Lee Konitz / Toute une vie

3ème partie / All the things You are (1976-2020)
La carrière de Lee Konitz se trouve relancée alors que l’Histoire du jazz marque le pas. L’œuvre du saxophoniste restera un vagabondage sur une large géographie stylistique où, au gré des rencontres, il restera fidèle à un chant intérieur toujours plus authentique.
À lire également 2ème partie / Résister à l’oubli (1961-1976) et 1ère partie / Disciple et affranchi (1927-1960)
Si l’on peut dire qu’au milieu des années 1970 les productions SteepleChase (notamment “I Concentrate On You”, voir Jazz Magazine n°781, mai 2025) relancent la carrière de Lee Konitz à l’approche de la cinquantaine, ce dernier restera un marginal de l’Histoire. Il faut dire que la notion d’Histoire commence alors à s’émousser au moment-même où l’on recommence à se ré-intéresser au jazz. Elle passe au mode ralenti et ne connaît plus ces révolutions qui l’avaient jusque-là rythmée de décennie en décennie, du hot au swing, du swing au bop, du bop au cool et au hard bop, du free jazz au jazz-rock. On parle désormais de post-bop, de post-free, et les vieilles gloires que l’on croyaient passées de mode ressurgissent sur le devant de la scène, certaines d’entre elles n’ayant d’ailleurs jamais, jusque-là, vraiment accédé au premier plan. L’Histoire tend alors à se résumer à un succession d’affiches des grands festivals, de all stars, de palmarès et d’éphémères records de vente, en marge desquels l’expérimental, l’extra-européen et les nouvelles musiques populaires viennent imprégner une post-modernité polymorphe. Lee Konitz restera lui-même un marginal, avant d’accéder avec l’âge au vénérable statut de “vétéran” qui fait honneur à ceux qui l’invite à les rejoindre à la table de l’actualité la plus en pointue. Et, sa carrière free lance le conduisant de rencontres en expériences plus ou moins durables, il n’est pas certain que son œuvre-même raconte une histoire continue et cohérente, sinon une fidélité à lui-même.
L’exigence derrière la bonhommie
Peu porté sur l’orchestration, il se laissa convaincre par quelques musiciens de créer, au Stryker’s en 1976, un nonette dont les arrangements furent laissés à l’initiative de Sy Johnson ou Jimmy Knepper, sur un répertoire qui inclua Nefertiti de Wayne Shorter, Matrix de Chick Corea (“the Lee Konitz Nonet”, 1976, Roulette) ou Giant Steps de John Coltrane (“The Lee Konitz Nonet”, 1977, Chiaroscuro), mais on le sent chez lui plus certainement sur le merveilleux Stardust composé par Hoagy Carmichael en 1927 (“Yes, Yes, Nonet”, 1979, SteepleChase). Et si ces expériences orchestrales seront relancées dans les années 2000 par le saxophoniste Ohad Talmor, on le verra plus souvent aller seul de ville en ville au gré des engagements et des invitations à se produire avec des comparses de circonstance.

