Lee Konitz / Toute une vie 2

2ème partie / Résister à l’oubli (1961-1976)
Poursuivant son survol d’une œuvre longtemps incertaine et vagabonde, en bonus de son article sur l’album “I Concentrate On You” (Jazz Magazine n°781, mai 2025), Franck Bergerot parvient au premier concert de Konitz auquel il assista en 1976, et qu’il vécut comme une sorte d’initiation.
Lire la 1ère partie: https://www.jazzmagazine.com/les-news/actus/lee-konitz-toute-une-vie/
En août 1961, comme pour se rappeler à la mémoire de ceux qui auraient oublié son existence, Lee Konitz passe trois jours en studio à l’invitation du label Verve, sans autre accompagnement que la contrebasse de Sonny Dallas et une batterie tenue alternativement par Nick Stabulas et… Elvin Jones ! Quelle association inattendue que celle du “soft sound” de Lee Konitz avec le “drumming” qui porte à l’époque John Coltrane au paroxysme d’Impressions ! Interrogé par Andy Hamilton* qui fait mine de s’étonner du choix d’Elvin Jones, l’altiste répond : « Il a tout de suite trouvé à quel niveau jouer, néanmoins sans se compromettre. Il jouait avec l’intensité qu’exigeait la situation, et avec un complet enthousiasme. Ce fut une belle surprise, et du plaisir. Bien sûr, j’étais anxieux, mais je suis certain qu’Elvin l’était tout autant, pour des raisons différentes. Et puis je connaissais Sonny Dallas, et je pensais qu’il serait notre médiateur. Et ça a bien marché. »
Vaches maigres

L’album “Motion” qui en résulte restera le point saillant de la phonographie konitzienne des années 1960 mais, s’il est aujourd’hui ce qu’on appelle un “disque culte”, il ne lui valut d’abord que ce qui pourrait être considéré comme de l’indifférence de la part des fans du pianoless quartet d’Ornette Coleman ou une sorte de désapprobation des jazzfans attachés à un jazz aux contours harmoniques et rythmiques parfaitement dessinés. Pour ne rien dire d’une industrie phonographique qui ne savait que faire de ce blanc bec étranger aux grands courants traversant alors les sixties. Creed Taylor qui venait de succéder à Norman Granz à la tête de Verve, ne donna pas suite et Lee Konitz disparut des discographies à l’exception de quelques bootlegs.

En 1964, il retrouve Warne Marsh et Lennie Tristano au Half Note en compagnie de Sonny Dallas et Nick Stabulas.En 1965, il participe au Carnegie Hall à un all stars en hommage à Charlie Parker. Après une présentation dont la cocasserie témoigne d’un talent certain pour le stand up, il se live à un one man show musical, improvisant à l’alto, sans accompagnent, un Blues For Bird qui figure à la 28ème minute du “Memorial Concert, Charlie Parker” (initialement publié sur Mercury), Il renouvellera cette audace à Newport alors qu’il y est annoncé l’après-midi du 4 juillet avec Albert Mangelsdorf, Attila Zoller et Don Friedman. Si l’on en croit les archives de Bill Graham, Lee Konitz fit bande à part, improvisant treize minutes durant à partir de There Will Never Be Another avec pour tout accompagnement une sorte de drone qu’il invita le public à fredonner, avant d’être rejoint pas la rythmique présente, Larry Ridley et Joe Chambers.
Puis il part pour l’Europe, où il fait une radio au Pays-Bas avec René Thomas, Misha Mengelberg et Han Bennink en marge d’une tournée avec Bill Evans, NHOP et Alan Dawson (images filmées à Paris et à Copenhague ). Au cours de celle-ci, il s’agit plus de deux trios, l’un autour de Lee Konitz, l’autre autour de Bill Evans, les deux leaders ne se retrouvant ensemble que sur un partie du programme. Et l’on notera qu’au cours de la même tournée, la rythmique NHOP / Alan Dawson constitue également la rythmique du trio de Sonny Rollins. L’année suivante, Konitz participe avec Dick Katz, Victor Sproles et Ronnie Bedford à l’enregistrement du très inattendu et très estimable “Modern Jazz Compositions from Haiti” du pianiste Gerald Merceron (album publié en 1975 après avoir été complété en 1973 par deux titres en quartette avec Jim Hall, Eddie Gomez et Beaver Harris).

