’elle est vécue avec le bagage culturel élargie d’un musicien parvenu à maturité au XXIe siècle, telle qu’elle se partage ici avec le pianiste blanc Sam Harris. Un jeu de piano totalement atypique : aucun cliché, pas vraiment de phrases, quelque chose d’organique qui relève tout à la fois de la couleur et de la matière en volume, qui se construit pas à pas…

On nous a beaucoup bassiné avec la notion de jazz spirituel ces derniers années : des porteurs de spiritualité habillés comme des cardinaux de Fellini, portant crosses et bâtons de prophète tirés du rayon farce et attrape, des turbans en guise de mitres, des discours tartuffiant, voire des chœurs dignes de rassemblements des jeunesses catholiques… et des Pharoahtrane et des SunRayler de pacotille présentant leurs anneaux à baiser. Mais lorsque l’on entend Ambrose Akinumusire sans chasuble ni diadème, on se dit que le voilà le Jazz Spirituel. Franck Bergerot

(1) Une distraction qui m’est coutumière m’a égaré. Rien d’étonnant à ce que j’ai trouvé quelque chose de changé par rapport au concert de Créteil en 2015. Harish Raghavan y tenait bien la contrebasse. Mais hier, comme me le font remarquer plusieurs messages tombés ce dimanche dans ma boîte mail, le contrebassiste était Joe Sanders.