Jazz live
Publié le 16 Juil 2023

Causa Efeito festival

Ce n’est pas tous les jours qu’il est donné d’assister à la naissance d’un festival. Causa Efeito (Cause / Effet), programmé par Pedro Costa, qui veille aux destinées du prolifique label Clean Feed (pourvoyeur incoercible de « jazz et musiques voisines » depuis une vingtaine d’années) à l’initiative et avec le soutien de Clara Rowland, responsable du Programme Culturel de l’Université Nova, nous en donne l’occasion. Le campus de Campolide est situé à quelques encâblures de la Fondation Gulbenkian. Avec cette manifestation, l’université célèbre ses 50 ans. Les artistes du label et meilleur(e)s musicien(ne)s du Portugal sont à l’honneur. Ielles y présentent leurs dernières créations, dans une grande diversité stylistique. Selon le cas, ou simultanément, les formations sont marquées par l’influence de la musique classique, de la free music européenne ou de l’apport américain, au gré de treize concerts. La plupart ont lieu à l’auditorium du presbytère, soigneusement sonorisé, et les plus tardifs dans un espace extérieur, permettant une écoute plus mobile.

Lisbonne, Université NOVA, 28 juin au 1er juillet 2023

JOUR 1

Le festival débute par une conférence (à laquelle prennent part les critiques Guy Peters et Stewart Smith) suivie par trente minutes de tuba solo par Sergio Carolino et son lusophone Lucifer de sa propre confection. Votre plumitif en est absent pour cause de péripéties routières dont le lecteur n’a cure, mais arrive à temps pour le premier concert se tenant dans l’auditorium.

Carlos Bica Playing with Beethoven

Carlos Bica (b, comp, dir), Daniel Erdmann (ts, ss), João Barradas (acc), DJ Illvibe (platines)

Illvibe fouille dans sa sélection de disques et en tire des sons du Moyen-Orient et autres voix soulful non identifiées, étonnamment mais intelligemment associées à l’univers du compositeur allemand, dont l’œuvre se voit reconfigurée par une instrumentation inaccoutumée et par les inserts et scratches du deejay. On est ici dans une inspiration européenne et chambriste, ayant pris ses distances avec l’influence américaine. Le platiniste, au jeu le plus disruptif, et dont les interventions pallient l’absence de batteur (déclenchement de beats, manipulations rythmiques de LPs), attire les regards. Par contraste, le leader et l’accordéoniste se montrent d’un solide classicisme et d’une sobriété parfaites. Le sage, feutré et précis Erdmann énonce les thèmes sans s’écarter d’une certaine bienséance, loin de la fire music plus familière à nos oreilles. Ces relectures de compositions d’un autre siècle (… que celui du jazz) ne manquent cependant ni d’audaces ni d’attraits. La musique flotte parfois dans un nuage ambient, plus loin elle est animée par un jeu rapide à l’archet. Barradas reste seul en scène pour un solo hoquetant : un avant-goût de que l’on entendra le surlendemain de sa part. Son jeu est zébré d’accents contemporains. Le dernier morceau, avec le quartet au complet, se veut plus ludique, la couleur plus rock. Le matériau d’origine est imbue de gravité, d’un aspect sévère, peu propice à la facétie. C’est là que la présence d’Illvibe apporte une dimension aventureuse, sans verser dans un second degré périlleux, mais qui permet une vraie recontextualisation et donne à entendre ces pièces, dont certaines très célèbres, d’une oreille fraîche. Lorsque c’est son tour de demeurer seul sous les projecteurs, il mixe une pièce classique au piano avec une autre au vibraphone, puis à la trompette : on assiste à la naissance d’un nouvelle composition et orchestration à partir de vieilles galettes craquant comme des biscottes. Comme le titre l’indique, il s’agit de jouer avec Beethoven. Un autre « hit » de Ludwig van B, se voit conféré des atours gospel par le DJ. Un délectable assemblage.