C’est au fil des rencontres que son identité se dessine, avec un sens de l’à-propos qu’il exerce dans ses improvisations musicales comme dans la vie quotidienne. Guy Le Querrec, friand des concours de circonstances, se souvient avoir trébuché dans un studio d’enregistrement, et d’avoir entendu Lee Konitz lui souhaiter « Bon voyage ! » au cours de sa chute.Son apparente bonhommie et l’humour qu’il peut montrer en public, volontiers narquois, dissimulait à peine un mélange d’exigence et de pugnacité le protégeant peut-être d’une relative timidité. Ses conversations, avec Andy Hamilton* (qui devraient figurer sur les étagères de tous ceux s’intéressant un peu à la “facture” du jazz), constituent une source d’information inépuisable tant sur le personnage que sur sa musique. On l’y voit par exemple évoquer sans langue de bois le génie de Charlie Parker ou de John Coltrane, décrivant avec admiration l’étendue et l’usage qu’ils font de formules toute faites (les licks) selon des agencements perpétuellement renouvelés avec le génie propre à chacun, mais pour aussitôt se démarquer de cette manière d’improviser avec une netteté qui pourrait s’apparenter à de la sévérité.
Les notes vraies
Bien souvent, on l’a entendu entrer dans un morceau par une improvisation sans rythmique, progressant de manière un peu somnambule vers le thème qui se dévoile peu à peu, qu’il expose comme on fredonne, puis dont il s’éloigne en inventant son cheminement, pas à pas, flânant d’un objet de curiosité à l’autre, loin des maniérismes baroques d’un Paul Desmond auquel on a pu le comparer, avec une appétence presque sauvage lui inspirant une “fausse inexactitude” rythmique – la leçon de Tristano – et qui lui fait négliger un peu l’intonation. Il y a des musiciens d’une justesse absolue qui ne jouent pas les bonnes notes, ou du moins des notes “vraies”, qui ont du sens. Lee a joué souvent un peu faux, mais ses choix de notes sont toujours justes, jusque dans les vagabondages les plus extrêmes. Kenny Wheeler a raconté l’avoir entendu avec le big band de Claude Thornhill vers 1947-1948. L’ayant surpris à interrompre une improvisation huit mesures durant, sur le pont harmonique d’I Got Rhythm qu’il avait pourtant évidemment dans les doigts, le trompettiste avait été lui en demander la raison après le concert : « J’étais sans idée » avait-il répondu. Alors autant se taire, là où d’autres auraient fait preuve de cet art du fill in qui consiste à toujours disposer de quelques formules pour “remplir” le temps d’un fléchissement de l’inspiration.

« J’étais sans idée. » On croirait lire une réponse de Wayne Shorter, et l’on n’est, du coup, pas étonné d’entendre Konitz confier à Gérard Rouy, lors d’une interview, son adoration pour le dernier quartette Wayne Shorter dont il aurai même aimé être un jour l’invité. Il raconta même à Ethan Iverson être en possession d’un dictaphone sur lequel il pouvait écouter, en en changeant la vitesse à chaque nouvelle écoute, des solos de Lester Young, Warne Marsh et… Wayne Shorter tel qu’enregistré avec Miles au Plugged Nickel. C’est cette exigeante curiosité du cheminement mélodique qui lui a permis de faire face aux situations les plus abstraites, de cet éphémère quartette conçu pour ECM et l’associant à Kenny Wheeler, Bill Frisell et Dave Holland (“Angel Song”) ; ou encore à la fréquentation des jusqu’au-boutistes anglais de Company avec lesquels ils accepta de passer une semaine en compagnie de personnalités comme Derek Bailey avec cette espèce de curiosité qui est la sienne.
Contrebassistes et batteurs
Le bonhomme avait ses exigences. Intraitable avec les sonorisateurs dont on l’a vu fuir méthodiquement les micros que l’on rapprochait obstinément vers le pavillon de son saxophone ; pavillon qu’à la fin de sa carrière il bourrait fréquemment de chiffon pour atténuer certaines fréquences aigües qu’il ne supportait plus, mais comme s’il avait voulu priver le public de toute flatterie acoustique. Voyageant d’une ville à l’autre en free lance, il se montrait souvent anxieux de la rythmique qui l’attendait au prochain gig. Il aimait jouer avec des bassistes capables de s’évader de la stricte walking bass : « J’ai un problème avec les bassistes qui essaient de me dire où se trouve le temps. Dont la seule préoccupation est de s’imposer à moi comme le gardien du tempo. Le job du bassiste est d’écouter, d’interpréter ce qui se passe autour de lui. J’aime que le contrebassiste joue plus mélodiquement, moins de noires, que le tempo soit plus implicite, que la section rythmique soit détendue, Jouer avec Marc Johnson et Joey Baron est un délice. » (cf. “Sound Of Surprise”, 1999, BMG).

