Jazz live
Publié le 12 Sep 2025

Les Émouvantes 2025 #1 avec Claude Tchamitchian et Marc Ducret

Ce 11 septembre, au Conservatoire Pierre Barbizet, Claude Tchamitchian en solo et Marc Ducret en quatuor donnaient le coup d’envoi des Émouvants à Marseille.en

Il y a quelque chose de graphique sur l’espèce de partition qui se déroule sous les doigts de Claude Tchamitchian entamant son récital solo “In Spirit” ; ou qu’il vous raconte au coin du bar, à l’issue du concert, comment il a imaginé cette œuvre en plaçant ses doigts dans l’espace sur un manche imaginaire. Une idée abstraite, désincarnée ? Ces doigts qui empoignent le vide devenu plastique disent autre chose, de physique, laissent imaginer le manche, la corde, l’habileté et la musculation nécessaire, avec quelque nécessité inversée, où ce serait les doigts et l’habileté de l’instrumentiste qui éprouveraient ce désir, ce pari que Claude Tchamitchian s’est imposé en accordant sa contrebasse, du grave à l’aigu, mi bémol – la – mi bémol – la. Soit la corde basse, la première, un demi-ton plus bas que la normale, la troisième corde un ton plus haut. Graphiquement, cela suppose de nouveaux placements et déplacements des doigts sur le manche, de nouveaux écarts et nouvelles intervalles, une gymnastique inédite, un pari physique et mental. Théoriquement parlant : ce sont trois quintes diminuées ou tritons qui s’enchaînent, trois dissonances absolues, le fameux Diabolus in Musica longtemps condamné par l’Église et passe-partout de tous les rébus du système tonal. Acoustiquement parlant (car nous ne sommes pas sourds et Tchamitchian moins encore, alors qu’il ne faisait encore qu’imaginer mentalement son œuvre en intervalles sonnantes et trébuchantes), c’est un nouveau territoire sonore qui s’offre à l’instrument et qui nous dépayse dès le début de cette suite en quatre mouvements inspirée par sa scordatura inédite. Premier mouvement lui-même en quatre parties inauguré par une sorte de prélude destiné à faire sonner l’instrument traversé par de puissants et insolites effets de résonance sympathique d’une corde à l’autre (que l’interprète n’avait pas imaginé avant de les mettre en pratique et qui parfois s’offrent encore à lui, inédits, inattendus, imprévisibles), occasion encore de s’y faire les doigts sur de grands écarts en travers du manche.

Claude Tchamitchian avait déjà offert “In Spirit” en 2019 au public des Émouvantes de Marseille, festival de trois jours qu’il présente chaque année en septembre. La chance lui avait souri avec la mise à disposition de la contrebasse de Jean-François Jenny-Clark lui permettant depuis de réaliser en pratique cette œuvre jusque-là “imaginée” en réservant son autre basse à l’accordage normal. La contrebasse de “JF”, celle de “Voyage” précise-t-il, ce disque ECM de Paul Motian avec Charles Brackeen, peut-être celui qui rend le mieux justice au grand contrebassiste disparu en 1998. Et c’est à lui qu’est dédiée le premier mouvement de cette suite “In Spirit”.

Après un premier mouvement en quatre parties, l’une d’elle à l’archet, Claude Tchmitchian se saisit de l’archet (et même de deux archets) pour rend hommage à l’Arménie et à cette vièle à archet, le kamantcha qu’il fréquenta en la personne du musicien Gaguik Mouradian. Improvisation d’abord strictement modale principalement sur la quatrième corde de haut en bas du manche, la technique du double archet lui offrant un bourdon, qui débordera progressivement vers d’autres cordes et d’autres bourdons dans une grande exaspération harmonique et sonique pour redescendre en une brève accalmie. L’emploi du temps ne nous autorisera à n’entendre que le troisième mouvement de la suite Childhood, plus brève et plus ludique.