JOUR 2

Luís Lopes Abyss Mirrors

Luís Lopes, Flak (g), Jari Marjamaki, Travassos (élec), Felipe Zenícola (elb), Yedo Gibson (ts, as, ss), Bruno Parrinha (as, ss), Helena Espvall (cello), Maria da Rocha (vln), Ernesto Rodrigues (alto)

La veille, la musique des deux B remplissait la salle. Ce soir, la musique d’un abord plus escarpé, offre moins de repères à l’auditeur. Luis Lopes est l’un des musiciens les plus versatiles de la scène lisboète. En deux ans il a publié une dizaine de disques, de la guitare acoustique au solo bruitiste, jusqu’au tout frais « Bonbon Flamme » mené par Valentin Ceccaldi. Le tandem électronique lance les hostilités. Lopes les yeux fermés écoute le flux généré par ses partenaires. Chacun apporte sa (forte) personnalité à l’ensemble. La masse sonore s’emballe, et Lopes la dirige dans un sens puis un autre. Cela s’amplifie encore et on arrive en territoire noise, dans une émulsion où chaque instrument demeure cependant perceptible. On est dans une démarche maximaliste, un déluge sonore soutenu lors d’un set sans pause. Abyss Mirrors n’est pas là pour caresser les spectateurs dans le sens du poil, mais pour titiller leur perception. Un concert dense et sombre. Une fois dans les tours, l’énergie ne redescend pas. Au sortir du concert, on est stupéfait d’apprendre de la bouche du cheval qu’un problème de sono sur scène a conduit les guitaristes à se restreindre. Si la première pièce, et le texte de présentation, évoquent le Miles Davis électrique ou ses prolongements par Wadada Leo Smith, la suite peut rappeler, avec davantage de poigne, les ensembles électro-acoustiques d’Evan Parker, pour l’amalgame piochant à différents champs esthétiques, incluant improvisation idiomatique ou non, éléments électroniques, prises de parole relevant du jazz, du rock ou de la musique de chambre, selon l’expertise de chacun des protagonistes. Un saxophone à l’expressivité atrabilaire feule, s’étrangle, se fissure, les notes éclatent en mille brisures. C’est aussi l’occasion d’entendre Travassos, par ailleurs artiste visuel dont les travaux ornent les pochettes de Clean Feed, dont il a largement contribué à l’identité. Sur le disque correspondant, les dynamiques à l’œuvre nous semblent mieux restituées que lors du concert, les contrastes plus marqués.

Susan Alcorn, Hernâni Faustino et José Lencastre

Susan Alcorn (pedal steel guitar), Hernâni Faustino (b) et José Lencastre (as)

Vue de loin, la pedal steel guitar ne ressemble pas vraiment à une guitare. Les cordes, à plat, sont jouées à la main ou avec des ustensiles de métal, que l’instrumentiste fait glisser. Le concert coïncide avec la sortie de l’album « Manifesto », enregistré un an plus tôt à Lisbonne par le même trio, en marge du festival aoûtien où l’Américaine était présente dans la formation de Nate Wooley. Le trio n’a pas eu beaucoup d’occasions de rejouer depuis. Un trio complice, trépidant mais sans l’acrimonie de la grande formation de Lopes qui précédait. Tout est improvisé, on ne cherche pas de jointures artificielles ou par trop évidentes, on prend le temps qu’il faut pour trouver des zones d’accord. Faustino relaye les propositions des deux autres de son archet volontaire. Le Portugal est une contrée riche en bassistes de caractère. Lencastre promeut des growls et un discours volubile, souvent insolite. On doit à Susan Alcorn d’avoir fait advenir la pedal steel dans le jazz et la sphère improvisée, en la faisant quitter les teintes de l’americana. Il faut écouter son chef d’œuvre « Pedernal » sorti sur Relative Pitch en 2020, ou ce tout frais « Manifesto » pour s’en convaincre. Elle se situe plutôt du côté d’un Fred Frith, qui fait feu de tout bois avec ses techniques étendues, et pour seules limites l’imagination et le talent. La steel guitar fait résonner des sonorités lugubres, puis avec une baguette, Alcorn la fait sonner comme un koto, avant de retrouver la sonorité moelleuse qu’on lui attribue traditionnellement, pour nous rappeler d’où elle vient. Une arme secrète aux multiples facettes. Le trio alterne pièces nerveuses et improvisations plus en retenue. On a aimé le concert et préféré le disque. Cela tombe bien puisqu’on peut le réécouter !

JOUR 3

João Barradas solo

João Barradas (acc, élec)