Sa relation au batteur n’est guère différente, avec une exigence de musicalité dans le choix des frappes (timbre et placement) qui lui fait adorer Shelly Manne (“French Concert”, 1977, Galaxy), Paul Motian (“On Broadway, Vol.3”), mais aussi Matt Wilson avec qui il enregistra en duo (“Gong With Wind Suite”, 2002, SteepleChase) : « Lee est très interactif, et l’est devenu même plus à l’époque où je l’ai connu. Parfois ouvertement – jouant avec l’accord de mon tom-tom, ou jouant en parallèle avec moi. Il n’aime pas le gros volume, mais il veut que ce soit puissant, non dominant mais défini. C’est pourquoi il aime Paul Motian, Billy Hart ou Bill Stewart. »
Faites-vous raconter un jour par Simon Goubert la fois où, programmé avec François Corneloup et Hélène Labarrière à la même affiche que Konitz, celui-ci leur pourrit la vie pendant leur balance (too loud, too fast) avant de pourrir celle des techniciens au moment de faire la sienne, mais qui, ayant abrégé sa prestation en première partie, resta les écouter et leur témoigna la plus vive admiration à la descente de scène alors qu’il s’attendait soit à ce qu’il soit déjà rentré à son hôtel, soit à ce qu’il soit resté pour leur passer un savon.
De Martial Solal à Harold Danko
De ses collaborations, on tire moins une chronologie historique qu’une géographie esthétique qu’il traverse de long en large tout en restant fidèle à lui-même, et dont témoigne le plus sûrement ses pianistes. S’il se fait remarquer en 1974 à Antibes avec Martial Solal, il y avait eu un précédent en studio, le 12 octobre 1968 à Rome (“European Episode”) avec pour rythmique celle, alors survoltée, de l’European Rhythm Machine de Phil Woods : Henri Texier et Daniel Humair. On y appréciera notamment, un Collage On Standards où s’enchaînent librement, voire se superposent, se laissant tout juste deviner, mélodies, harmonies et tempos. Plus un très sauvage Duet For Saxophone And Drums And Piano où Humair et Solal alternent face à un Konitz très free qui joue sur la double émission de son varitone. À Antibes, plus de varitone, mais un programme de standards introduit par une longue improvisation collective, et dont ‘Round Midnight constitua le sommet. De “Duplicity” (1977, Horo) à “Star Eyes, Hamburg, 1983” (Hat Hut) et bien au-delà, il en résulta une complicité durable entre Konitz et Solal reposant sur leur connaissance des standards et un sens commun de l’humour, ainsi que sur le contraste entre le sens de l’abstraction du pianiste et “la chanson” de l’altiste.

L’un et l’autre prolongèrent cette expérience du duo avec d’autres partenaires, notamment Konitz avec Harold Danko (“Wild in Springtime”, 1984, GFM) qui fut, dans les années 1980, un partenaire régulier de son quartette.

Bill Evans, Keith Jarrett et Paul Bley
Konitz fut un admirateur frustré de Bill Evans. Lors du fameux engagement, en février 1959 au Half Note, de Lennie Tristano avec ses disciples (Konitz et Marsh, plus Jimmy Garrison et Paul Motian), “le Maître”, donnant cours le mardi, fut remplacé à deux reprises par Bill Evans qui se réclamait pour partie de l’héritage tristanien (“Live At The Half Note”, Verve). Peut-être est-ce ce qui le paralysa. « Il semblait inconfortable ; par exemple, il ne jouait pas sur mes solos. Peut-être était-il gêné par le fait que j’étais accordé un peu haut par rapport au piano. Il joue très bien, mais très peu. Peut-être était-il intimidé. » D’autres occasions se présentèrent, notamment lors d’une tournée européenne d’un Bill Evans / Lee Konitz Quartet en 1965, puis lors de retrouvailles de Konitz et Marsh autour du trio du pianiste (« Crosscurrents », 1977, Fantasy). Mais revenant sur sa difficulté à jouer avec Evans, Konitz évoque une incompatibilité entre leurs deux conceptions du swing, notamment en tempo rapide.

Si Konitz regrette de n’avoir jamais joué avec Herbie Hancock, il garde un très bon souvenir d’une rencontre avec Keith Jarrett. Ce 14 avril 1974, lors d’un tournage TV au Half Note, le pianiste s’était invité à l’improviste auprès de Lee Konitz et Chet Baker (autour duquel la communauté du jazz s’était mobilisée pour sortir le trompettiste de l’oubli). Et l’altiste en resta très impressionné. Il exprima par la suite une grande admiration pour les reprises du “Standards Trio”, et même pour un concert solo auquel il assista à Paris. Il laissa également deviner une indulgence amusée pour la banalité des transes ostinato du pianiste dont, avec Harold Danko, il s’amusait parfois à singer la gestuelle sur scène, même une fois en ayant connaissance de la présence de l’intéressé dans la salle. Était-ce avant ou après que Jarrett ne lui dédie le Lover Man qui introduit son double “Tribute” ?

