Norma Winstone et Kit Downes au Fossé des Treize
C’était il y a déjà deux jours, le 14 novembre dans le cadre du festival Jazzdor à Strasbourg, en première partie du nouveau programme de Clément Janinet. La co-fondatrice du trio Azimuth, Norma Winstone, partageait la scène avec le pianiste Kit Downes.
Qui croirait que cette petite dame inquiète que je viens de croiser dans un couloir en m’écartant le long du mur opposé de peur qu’effleurée elle ne se brise, dans sa chute, comme la porcelaine d’un service à thé… Qui croirait que c’est celle-là même qui s’avance sur scène d’un pas sûr et déterminé vers son micro, droite, grandie tant par son étrange robe longue à volants de tulle que par la renommée qui la précède et l’autorité qui l’accompagne une fois sous les projecteurs. Car, à entendre les propos qui s’échangent en chuchotis dans la salle impatiente, c’est pour elle que, pour grande partie, on est venu ce soir au Fossé des Treize ; et une silencieuse vénération l’accueille, comme soumise à l’autorité qu’elle dégage.
Le hasard a fait que je n’ai jamais beaucoup écouté Norma Winstone et je ne peux pas me prévaloir de cette même dévotion. Mon émotion, est plus celle de l’historien du jazz, attentif à cette partie du jazz anglais où elle réside, aux franges de l’avant-garde, parmi des musiciens avec qui elle entretint d’intimes relations artistiques et amicales : en priorité John Taylor et Kenny Wheeler (ses complices du trio Azimuth formé en 1977) ainsi que Tony Coe, John Surman, les Westbrook… En commençant par les radicaux de l’improvisation du Spontaneous Music Ensemble qui se réunissait à la fin des années 1960 au Little Theater de Soho, et sous le nom duquel elle apparaît pour la première fois en 1968-1969 dans la discographie du jazz (“Oliv & Familie” et “Frameworks” avec entre autres Kenny Wheeler, Paul Rutherford, Evan Parker, Trevor Watts, Derek Bailey, Dave Holland et John Stevens). Expérience qui fit d’elle une “vocaliste”, avant que d’être un chanteuse de chansons, avant même de s’associer à Michael Garrick, l’initiateur du programme “Poetry & Jazz In Concert” créé dans la première moitié des années 1960, chez qui elle rencontra un certain John Taylor.
Curieusement – quasiment rien dans son répertoire discographique ni dans la sophistication de son art m’autorisant à le faire –, mon inconscient l’associe à une certaine tradition du chant et du répertoire dans les îles britanniques, du sean nós, l’ancien chant irlandais, au folk revival britannique des années 1960-70 tel qu’il figurait à l’affiche d’autres clubs londoniens des sixties et au catalogue Topic Records. Peut-être cette fausse route me vient-elle de ce rapport au chant de nos voisins d’Outre-Manche que nous, les Français, pouvont leur envier. Peut-être le saxophoniste Robin Fincker me rejoindrait-il dans cette audace, lui que j’entendis il y a deux ans dans ce même festival “rêver” le répertoire de cette scène folk en compagnie de la chanteuse Lauren Kinsella (descendante certaine de Norma Winstone) et avec, au piano et à l’orgue Hammond, Kit Downes (“Ombres” et “Many Moons” BMC Records).
Or qui entre en scène avec Norma Winstone ? Kit Downes ! Encore peu connu sur nos rivages quoique bientôt quarantenaire, Kit Downes a commencé par l’orgue d’église, puis le piano classique. Faut-il y voir les sources de cet art de préluder entre les chansons de Norma Winstone, et cette façon de les commenter au piano, que l’on pourrait penser, dans le langage qui est le sien, lui venir de la pratique du lied schubertien ? Depuis quelque temps, Norma Winstone s’est trouvé avec lui un nouveau complice pour reprendre le rôle autrefois dévolu à John Taylor (mais aussi ponctuellement à des figures aussi imposantes que Jimmy Rowles ou Fred Hersch). Est-ce lui qui l’incita à reprendre en 2023 sur leur premier duo pour ECM le traditionnel des Appalaches Black Is the Colour ? Ou est-ce l’exemple de Nina Simone ?
45 ans sépare la chanteuse de son pianiste et rien n’y paraît. Est-on autorisé à dire l’âge des dames ? Dès ses premiers pas vers le micro, dès les premières notes chantées, on se dit qu’on aurait tort de le faire, tant elle doit être fière de ses 84 ans. Rien de ce qui affecte les chanteuses vieillissantes (certes parfois non sans charme) : sa voix est droite quasiment sans vibrato, sauf intentionnalité effleurée ; aucun éraillement ; une diction parfaite et néanmoins souple, musicale même lorsqu’un instant elle se fait diseuse ; une intonation sans faille jusque dans la haute voltige de The Peacocks (paroles de son crû qui, depuis, font autorité sur le chef d’œuvre composé par Jimmy Rowles et qui constitue – retitrées A Timless Place, une précédente mise en paroles lui ayant préexisté – l’une de ses premières expériences de parolière, parmi beaucoup d’autres sur des musiques de ses amis Taylor et Wheeler , mais aussi Steve Swallow ou Fred Hersh…). Cette reprise témoigne tout particulièrement de l’étendue intacte de sa tessiture. Elle a en outre cette façon de faire naître la note et le mot comme dans un souffle avant toute articulation, avant toute attaque, nous rappelant qu’elle fut d’abord improvisatrice, et proche de Kenny Wheeler. Pour autant, pas plus qu’elle ne pratiqua le vocalese, elle ne scat pas, se contentant de fredonner ici et là entre les paroles, articulant à peine quelques consonnes, comme parfois il nous arrive de rêver entre deux phrases d’une conversation.
Ayant, comme je l’ai dit, peu fréquenté sa discographie, et ayant une pratique de l’anglais qui fait honte à ma vocation de jazz critic, ses paroles m’échappent ainsi que les titres de sa playlist, sinon que je reconnais – comme les larmes peuvent picoter vos yeux à croiser tard dans la vie un visage qu’on a aimé autrefois – ces étranges effleurements mélodiques qu’imagina Carla Bley dans Jesus Maria. Rappel. On voudrait ne pas la laisser partir. Elle revient pour un standard, You’re My Everything (musique de Harry Warren, paroles de Mort Dixon et Joey Young). Et l’on se plaît à imaginer que c’est son public qu’elle tutoie ainsi, comme Barbara vouvoyait le sien lorsqu’elle lui adressait en fin de récital Ma plus belle histoire d’amour. (À suivre bientôt pour la seconde partie de ce concert avec le programme Garden of Silences de Clément Janinet). Franck Bergerot
PS : Depuis vendredi, l’Ill a coulé sous les ponts de Strasbourg, mais le festival Jazzdor continue, avec notamment mardi, une soirée que j’enrage de manquer : 1ère partie le trio Pentadox avec le pianiste Bram De Looze, le saxophoniste ténor Sylvain Debaisieux et le batteur Samuel Ber ; 2ème partie avec la création de “Earth Talk” imaginé par le saxophoniste baryton Bo van der Werf et l’altiste Stéphane Payen, avec la chanteuse et bidouileuse électronique Lynn Cassiers (entendue la semaine dernière dans “With Carla” du nouvel ONJ), le pianiste Benoît Delbecq, les textes et la voix de Tamara Walcott.