Il devait s’agir d’un duo inédit entre l’accordéoniste virtuose et le contrebassiste Hugo Carvalhais, mais ce dernier s’est fait porter pâle à la dernière minute. Pas de panique, on se replie sur un solo. Si la rencontre entre ces deux artistes attisait la curiosité (« Grand Valis » de Carvalhais avait écopé d’un CHOC dans nos pages), on ne perd pas forcément au change. En effet, Barradas est rompu à l’exercice, ayant récemment publié un « Solo II – Live at Festival d’Aix-en-provence ». Le set est plus diversifié que ce que l’on entend sur l’album. Il est fait des usages distincts de trois accordéons. Des sons féériques de xylophone et clochettes émanent du premier instrument utilisé, sans surprendre votre rapporteur qui avait découvert le musicien à Funchal en 2019, dans un projet plus grand public mais déjà avec l’accordéon MIDI. Dans l’auditorium, on aperçoit l’équipement, un laptop d’où le musicien tire ses effets. L’accordéon est alors tout à fait refermé, et des sonorités distinctes réparties sur les touches de la main droite et les boutons à gauche. La deuxième pièce modifie le cap : secousses dans les graves, effets stéréo marqués. En outre, le musicien ne craint pas de frôler le silence. Il est aidé en cela par des spectateurs discrets. Pas d’extrémisme minimaliste, et pas vraiment de jazz non plus, jusqu’aux deux dernières pièces, avec une reprise de Duke Ellington, The single petal of a rose, extraite de « The Queen’s suite » et celle de Solar de Miles Davis et Chuck Wayne, dans une version méconnaissable et pleine d’allant. Un troisième accordéon est apparu pour une plage élégiaque, d’une lenteur consommée et aux développements inattendus. C’est enfin une sonorité de Fender Rhodes qui nous cueille. A l’instar d’un Keith Jarrett, Barradas fait montre d’un sens très sûr de la tension, du timing et de la narration. De bonnes idées et les moyens de les accomplir : que demander de mieux ?

The Selva

Gonçalo Almeida (b, élec), Nuno Morão (dm, perc) et Ricardo Jacinto (cello, élec)

Gonçalo Almeida, résident des Pays-Bas, est partout. A Moers avec The Hydra Ensemble (quartette à trois instruments à cordes et électronique non sans rapport avec The Selva), bientôt à Jazz em Agosto dans le trio Attic, et à Causa Efeito dans deux formations : ce trio déjà auteur de quatre albums, et dans le trio+1 de Luis Vicente avec Tony Malaby. L’association du violoncelle et de la contrebasse n’a plus à faire ses preuves. Ambiance ténébreuse et immersive à l’entrée de ce set en forme de suite, la majesté des cordes et la solennité initiale des percussions accrochant notre attention comme au début d’une tragédie de Shakespeare. La suite nous entraîne de psychédélisme modal en post-rock hypnotique, l’électronique associée aux cordes produisant des modulations et granulations saisissantes. Une pièce très rythmique, entre funky et krautrock, ouvre une autre fenêtre d’expression. Des parties entièrement percussives nous plongent dans une atmosphère tribale, dans quelque traversée d’une jungle étouffante et bruissant de dangers. Dans la foulée de leur récent album « Camara-Girafao », une performance très réussie, les musiciens à peine visibles parmi des fumigènes et éclairages bleutés.

Susana Santos Silva & Carlos Bica

Susana Santos Silva (tp), Carlos Bica (b)

Passionnante rencontre inédite, à l’initiative de Pedro Costa qui abrite les deux artistes dans leurs aventures respectives, entre un bassiste représentant d’une certaine tradition (du jazz moderne, il maintient depuis plus de vingt ans le trio Azul avec Frank Möbus et Jim Black) et une trompettiste engagée dans la free music (selon la définition qu’en donne Joe Morris, un horizon vers lequel tendre, toujours repoussé), et des contextes jusqu’au-boutistes, à l’instar d’un Peter Evans. Des partenariats récents l’ont vue se produire aux côtés de Fred Frith et Anthony Braxton. Elle demeure une virtuose sur l’instrument. Avec dans nos contrées, un séjour dans l’ONJ, où on l’imagine plus contrainte dans son expression. Cette rencontre se situe à mi-chemin, résultant en un concert idéal. Sans faire l’impasse sur ses techniques étendues, utilisées avec parcimonie et sans systématismes, timbres et reliefs zigzagants propres à l’improvisation (non-idiomatique, multi-idiomatique, non binaire ?), la trompettiste ne rechigne pas à arpenter ici un terrain horizontal et mélodique, où l’on entend mieux qu’en d’autres environnements la clarté ineffable de sa sonorité et la maîtrise de ses phrasés. A la fois assertive et aérienne, chacune de ses inflexions s’associent avec fluidité aux intonations imposantes et terrestres de Bica. L’idée d’associer ces deux artistes, issus de scènes et générations distinctes, fonctionne à plein.