En 1967, l’altiste est réduit à enregistrer un “Minus One”, disque à dimension pédagogique sur lequel, en jouant sur la stéréo, l’étudiant peut prendre la place du musicien signataire, accompagné par un orchestre (en l’occurrence un orchestre middle-jazz enregistré en 1959, plus un série de plages où Lee Konitz joue en duo avec lui-même ou accompagné d’un seul métronome, exercice auquel Tristano soumettait ses élèves, lorsqu’il ne s’y livrait pas lui-même, tel le fameux Turkish Mambo où le pianiste superposa les métriques par re-recording avec pour tout support le battement d’un métronome).
Miroir aux alouettes
Mais la tournée américaine des Beatles en 1964 a levé dans son sillage un vent nouveau. Le Summer of Love couve, et bientôt, de la rédaction de Down Beat aux bureaux de la Columbia, on ne parle plus que de sauver le jazz en le fusionnant avec le rock. Dès avril 1966, Gary Burton enregistre Norwegian Wood de Lennon et McCartney, puis cinq mois plus tard I Want You de Bob Dylan. Larry Coryell et Jim Pepper fondent The Free Spirits, considéré comme le premier groupe de jazz-rock et ce n’est plus le seul répertoire qui change mais le son, désormais électrifié : la même année Sonny Stitt et Eddie Harris électrifient leurs saxophones. En septembre 1966, Lee Konitz se produit au Village Gate de New York avec le groupe du vibraphoniste Dave Pike dans un programme psychédélique, son saxophone filtré par différents effets électriques (Free Improvisation et, titre éponyme de l’album publié en 1970, The Doors Of Perception).

Joue-t-il déjà d’un saxophone “électrique” ? L’année suivante, il franchit explicitement le pas sur “The Lee Konitz Duets” en branchant son saxophone sur un octaver lui permettant de doubler ici et là ses lignes mélodiques à l’octave inférieure (soit un Varitone de chez Selmer, soit sa réplique chez Conn, le mutidivider), donnant ainsi l’illusion de jouer de deux saxophones à l’octave l’un de l’autre. Sur Struttin’ With Some Barbecue de Lil’ Armstrong, il utilise alto, ténor et baryton pour un “duo orchestral” en re-recording avec l’euphonium et le trombone de Marshall Brown. Il s’adonne par ailleurs à de stricts duos en empruntant à l’American Songbook (You Don’t Know What Love Is,avec Joe Henderson), au répertoire de Lester Youg (Tickle Toe, avec Richie Kamuca), osant l’abstraction avec Jim Hall et même avec Ray Nance (le violoniste de Duke Ellington) et sur des improvisations avec rythmique impliquant notamment Karl Berger, Eddie Gomez et Elvin Jones.
Vers une renaissance
En mars 1968, “l’année des évènements”, Konitz sympathise en Allemagne avec Albert Mangelsdorff, Barre Phillips, Stu Martin et Attila Zoller sur “Zo-Ko-Ma” (MPS). L’octaver fait toujours partie de sa panoplie en octobre lorsqu’il enregistre à Rome pour RCA “Stereokonitz”, album sur lequel il est entouré de musiciens italiens sur des partitions du contrebassiste Giovanni Tommaso avec Enrico Rava, Franco D’Andrea et Gege Munari. Mais on retiendra plus encore la production confidentielle d’une première rencontre avec Martial Solal, Henri Texier et Daniel Humair “European Episode / Impressive Rome” (parus à l’origine sur deux vinyles séparés, mais aujourd’hui réunis en un double CD sur CamJazz). S’il y recourt encore à l’octaver, avec une conviction inégalée, notamment dans une suite de deux duos avec Humair puis Solal, il trouve auprès des trois musiciens français un espace d’expression qui prélude à la réussite du concert d’Antibes 1974.

De retour à New York, en mars 1969, sur “Peacemeal” (Milestone), il tente un nouveau grand écart entre relevés de chorus (Lester Young et Roy Eldridge), emprunts à Béla Bartók et électrification avec une rythmique marquée par la controlled freedom du second quintette de Miles Davis (Dick Katz au piano électrique, Eddie Gomez et Jack Dejohnette). Si ça défrise un peu ses fans de la première heure – c’est d’ailleurs à se demander, alors, s’il en existe encore – ça n’amuse que très peu les amateurs du jazz-rock naissant. Et lorsqu’il retourne en studio en février 1971, c’est avec son seul alto, pour donner la réplique en duo au piano post-tritanien de Sal Mosca. Une sorte de retour aux fondamentaux, l’album “Spirits” (Milestone) se trouvant complété le mois suivant avec l’ajout de Ron Carter et Mousie Alexander au répertoire supplémentaire.

Mais c’est en Europe, en 1974, que la carrière de Konitz redémarre : série de disques sur le label danois SteepleChase, et retour dans les studios new-yorkais, tournées de retrouvailles avec Warne Marsh, Peter Ind et Al Levitt, reconnaissance enfin en Une des journaux français Jazz Magazine et Jazz Hot (lire Jazz Magazine n°781, mai 2025). Le jazzfan francophone disposait désormais de quelques clés pour redonner dans l’histoire du jazz sa place à Lennie Tristano et à ses deux principaux disciples, Lee Konitz et Warne Marsh. À commencer par le dictionnaire qu’avait conçu Jean Delmas pour Jazz Hot, rapportant pour chaque composition originale de Tristano ou ses disciples le standard dont il était la démarque. Le mardi 16 mars 1976, j’étais donc préparé à entendre Lee Konitz, annoncé au studio 104 de la Maison de la Radio. Les deux compères saxophonistes s’étant produits en quartette la veille au Shaw Theater de Londres (cf. “London Concert”, LP Wave que je ne tarderais pas à acquérir), Warne Marsh semblait être reparti aux États-Unis, mais la rythmique de la tournée, Peter Ind et Al Levitt, était à l’affiche de Radio France et Martial Solal complétait le quartette.

