Jazz live
Publié le 22 Avr 2024

Michael Cuscuna : la mémoire du jazz en deuil

Depuis un demi-siècle, Michael Cuscuna a nourri nos imaginaires et enrichi la grande discographie du jazz par son exploration systématique et sa connaissance des archives sonores. Il s’est éteint le 20 avril dernier.

Né le 20 septembre 1948, amateur de jazz, de rhythm and blues et de rock, pratiquant batterie et saxophone dans sa jeunesse, il fait de la radio, écrit dans la presse, s’intéresse rapidement à la production, collabore au catalogue ESP à la fin des 1960, travaille pour Atlantic… On trouvera différentes notices énumérant les labels pour lesquels il a travaillé et les nombreuses tâches qu’il a accomplies; et l’on consultera notamment, sur le site de Mosaic, la Mosaic Records Story où Michael Cuscuna raconte comment il avait collecté auprès de ses idoles une foule d’informations concernant les inédits qui stagnaient dans les “vaults” de Blue Note.

Lorsque Charlie Lourie, ancien de chez CBS, entra chez Blue Note comme directeur du marketing, il eut connaissance des notes prises par Cuscuna et, impressionné, lui confia le soin de lancer un vaste programme de publication de ces faces oubliées, responsabilité qui lui permit de mettre à profit et de développer ses compétences en matière d’exploration des anciens fonds phonographiques.

La nouvelle de sa mort, m’invite à me remémorer comment son nom est entré dans ma discothèque personnelle : je crois que c’est avec “New York, Fall 1974” d’Anthony Braxton chez Arista. Puis rapidement, ma collection personnelle étant alors principalement constituée de nouveautés, afin de parfaire ma culture, je commençai à fréquenter les discothèques de prêt, à une époque où leur réseau commençait à s’étendre. Ces fonds en plein développement se fournissaient alors aux grands catalogues des années 50-60 (Riverside, Prestige, Blue Note, Pacific, Fantasy…) devenus disponibles sous formes de regroupements d’albums ou de compilations en double-albums, ce que les collectionneurs nomment parfois “two-fers” ou “twofers”.

Tandis que sur Milestone Orrin Keepnews republiait alors les faces Riverside (qu’il avait perdu au milieu des années 1960), Prestige et Fantasy, apparurent les Blue Note Re-Issue Series, collection sur le même principe, mais sous des pochettes un peu plus spartiates, en carton beige avec une photo noir et blanc (en fait en noir et beige). Le nom de ces series imaginées par Michael Cuscuna et supervisées par Charlie Lourie était trompeur. Blue Note ayant été racheté par Liberty Records puis absorbé par United Artists Records, on trouvait dans ces Blue Note Re-Issue Series aussi bien du Pacific et du Capitol que du Blue Note ou de l’United Artists. C’est là que j’ai découvert les faces Pacific de Gil Evans (“Pacific Standard Time”, bien longtemps avant d’en connaître les pochettes originales), les captations au Village Vanguard de Sonny Rollins (“More from the Vanguard”), les collaborations de Lee Konitz et Gerry Mulligan (“Revelation” dont j’ai à l’instant encore en tête par bribes les 4 minutes du solo livré par Lee sur All the Things You Are que Chet et Gerrry, n’osant l’interrompre, accompagnent juste de discrets fonds et contrechants), les “Trios Sides” de Horace Silver (qui feront l’objet du prochain des CD 5 titres conçus et commentés pour les abonnés de Jazz Magazine). À la nostalgie que j’ai pour ces édition, on aura compris que l’objet disque n’aura jamais exercé la fascination qu’il peut exercer sur d’autres, en dehors de la musique, des crédits et d’éventuelles liner notes.

La grande étape suivante aura été la création de Mosaic par Lourie et Cuscuna en 1983 avec un premier coffret consacré aux faces Blue Note de Thelonious Monk complétées de nombreux alternate : 4 LPs, dans un coffret noir, illustré de photos noir et blanc, comprenant un livret de 20 pages de textes et photos noir et blanc au format 30cm, le tout en édition limitée à 7500 exemplaires. Références suivantes : “The Complete Pacific Jazz and Capitol Recordings of the Gerry Mulligan Quaret and Sextet with Chet Baker” (5 LPs), “The Complete Blue Note Recordings of Albert Ammons and Meade Lux Lewis” (3 LPs) qui remontait aux origines du label Blue Note, illustrant l’intérêt de Cuscuna pour “tout” le jazz, osant remonter l’histoire au-delà du seul “jazz moderne”, mais s’aventurant également vers l’aval puisqu’il y eut, beaucoup plus tard, un “Complete Arista Recordings Anthony Braxton” (8 CDs) paru en 2008, qui fut mon premier coffret Mosaic.