Move

Yedo Gibson (ts, ss), Felipe Zenicola (elb), João Valinho (dm)

On retrouve la tornade Yedo Gibson entendu dans le tentet de Luis Lopes – et par ailleurs dans Naked Wolf. Le set se tient en plein air, au point le plus haut de l’université, située sur une colline surplombant la ville. La dédicace à Peter Brötzmann n’est pas juste une pensée pour le saxophoniste récemment disparu, mais une influence tangible et pleinement intégrée à l’esthétique du trio brésilien-portugais. De fait, l’instrumentation est la même que celle du trio Full Blast de Brötzmann, qui voyait l’Allemand enouer avec la basse électrique vingt-cinq ans après les exploits du quartet infernal Last Exit, qui fusionnait de manière convaincante l’impro free avec l’énergie brute du rock, voire du punk nihiliste. Plein de ressources, Gibson infuse la musique épileptique du trio d’une grande variété d’idées et propositions. Valinho rejoint la famille des batteurs à la fois véhéments et sensibles, à l’instar d’un Paal Nilssen-Love ou d’un Chris Corsano.

JOUR 4

One Small Step

Janne Eraker (claquettes), Roger Arntzen (b), Vegar Vårdal (vln, voc)

Le rythme s’intensifie encore avec cinq prestations pour la dernière soirée. Après un concert pédagogique du quintet d’Isabel Rato dans l’après-midi, la programmation « adulte » reprend avec un étonnant trio norvégien.

Des enfants sont restés, qui écoutent et regardent avec une attention soutenue. Il est vrai qu’outre la musique, le trio offre une dimension spectaculaire, et accessible, d’abord par la présence d’une danseuse / joueuse de claquettes et, à défaut d’un meilleur terme, conceptrice de bruitages en direct. Juchée sur une petite estrade, elle sautille, forme des cercles du pied sur du sable, se livre à des clapotis rythmiques dans un bac à eau ou fait éclater sous ses orteils du papier à bulles, sans que cela se détache de ce qui se déroule musicalement, en faisant au contraire intégralement partie. Le jeu et l’attitude peu conventionnels de ses camarades n’est pas en reste. On note ainsi l’imbrication entre telle partie de claquettes et la walking bass de Roger Arntzen, ou des grincements du violon relayant ceux initiés par la performeuse avec ses outils. Tout concourt à des motifs compulsifs, circulaires, excentriques… Contrebasse et violon Hardanger sont préparés (pinces à linge sur la basse) et de façon générale utilisés de manière peu orthodoxe, comme instruments de percussion (violon tenu droit, cordes face au public, le bois martelé par les doigts ou l’archet). Vegar Vårdal s’affirme au gré du set, prend une place centrale, se fait vocaliste (grognements, chuchotements et proférations), développe un jeu théâtral, se met à danser, tournoyer et glisser sur la scène. Le trio a le sens de l’humour, mais évite l’excès et parvient à maintenir le délicat équilibre entre performance scénique et musicalité, sans abuser de la première dimension au détriment de la seconde. Equilibre qui ne tient qu’à un fil. L’impro sui generis et anticonformiste se porte bien, en plus de confirmer un inattendu retour des claquettes sur la scène des musiques créatives, ainsi qu’un récent spectacle multimédia de Julien Desprez en atteste.

Margaux Oswald & Jesper Zeuthen duo

Margaux Oswald (p), Jesper Zeuthen (as)

L’album « Magnetite », publié ce mois-ci, est également enregistré en concert. La pianiste suisse et le saxophoniste danois sont une totale découverte, sur disque comme sur scène. La première est active depuis une paire d’années seulement, tandis que son partenaire l’est depuis beaucoup plus longtemps, dans une relative discrétion. Duo paritaire et association étonnante de deux styles aussi marqués que distincts. Leur musique en commun se mérite, ne se donne pas facilement. Oswald étend les bras pour de grandes embardées dans les parties hautes et basses du clavier, avec une approche percussive, un engagement physique ne pouvant que rappeler les danses et transes d’un Cecil Taylor, passant comme lui en un clin d’œil de la plus grande délicatesse à un déchaînement torrentiel de clusters orageux. L’alto est droit comme un I, immobile, érigeant avec autorité des lignes anguleuses, ciselées, dans un couloir plus étroit. C’est un alliage, non pas des contraires, mais de fortes singularités. Avec en partage une grande intensité du discours, expansive pour l’une, plus intériorisée pour l’autre. Comme avec le concert suivant, la frontière entre free jazz et improvisation libre n’est pas strictement tracée. La musique nous a semblé largement idiomatique, avec peu de contournements des notes, mais néanmoins très libre. Deux découvertes d’un coup, une musique de prime abord ardue mais finalement gratifiante, et qui ne pouvait émaner que de ces deux artistes.