Concert en forme d’initiation
Certes, n’ayant de l’anglais qu’une pratique à mourrir de soif accoudé à un bar londonnien faute d’être capable de passer commande, je ne compris pas grand’ chose aux annonces et commentaires de ce bonhomme un rien narquois qui parfois portait sa main au front en guise de visière pour scruter la foule comme s’il cherchait à y reconnaître quelqu’un. Étant placé sur le côté, je parcourais moi aussi la salle du regard, essayant de deviner un visage correspondant à quelque signature de mes journaux préférés. J’y repérais les connaisseurs qui semblaient jouer à qui serait le premier à souffler à l’oreille de son voisin le titre du morceau qui venait à peine d’être introduit sans être annoncé ; à qui s’esclafferait le plus fort aux mots d’esprit de Konitz. J’en conçus comme un baptême d’initiation au monde des standards dont je commençais à prendre conscience et à cette culture commune, mortier de la complicité entre Konitz et Solal, si différents et si complémentaires, complicité dont l’avenir témoignerait de son caractère irréductible au fil de nombreux concerts désormais en duo. Et je m’abandonnai à ce double sentiment de déjà entendu et encore d’inattendu (voire totalement inconnu), de familiarité et d’égarement.
Profitant il y a cinq ans du premier confinement pour explorer mes archives, je tombais un peu par hasard sur une copie CD-R de trois des morceaux de ce concert, probablement d’après un lot de bandes magnétiques aujourd’hui perdues où je stockais des heures de retransmissions d’André Francis captées sur les ondes. J’y retrouve What’s New, standard qu’à l’époque du concert je venais de découvrir par Helen Merrill et Clifford Brown. Dans sa version du studio 104, Lee Konitz nous indique la première phrase par bribes, comme pour nous mettre sur la voie avant de nous laisser nous débrouiller, car tout de suite après il joue la variation, l’échappée, le colin-maillard, et il y a du Bach dans sa façon de dérouler la phrase, sans rien prévoir, comme se laissant dicter chaque note par sa précédente dans une espèce de rêve éveillé où Solal vient le rejoindre… J’avais écrit à l’occasion d’un concert en duo des années 1980, “le lièvre et la tortue”. J’aurais dû titrer , “le lièvre et le papillon” : le lièvre Solal surgit, filant à travers champs, en laissant le papillon Konitz sur place en suspension au-dessus d’un petit groupe de notes, puis qui se met à voleter d’un bouquet à l’autre. Et si Solal daigne l’y rejoindre, c’est alors avec la vivacité de l’abeille qu’il besogne sa récolte. La rythmique fait alors son entrée, et recueillera une critique sévère dans Jazz Magazine, sous la plume de Daniel Soutif. Certes, le son de la contrebasse ne sonne pas très joliment – on sonorisait fort mal les contrebasses à l’époque –, mais elle est joliment active au milieu de cet incessant chassé-croisé du piano et de l’alto, et Al Levitt est loin de jouer les utilités, même s’il joue du bout de ses balais somme toute très audacieux.
L’hommage à Lennie, l’hommage à Lester

Du thème d‘Anthropology, Peter Ind joue les phrase A à l’unisson de l’alto, avec un Al Levitt tout à son affaire dans l’héritage de Roy Haynes. Et ça barde. Après un solo de Solal d’une audace et d’une bravoure inouïes, Konitz montre que, s’il sait rêver, il sait aussi mordre et foncer. Enfin, il y a un morceau dont je n’ai pas su noter le titre sur le boîtier de mon enregistrement… Et bon sang, mais c’est bien sûr ! Quarante-cinq ans plus tard, ça me semble évident. Cet unisson sax-contrebasse, c’est le solo de 1936 que Lady Be Good inspira à Lester Young au sein du noyau dur d’un Count Basie Orchestra qui n’avait pas encore gravé son nom dans la cire. Et me revient soudain que la première fois que j’ai entendu nommer ce titre, c’était ce 16 mars 1976. Entre deux morceaux, Konitz avait prononcé les mots de « Lester Young » et de « Lady Be Good » assortis d’un geste de la main semblant signifier « et cetera » qui avait soulevé dans l’assistance des «ah ! », des « oh ! », des murmures et des hochements de tête entendus. Et, ignorant encore quasiment tout de ce Lester et de cette Lady, je m’étais dit qu’il y avait là une information importante à retenir et à creuser, peut-être un mot de passe pour initié. C’était un signal qui m’était envoyé par le Président Lester des confins de l’histoire du jazz, la leçon de Lennie Tristano et l’expression de cette espèce de bonne humeur, voire de gaîté mémorielle qui traverse l’œuvre de Lee Konitz. Franck Bergerot
À suivre : 3ème partie (disponible à partir du 31 mai dans ces pages) – Bonhommie et exigences d’un post-moderne (1976-2020)
* Lee Konitz, Conversations On The Improviser’s Art, Andy Hamilton, The University Of Michigan Press.