Auparavant, de nombreux autres trésors pouvant contenir jusqu’à 10 LPs étaient parus : des faces Blue Note de Sidney Bechet (6 LPs) aux “Candid Recordings of Charles Mingus (4 LPs), des “Complete Okeh and Brunswick Bix Beiderbecke, Frankie Trumbauer & Jack Teagarden Sessions, 1924-1936” (7 CDs) au “Complete Commodore Recordings” en trois coffrets (66 LPs en tout), des “Complete Blue Note Recordings of Grant Green with Sonny Clark” (5 LPs) aux “Complete Blue Note Recordings of Andrew Hill, 1963-1966” (10 LPs). En 1995, trois ans après la parution au Japon en CD du “Complete Live at the Plugged Nickel, 1965” de Miles Davis, on y vit même paraître une édition en 10 LPs simultanément au coffret CD Columbia US.

Longtemps hors de portée de ma bourse et excédant la capacité de rangement de mon appartement,  je les ai considérés avec curiosité, étonnement, puis envie, tandis qu’ils passaient entre les mains de ceux de mes amis qui les commandaient aux États-Unis, et des rares confrères autorisés à les chroniquer dans les rédactions que je commençais à fréquenter. Ayant rapidement adopté le CD, plus conforme à mes besoins et mes usages, lorsque la collection a commencé à se numériser, je me suis mis à en acquérir quelques-uns, soit sous forme de service de presse que j’ai chroniqué soit en achat par correspondance. Mes préférés, hors le Braxton, les “Complete Jimmie Lunceford Decca Sessions” (pour l’élégance et la perfection), “Complete Lionel Hampton Victor Sessions, 1936-1941” (authentique et trépidant all stars de l’époque), “Complete Columbia Recordings of Woody Herman and his Orchestra & Woodchoppers, 1945-1947” (de Bijou à l’Ebony Concerto, de Caldonia à Four Brothers) et “The Savoy Collections, 1935-1940”, étonnant fourre-tout tiré des archives d’un collectionneur d’enregistrements live, et le palpitant “Lennie Tristano Personal Recordings, 1946-1970”. Et pour dire adieu à Michael Cuscuna, profitant d’une petite entrée de droits d’auteur inattendue, je viens de commander les “Classic Don Byas Sessions, 1944-1946” (10 CD), témoignages d’un pionnier trop souvent ignoré du bebop qu’il me tardait d’avoir sous la main.

J’ai entendu parfois moquer ces coffrets noirs et austères comme des cercueils réservés à de vieux geeks binoclards. Disons que les coffrets Mosaic sont au CD ce que les éditions de La Pléiade sont au livre de poche. Disons que l’un et l’autre ont leur raison d’être. Et j’espère qu’il existera encore longtemps des gens dotés d’un savoir lire et une soif de savoir suffisamment aigus pour avoir le goût des publications de Mosaic et de La Pléiade. On aura compris que depuis mes premières années de jazzfan et mes “Blue Note Reissue-Series” en carton beige, j’ai toujours attaché, à tort ou à raison, plus d’attention au contenu (musique et son descriptif sous forme de crédits et de liner notes) qu’au contentant. J’ajouterai que Mosaic ne s’est pas contenté de ces coffrets et que son site a recelé bien des surprises. C’est là que j’ai découvert – hélas aujourd’hui épuisés – les trésors des “Mosaic Selects”, triple CDs parfaitement documentés où j’ai notamment trouvé réunis les trois premiers albums du Toshiko Akiyoshi / Lew Tabackin Big band, les enregistrements de Randy Weston de 1958 à 1963, ainsi qu’un triple Live de 1978 au Village Vanguard de David Liebman avec Randy Brecker, Richie Beirach, Frank Tusa et Al Foster. Également épuisés, les “Mosaic Singles” parmi lesquels Claude Carrière m’avait recommandé de Duke Ellington le méconnu “The Cosmic Scene” et “Newport 1958” préférable à l’édition Columbia de la collection “Masterpieces”. Franck Bergerot

Bientôt dans nos pages Bonus, une interview de Michael Cuscuna par Philippe Carles et Frédéric Goaty parue dans notre numéro 496 de septembre 1999.