Le premier concert étant programmé à 19h, c’est après une pause-restauration que le public s’installe à 21h pour entendre le quartette de Marc Ducret “Ici”. Au regard de l’instrumentation, sans “rythmique”, on serait tenté de parler de quatuor, soit : Christophe Monniot (saxophones alto et baryton), Fabrice Martinez (trompette, trompette piccolo, bugle euphonium), Samuel Blaser (trombone), Marc Ducret (guitare électrique, guitare sur table, accessoires divers). Il y a quelques chose du théâtre dans la façon dont Ducret met en musique les membres de cet ensemble créé au bord d’un rivière aux environs de Morlaix où le guitariste réside désormais et où, au cours de la période des confinements, il invita ses musiciens à se réunir périodiquement (d’où la conception d’une suite en quatre saisons), parfois les pieds dans l’eau pour mettre au point un nouveau répertoire inspiré de ses réflexions dodécaphoniques avec pour clé architecturale 4 fois 3 notes : « une série de 4 fois 3 notes (12comme les heures du jours et de la nuit et comme les mois de l’année), et dont la rythmique combine les chiffres 7 et 4 (dont le produit est 28 : le nombre de jours du mois lunaire) » pouvait-on lire dans le programme de la création dans le cadre de l’Atlantique Jazz Festival en 2021 assorti de quelques mots se rapportant au rythme des saisons.

Aussi abstraite que puissent paraître les intentions de Marc Ducret, il y a toujours quelque référence à l’existant, à la vie, à l’humain, au paysage… Avec cette dimension dramatique évoquée plus haut que m’inspire la distribution des voix et des interventions individuelles et collectives : solos-tirades, duos-dialogues ou disputes, trios et ensembles avec quelque chose de choral et une utilisation des cuivres (ici deux cuivres et un “bois”) qui relève d’un goût ancien pour les fanfares avec quelque chose de solennel évoquant les sonneries des musiques pré-classiques, comme elles réapparaissent d’ailleurs dans certaines partition de Stravinsky. Et à l’évocation de cette dimension me reviennent à l’esprit d’anciens souvenirs sonores remontant même au premier disque de Marc Ducret “La Théorie du Pilier”.

Admirablement sonorisée par Mateo Fontaine, la matière du quatuor est  vivante habitée par quatre personnalités hors du commun dont j’aimerais signaler en particulier la performance de Fabrice Martinez passant d’un embouchure à l’autre sans l’ombre d’un doute, d’une extrême à l’autre, de la trompette piccolo à l’euphonium, avec sur chacun d’eux une palette sonore étendue… ou plus précisément d’une malléabilité extrême. Que dire de Ducret guitariste… C’est le compositeur-dramaturge qu’on salue ici, dans la façon dont les phrasés et les rythmiques de sa guitare habitent et structurent l’ensemble, qu’elle soit jouée de façon conventionnelle (avec ces étranges sonorités auxquelles il nous a habitué entre l’atelier de métallurgie et le nid de frelons) ou préparée, guitare sur table sollicitée par différents objets inertes ou animés telle cette visseuse-dévisseuse électrique qu’il vient approcher des cordes et du micro. Et même dans cet anachronisme de la guitare sur table devenue convention, il s’est inventé une manière bien à lui.

Arrivé trop tard à Marseille par le train, je n’ai entendu que la dernière minute de la restitution de masterclass de Marc Ducret auprès des étudiants de la classe de jazz du Conservatoire de Marseille. Dernier exposé d’une probable suite que le guitariste avait soumis à leur travail, avec cette “saveur” douce-amère que j’identifiais immédiatement lui appartenant en propre.

Hier, comme l’an dernier, c’est une présentation à deux voix qui nous fut faite du programme des “Émouvantes 2025”, la voix du créateur, Claude Tchamitchian, associée à celle de Fabrice Martinez, nouveau co-programmateur du festival dans un souci de passation intergénérationnelle et d’ouverture à nouvelles proposition artistiques et de nouveaux publics. Ce soir, 12 septembre, si le sextette du batteur et compositeur Jean-Pierre Jullian (Christine Bertocchi, Guillaume Orti, Étienne Lecomte, Tom Gareil, Eric Chalan) se situera à 21h dans une certaine continuité régionale et esthétique, à 19h la chanteuse et parolière Juliette Meyer nous entrainera vers d’autres esthétiques où les patrimoines médiévaux et occitans seront poncés, décapés ou polis au papier de verre jazz-punk-pop de Clément Mérienne, Fanny Lasfargues et Benoît Joblo. Franck Bergerot

NB: N’ayant pas à cœur de sortir le clic-clac de on téléphone portable dans le cadre acoustique des concerts des Émouvantes, les fausses pochettes qui illustrent ce compte rendu sont purement imaginaires et n’engagent aucunement la responsabilité des artistes. Ci-dessous les pochettes correspondant aux disques présents dans le commerce. Cliquez pour y accéder.