Jazz live
Publié le 14 Août 2022

Brigitte Fontaine sous protection

Hier, 13 août, au fond d’un étrange cratère Pauline Willerbal et Jack Titley rendait hommage à Brigitte Fontaine sous le regard de la Vierge.

Pouvait-on imaginer endroit plus frais en ce 13 août qui battait des records de températures, particulièrement en Bretagne inhabituellement sous régime caniculaire. Imaginez une sorte de cratère dont on aperçoit le fond à travers les branchages en descendant un escalier forestier, et où l’on débouche en y découvrant une chapelle – si bien nommée Notre-Dame de La Fosse – nichée entre canopée et falaise comme taillée d’une scie de géant dans le granit et dans une anfractuosité de laquelle on découvre une Vierge, façon Lourdes. Le public leur tourne cependant le dos, faisant face à une petite scène abritée par un velum tendu entre quatre branches sommairement taillées. Nous sommes sur l’un des Lieux Mouvants du festival ainsi nommé. « Entre nature et culture » précise le programme, « du 9 juillet au 28 août 2022. Rencontres, spectacles, expositions, en Centre Bretagne ». Du Hameau de Saint-Antoine à Lanrivain au Château du Coscro à Lignon, en passant par la petite chapelle Saint-Jean-Baptiste de Bruthulet à Saint Servais, on est loin de la grande consommation festivo-estivale. Le “jazz mais pas que” y a sa place entre danse, électro, “oratorio fantastique”, chanson et musique classique, avec Sarah McCoy (le 10 juillet dernier), Sophie Alour (le 24 juillet).

Hier, dans cette ancienne carrière gallo-romaine d’où furent extraites les pierres de la cité romaine Vorgium (l’actuelle Carhaix) à une quarantaine de kilomètres, nous retrouvions la violoncelliste et joueuse de gadulka Pauline Willerval entendue deux jours auparavant à Quelven en trio au sein du trio Arcus (avec Jacky Molard et Bruno Ducret) et l’an passé avec ce duo Horla dont l’hommage à Skip James avait constitué, à nos yeux, l’un des temps forts du festival “Arts des villes, Arts des champs” de Malguénac (avec les textes et la musique composée par la même Willerval pour le groupe La Nose). Son partenaire, Jack Titley (guitare et banjo 5 cordes), s’est déjà de nombreuses fois fait entendre à Malguénac où l’on a vu grandir et se préciser un art polymorphe, nourri de country music et de blues, de feeling à rebrousse-poil et de second degré, d’archaïsme et de raffinement.

Après Skip James, les voici donc revisitant des textes et chansons rares de Brigitte Fontaine, en large part période Areski. C’est Pauline Willerval qui commence seule au violoncelle sur une basse continue, puis se met à égrainer d’une voix mezzo-soprano sur une ligne mélodique évoquant quelque aria d’une cantate baroque, les slogans révolutionnaires qui avaient cours dans les années post-soixante-huitardes (« Révolution / La propriété c’est le vol / Prolétaires de tous les pays / Tout le pouvoir au peuple… ») et que Brigitte Fontaine avait réunis sous le titre L’Auberge. Stupéfaction, souvenirs, sourires, rires, malaise, approbations graves, visages hermétiques, deuxième degré, revendication ferme ou parodie… Le feu ou sa menace partout, de la France à l’Ukraine, de l’Afghanistan à Taïwan, sous quelque forme que ce soit… moment de détente ou de crispation, qu’avons-nous fait de ce monde depuis ce temps des utopies ? Ici tout résonne.

Jack Titley fait son entrée et présente le programme du duo Horla consistant à rendre hommage « à des gens normalement décédés, mais là, pour notre deuxième spectacle, on a fait une exception ». Le ton est donné : insolente liberté de pensée, facétie galopine, grave polissonnerie, loufoquerie… tout ce qu’autorise la poésie qui est aussi savoir-faire, technique et science de l’écriture que l’on retrouve dans l’écriture contrapuntique des parties instrumentales imaginées par nos deux protagonistes dont les deux voix dialoguent ou se trament entre banjo-guitare et violoncelle-gadulka avec un sens du détail digne de la musique de chambre. Folle impertinence de Cet enfant que je t’avais fait que chantais Brigitte Fontaine avec Higelin ou cet insolite « Notre mère qui êtes aux cieux / Comme le nez au milieu de la figure, aidez-nous un peu / Notre mère qui êtes sur terre / Comme une vache laitière dans notre couloir / Donnez-nous à boire, donnez-nous à boire. » Interpellation blasphématoire involontaire en présence de la Madone qui domine le lieu et fait face à la scène ? On pense immanquablement à l’actualité de la sécheresse à laquelle seul semble échapper ce fond de carrière. L’origine de ce texte, L’inconciliabule, renvoie en fait au thème de l’inconciliable dans les relations hommes-femmes, récurrent dans l’œuvre de Brigitte Fontaine et que l’on a croisé dans le répertoire de La Nose, le groupe cité plus haut dont Pauline Willerval est la parolière et compositrice (Maîtresse, J’aime ta plaie).

Soudain surgit sur le gadulka une boucle qui me rappelle cette partie d’harmoniques que jouait Barre Phillips sur Let’s Dance avec The Trio, formation qu’il partageait avec John Surman et Stu Martin et qui circule aujourd’hui sous le nom de John Surman et le titre “Glancing Backwards : The Dawn Anthology. Coïncidence, mais vive les coïncidences. Je m’égare …On continue à rêver au fil du répertoire, à nous “attend-rire” sur les petits et grands malheurs de l’inconciliable : Conne, Patriarcat, Je suis une fanfreluche / Je suis la femme / Je suis un accoudoir, Je suis inadaptée, Je t’aime encore… Soudain apparition de Gigi Bourdin, héros tranquille du Centre Bretagne que l’on a connu compère de Lors Jouin au sein des Ours du Scorff. Il vient jouer le rôle principal, rôle muet, de la chanson Le Grand-père dont le duo a fait son teaser . L’hommage touche à sa fin, le temps est venu de saluer et c’est Brigitte Fontaine qui prend la parole, ultime pirouette : « Je crache sur les hommages, je conchie les hommages. »

Avant de quitter la carrière, je m’y aventure encore en contrebas du cratère où s’est déroulé le concert et tombe sur cet étrange spectacle. « C’est pas très jazz, tout ça ! » Souvenons-nous du temps où Brigitte Fontaine et Areski enregistrait avec l’Art Ensemble of Chicago. Franck Bergerot (photos © X. Deher)

N’hésitez pas à fouiner sur le web avec les mots clés “La Nose”, “Horla” et “Skip James”.