Sophie Agnel/John Edwards/Steve Noble

Sophie Agnel (p), John Edwards (b), Steve Noble (dm)

Le piano trio comme vous ne l’avez jamais entendu. Votre rapporteur connaît Sophie Agnel pour ses collaborations avec Daunik Lazro, en duo (« Marguerite d’or pâle » capté live à Moscou), trio (« Gargorium » en LP chez Fou Records, avec Olivier Benoît) ou dans le Quartet un peu Tendre de Kristoff K. Roll. Elle se produisait il y a peu au théâtre Garonne au sein d’une formation à six pianos. Plus récemment encore, elle a tourné aux Etats-Unis via le projet transatlantique The Bridge. A Lisbonne, avec un légendaire tandem britannique fréquenté depuis au moins dix ans (« Météo » date de 2013), elle propose un free jazz échafaudé dans l’instant, tranchant et décidé. Jeu ultra-rapide sur le clavier, slaps à la basse acoustique, bûche posée sur la batterie, piano préparé en direct, agilité et puissance, tous les moyens sont bons pour faire circuler l’énergie, dans une émulation palpable. La fièvre retombe en de rares instants, qui font d’autant mieux ressortir l’intensité sidérante qui préside à la majeure partie du set. Les solos sont remplacés par un travail collectif sur le choc, la matière, pour une sculpture musicale à six mains. Les sons prennent une forme solide et l’on s’enfonce dans son fauteuil de peur qu’un éclat nous atteigne. La musique est tendue mais pas ténébreuse ; plutôt vivifiante et apte à réveiller les esprits. Un de ces sets qui vous attrapent par le col dès l’abord, vous ébranlent et ne vous relâchent qu’une fois arrivés au terme du tumultueux voyage. L’un des points culminants du festival.

Bonus non-festival gig !

L’avant-veille, les plus aventureux et couche-tard parmi les reporters, c’est-à-dire tous, se sont rendus, hors-cadre du festival, au club ZDB, pour le deuxième set d’un quartet inédit composé du saxophoniste Rodrigo Amado (fier représentant du free jazz au Portugal, que l’on retrouvera bientôt à Jazz em Agosto avec son Attic trio), du saxophoniste américain Tony Malaby, du contrebassiste américain Michael Formanek et du batteur João Lencastre, lui aussi incontournable de la scène nationale et qui présentera également une formation au Gulbenkian pour la deuxième année consécutive. Cette rencontre produit des étincelles, les soufflants herculéens échangeant des idées ou renchérissant sur celles de l’autre, avec une appréciation mutuelle. Pas intimidé, Amado déploie un jeu relevé. Formanek fournit un soutien zélé, et Lencastre se montre initialement discret dans le spectre sonore via l’emploi de balais, son jeu prolixe ne se dressant pas sur le chemin des saxos. L’auditoire en est pour une superbe tranche de jazz sans œillères ni frontières.

Luís Vicente trio + Tony Malaby

Luís Vicente (tp), Tony Malaby (ts, ss), Gonçalo Almeida (b), Pedro Melo Alves (dm, perc)

Cette parenthèse fermée, revenons à l’université. Nous y retrouvons Tony Malaby, joignant son éloquence à celle du trio du trompettiste Luis Vicente, l’un des musiciens portugais les plus présents sur les scènes européennes et même françaises. Dans la période récente il a fait vivre deux belles formations avec les bassistes William Parker puis Luke Stewart. Les thèmes composés par Vicente servent de rampes de lancement, points de repères et préludes à un abattage sans entraves de chaque membre, vents en tête. Malaby est un jazzman d’une véritable originalité, que l’on ne saurait rattacher à un courant en particulier mais qui a joué avec tout le monde, de Carla Bley à Wadada Leo Smith, le plus souvent en acoustique. Un pied dans le jazz structuré, l’autre dans l’épanchement libertaire : cet entre-deux leur sied à merveille. L’incendie est attisé par Gonçalo Almeida et Pedro Melo Alves. Une conclusion du meilleur tonneau par ces dignes héritiers du free, entre Ornette Coleman et fire music.

Une première édition réussie, par la sincérité artistique, la singularité farouche et la qualité (du très bon à l’exceptionnel) des musiques proposées, l’accueil et la bonne humeur des participants. Un aperçu représentatif et cohérent des artistes du label. Il y avait un festival indispensable à Lisbonne : Jazz em Agosto. Il faut maintenant compter avec un autre, au début de l’été : Causa Efeito, qui met les projecteurs sur la riche scène portugaise, scrute le présent et l’avenir du jazz. On lui souhaite longue vie. DC

Photos : Nuno Martins