Jarrett ne s’est souvent reconnu qu’une influence : Paul Bley pour lequel Konitz concevait une affection sans borne. Il l’avait connu, lors des jam sessions du début des années 1950 chez Lennie Tristano. Déjà, le jeune canadien dénonçait les redondances harmoniques des standards qui le conduirait à se rapprocher d’Ornette Coleman en 1958. C’est la liberté qu’en tire le pianiste qui ravit Lee Konitz : « Paul Bley aime les standards mais il contourne les limitations de la forme AABA en les jouant de manière polytonale. Lorsqu’il joue Sweet And Lovely, Paul est partout dans la grille et joue sur de millions de différentes tonalités, et c’est admirablement spontané. » (“Out Of Nowhere”, 1997, SteepleChase).
Brad Mehldau et Florian Weber

Parmi ses compliments concernant Jarrett, Konitz glisse cette petite pique : « Je pense que Brad Mehldau est plus créatif. » On leur connaît trois disques en commun : deux “live” tirés des deux même soirées de décembre 1997 à la Jazz Bakery de Los Angeles, en trio avec Charlie Haden (“Alone Together” et “Another Shade Of Blue”, Blue Note) et le miraculeux “Live in Birdland” de 2009 avec Paul Motian en plus (ECM) qui constitue probablement, par ses qualités télépathiques, un sommet dans la carrière de chacun des musiciens impliqués

Les collaborations avec Brad Mehldau ne furent qu’occasionnelles, et Lee Konitz resta un musicien nomade, sans groupe déclaré, jusqu’à sa rencontre, alors qu’il résidait à Cologne, avec Forian Weber qui lui présenta son trio formé avec des amis de la Berklee School au début des années 2000, le Minsarah Trio : le contrebassiste Jeff Denson et le batteur Ziz Ravitz. Pour célébrer son retour à New York, l’altiste les présenta en 2009 comme son New Quartet au Village Vanguard (“Live A The Village Vanguard” et “Standards Live”, Enja). Une nouvelle génération, un nouveau rapport au son, au rythme et à l’espace autour d’un jeune homme de 82 ans, qui introduit son premier set par une version insolente de Cherokee
Dan Tepfer pour finir
Deux ans auparavant, Konitz avait enregistré “Duos With Lee” (2008, Sunnyside) avec un pianiste franco-américain que lui avait recommandé Martial Solal, Dan Tepfer. Ce dernier devint son compagnon de jeu jusqu’à ce dernier disque, paru en 2018, deux avant la mort de Lee dans les premières semaine de la pandémie de Covid. “Decade” avait été enregistré au fil de rencontres informelles en 2015-2016. Un disque d’abstractions mélodiques pourtant guidées par un sens mélodique continu, le monde des standards ne se laissant entrevoir que sur la dernière plage dans une improvisation tâtonnante laissant tout juste deviner Body And Soul.

Il y deux ans, j’assistais à un concert solo donné par Dan Tepfer sur son programme de “réinventions” autour des Inventions de Bach, ce Bach que Lennie Tristano donnait en exemple à ses disciples. En rappel, Tepfer improvisa sur Subconsious Lee que Konitz avait imaginé sur les harmonies de What Is This Thing Called Love. Rappelé une fois encore, il chanta Summertime de sa voix fragile de non-chanteur, mais portée avec l’assurance propre aux vrais improvisateurs, en hommage à ces variations vocales que, en coulisse ou sur scène, il avait partagées avec Lee Konitz. Chantant tous deux ce qu’ils auraient joué sur leurs instruments, de leurs voix fragiles, tout simplement. Franck Bergerot

Postscript emprunté à la biographie de Paul Bley “Stopping Time” qui reproduit un fax envoyé par Paul Bley d’un hôtel pendant l’Istanbul Festival, le 8 juillet 1998 :
Je suis logé dans le plus grand hôtel du monde. /Je dîne dans l’un des meilleurs restaurants du monde. / Je suis à l’affiche d’un des plus grands festivals de jazz du monde, / et j’écoute Lee Konitz, l’un des plus grands saxophonistes du monde. /Alors, comment voulez-vous que je joue le blues ?
À lire, à relire et feuilleter au hasard des pages : Lee Konitz, Conversation On The Improvsier’s Art, Andy Hamilton, The University Of Michigan Press.